— Drôle d’idée, d’ailleurs ! Une collection ne se divise pas. Ou alors au feu des enchères. La plupart du temps, tous les héritiers veulent la totalité. Mais ça, nous le savons tous les deux... et si j’étais vous, j’irais lui porter son chocolat ! Il refroidit tandis que nous papotons !

— La sagesse parle par votre bouche, sourit Lisa en reprenant son ascension. Quelle histoire en tout cas !

C’était le moins que l’on puisse dire ! Parti quatre jours plus tôt pour le Kent – et en urgence ! –, Aldo qui se sentait déjà patraque avait choisi l’avion, moyen de locomotion qu’il détestait, pour le mener à Londres, puis une voiture de louage pour se rendre au château du vieux seigneur, attiré aussi bien par le respect amical qu’il lui portait que par l’envie de plonger un moment dans l’une des plus belles collections du monde tant qu’elle était encore visible – et entière. Dieu seul savait quand ce serait encore possible après le décès du patriarche !

Il s’était donc envolé avec une certaine allégresse en dépit d’un début de bronchite. C’était toujours un plaisir pour lui de se rendre chez Allerton, parce que tous deux possédaient l’amour des belles pierres chargées d’histoire. Il s’agissait davantage pour Aldo d’un moment de pur bonheur que d’une visite commerciale.

Or, il était rentré le surlendemain, soufflant le feu par les naseaux et deux fois plus malade qu’à son départ : il régnait sur l’Angleterre une température polaire qui s’était opposée fermement au fonctionnement harmonieux de ses bronches. En outre, lord Allerton n’était pas au logis pour la bonne raison que, en réalité, ne l’ayant jamais appelé, il ne l’attendait pas !

Pire encore ! Ne sachant pas quand son maître rentrerait, Sedwick, le majordome, ne lui avait pas proposé de l’attendre. Aldo, d’ailleurs, n’aurait jamais accepté, préférant de beaucoup être malade dans ses propres draps que dans ceux d’un client doublé d’un ami.

Il était donc remonté dans sa voiture de louage pour regagner Londres et l’aéroport d’Heathrow, où il avait loué un avion pour Paris, malgré sa phobie des voyages aériens. Arrivé au Bourget, il y avait un départ pour Milan où il prit un train pour Venise ! C’est alors que le mauvais destin contrariant l’avait achevé : l’aqua alta menaçait d’envahir la cité des Doges !

Normalement, Aldo n’y voyait d’autre inconvénient que le départ précipité de Lisa, de ses trois enfants et de leur « maison privée » en direction de l’Autriche et du château grand-maternel de Rudolfskrone afin d’être sûre de les garder au sec. C’était même devenu un rite !

Tous les ans, à de très rares exceptions près, et à date plus ou moins fixe, l’Adriatique envahissait Venise, trempant les accès aux habitations et obligeant la municipalité à équiper les rues et surtout les larges espaces vides, comme la place Saint-Marc, de tout un réseau de hauts trottoirs en bois auxquels les Vénitiens habitués ne faisaient même plus attention, sa flotte de vaporetti et de motoscaffi, de barges, de gros transports et ses gondoles se révélant largement suffisante pour leur assurer une vie quotidienne normale. Mais, depuis que ses enfants étaient en âge de se déplacer tout seuls, Lisa, connaissant leur potentiel inventif lorsqu’il s’agissait de faire des bêtises, jugeait plus prudent de les confier au château de sa grand-mère où l’eau se changeait en neige bien blanche et ne risquait pas de vous noyer.

Cette fois, cependant, elle avait pris de l’avance sur la marée à cause de la bronchite conjugale. En bonne Suissesse, ennemie jurée de toute espèce de microbes, bacilles et autres bactéries, Lisa avait déjà expédié ses trois lurons vers les cimes enneigées du Salzkammergut et le château alpestre de « Grand-Mère » qui était bien le terrain de jeu le plus passionnant qui soit. Bien qu’à leur avis le palais paternel posé sur l’eau eût présenté quelques avantages si l’on ne les y surveillait pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aussi Aldo put-il jouir d’une paix divine durant les heures qui suivirent son retour d’Angleterre, livré aux mains tendres de sa belle épouse... et au problème que posait pour lui la disparition soudaine de lord Allerton. Celui-ci étant l’un des plus sérieux parmi ses clients, Aldo n’arrivait pas à croire à une mauvaise plaisanterie, ledit Allerton ne plaisantant jamais.

Eût-il été alors dans un état normal qu’il se fût livré aussitôt à une enquête, quitte à suivre la piste jusqu’au bout, mais il se sentait même incapable d’aligner deux idées à la suite, sa « vive » intelligence n’étant hantée que par l’envie de revoir Venise et, si possible, depuis son lit ! Même la pensée d’une escale rue Alfred-de-Vigny ne l’avait qu’effleuré : on ne débarque pas chez une tante aussi chère – et aussi âgée ! – que la marquise de Sommières, transformé en bouillon de culture ! Son « héroïsme » recevait à présent sa récompense... Malheureusement, cet état de grâce ne dura pas. À peine nanti de son plateau, il vola en éclats quand Guy se précipita dans sa chambre :

— Lady Ribblesdale-Astor est en bas, Aldo !

Occupé à tremper un morceau croustillant de croissant dans sa tasse de chocolat aussi moelleux que parfumé, Aldo lui jeta un regard noir :

— Et vous ne lui avez pas dit que j’étais à l’agonie et qu’en conséquence je ne reçois pas ? Vous me surprenez !

— Bien sûr que si ! Mais elle m’a répondu que cela n’en rendait cette entrevue que plus urgente !

— Toujours, avec elle ! Cette femme est bourrée d’idées tordues jusqu’aux ouïes. Demandez donc à Lisa de s’en occuper !

— Ce serait déjà fait mais votre épouse vient de partir chez son coiffeur !

— Dans ce cas, priez Mme Ribblesdale-Astor de vous confier son problème, sans oublier de préciser que vous êtes mon fondé de pouvoir et que vos décisions sont aussi les miennes !

— Je l’en ai informée mais il paraît que c’est trop grave... surtout pour vous, d’ailleurs ! Elle ajoute qu’elle ne repartira pas sans vous avoir vu ! Là-dessus, elle s’est installée dans votre cabinet de travail en déclarant qu’elle n’en bougerait pas avant de vous avoir rencontré. Et elle semble très déterminée !

— Oh, je vois : « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » Encore une qui se prend pour Mirabeau !

— Elle n’a rien dit de semblable. Seulement : « Une promesse est une promesse ! »

— Cela, je m’en doutais déjà, et, dans un sens, elle a raison : je lui ai promis de lui fournir un diamant en échange du mauvais pas dont elle m’a tiré à Pontarlier et, si je ne me suis pas précipité, c’est que je pense tout simplement convaincre mon beau-père de me revendre le « Miroir du Portugal », sans trop de difficultés puisque c’est moi qui le lui ai vendu et que, s’il ne change pas d’avis, je suis son légataire... Donc rassurez-la et dites-lui que je lui téléphonerai dès que je l’aurai...

Un peu réconforté, Guy disparut... mais ce fut pour reparaître trois minutes plus tard :

— Je suis désolé, cette dame insiste et...

Il n’eut pas le loisir d’achever sa phrase. Elle était là ! Vêtue en toute simplicité d’un fabuleux manteau de vison sable sur une robe de velours à la teinte assortie, coiffée d’une toque à la russe épinglée d’une rose en perles fines, sac et chaussures de lézard, la redoutable Ava semblait prête pour une réception d’ambassade ou un mariage dans la haute société plutôt que pour courir les rues de Venise un matin d’hiver. En même temps, elle entamait un discours aux termes duquel le monde menaçait de s’écrouler si son « petit prince » ne se rendait sur l’heure à ses exigences. Restait à savoir lesquelles. Ce dont Aldo, aux prises avec une migraine naissante, s’enquit sans plus tarder :

— J’aimerais que vous éclairiez ma lanterne, lady Ava. Que venez-vous chercher ici ?

— Mon diamant, bien sûr !

— Votre diamant ? Écoutez ! Il y a tout juste un mois que je vous en ai promis un et j’ai pour habitude de tenir mes promesses, mais il faut tout de même que vous me laissiez le temps de me retourner.

— Mais justement vous vous êtes retourné : où étiez-vous donc avant-hier ?

— Je pourrais vous répondre que cela ne vous regarde pas, mais comme je tiens à rester courtois, je veux bien vous répondre : j’étais en Angleterre. Satisfaite ?

— Pour le moment, oui. Voyons si cela va continuer. J’espérais que nous aurions le temps de faire tranquillement nos affaires, mais dans l’état actuel des choses je crois que le mieux est que vous me le remettiez tout de suite. Je paie et je disparais...

— Vous payez quoi ? demanda Aldo dont la migraine s’intensifiait.

— Je répète : le diamant ! Je suis accourue dès que j’ai su la nouvelle. Et d’abord, sachez que je vous suis infiniment reconnaissante ! Évidemment, je ne vais pas pouvoir le porter pendant un moment, mais au moins je l’aurai avec moi et je pourrai le contempler tout à mon aise.

— Enfin, sacrebleu, de quel diamant parlez-vous ? Je ne me suis pas rendu en Angleterre pour acheter quelque pierre que ce soit...

L’ex-Ava Astor lui offrit son plus éclatant sourire :

— Allons, ne faites pas l’enfant ! Pas avec moi, puisque dans cette affaire nous sommes associés. Vous me dites ce que je vous dois, je vous signe un chèque et...

— Pour l’amour de Dieu, dites-moi que je ne suis pas en train de devenir fou ! Et commencez par préciser de quel diamant vous me rebattez les oreilles ?

— Cette bronchite ou je ne sais quel gros rhume vous affecte vraiment beaucoup ! soupira-t-elle, compatissante. Mais le Sancy ! Le précieux trésor de cette dinde de Nancy Astor, ma cousine par alliance ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je vous suis reconnaissante ! Et aller le piquer sous son nez, c’est encore plus magnifique !