— Où est-elle ? demanda Tournemine sans élever la voix.
— En lieu sûr, n’ayez aucune crainte…
— C’est la réponse classique lorsqu’on ne veut rien dire. Seulement ce n’est pas d’une réponse classique que je peux me satisfaire, c’est d’une réponse… géographique. Alors, je répète : où est-elle ? En quel lieu, quelle ville, quelle rue ?…
— D’honneur je n’en sais rien. Et le saurais-je que je n’aurais pas le droit de vous le dire.
— Et si j’avais le mauvais goût d’insister ?
— Cela ne servirait à rien, bredouilla Modène qui se voyait coincé entre les six pieds de muscles du chevalier et la silhouette de pierre brune de l’Indien. Monseigneur de Provence vous connaît trop pour m’avoir confié l’endroit où il assure la protection de Mme de Tournemine. Tout ce que je peux vous dire c’est quelle se trouve dans l’un des châteaux de Monsieur, qu’elle y est traitée le mieux du monde et que sa santé est parfaite.
— Comment a-t-elle pu retomber aux mains de cet homme après tout ce que je lui en ai dit, tout ce qu’elle a pu voir, entendre, savoir ?
— Chevalier ! s’écria le comte scandalisé. Vous vous exprimez sur le compte d’un fils de France en des termes…
— Qui ne traduisent pas le dixième de ma pensée. Qui donc, en France, ignore encore que Monsieur ne poursuit qu’un seul but : coiffer la couronne du roi son frère. Voilà pourquoi moi qui aime le roi, moi dont la vie lui appartient, je hais Monsieur de toutes mes forces et le méprise en proportion.
Modène, qui reprenait graduellement confiance, retourna s’asseoir sur sa chaise, défroissa ses habits dérangés par l’attaque du prisonnier puis, tirant de sa poche une petite boîte d’ivoire incrusté d’argent, y prit une pincée de tabac qu’il aspira avec délices.
— Loin de moi la pensée de vous reprocher votre dévouement à Sa Majesté, dit-il calmement. Il est normal que la vie d’un garde du corps lui appartienne… mais vous devriez songer qu’actuellement, c’est à Monseigneur de Provence qu’appartient celle de votre jeune épouse.
Le premier mouvement de Gilles fut de se jeter de nouveau sur l’astrologue mais, comprenant qu’une nouvelle violence ne servirait à rien, il se contint au prix d’un effort qui fit perler la sueur à ses tempes.
— Sa vie ? dit-il d’une voix blanche. Ce misérable n’oserait tout de même pas, lui un fils de France comme vous le proclamiez si hautement il y a un instant, s’en prendre à la vie d’une innocente jeune femme ?
— Vous pensez bien que Son Altesse ne le ferait qu’avec un vrai chagrin, d’autant que ce serait trahir les lois de l’hospitalité. Elle aime beaucoup celle que nous appelions Mlle Julie et, quand cette pauvre enfant désemparée est venue chercher refuge à Montreuil…
— Elle, chercher refuge à Montreuil ? Je ne croirai jamais cela !
— Il faut le croire pourtant. Lorsqu’elle s’est enfuie de chez vous, là où vous l’aviez abandonnée pour rejoindre la reine, Mme de Tournemine, affolée, ne sachant où aller, s’est souvenue de l’extrême bonté que lui avait toujours montrée Madame, et aussi de sa maison de campagne de Montreuil. Elle y est venue tout naturellement…
— Et, tout naturellement aussi, votre noble maître l’a fait transporter aussitôt dans l’un de ses nombreux domaines ? Le grand prince, le bon prince que voilà !… Tenez, comte, finissons-en ! Vous avez une vilaine commission à me délivrer et voilà une heure que vous tournez autour. Que voulez-vous ?
— Ce que le cardinal vous a remis après son arrestation, un… sachet de soie rouge brodé à ses armes qu’il portait sous sa chemise, accroché à une chaîne d’or. Inutile de nier plus longtemps : vous voyez que nous sommes bien renseignés.
— En effet. Malheureusement pour vous, ce sachet je ne l’ai plus. Son Éminence m’avait demandé de le brûler et c’est…
Avec un énorme soupir et une petite grimace de souffrance, Modène se leva.
— Et c’est exactement ce que je m’attendais à entendre. Vous me prenez pour un sot, monsieur, et vous jouez sur les mots. Que vous ayez brûlé le sachet, je n’en doute pas. Mais… ce qu’il contenait ? La lettre… et le portrait ?
Ainsi, il savait cela aussi ? S’il n’avait si bien connu Provence et ses roueries infernales, Gilles eût peut-être pensé que son émissaire était le Diable en personne et, en bon Breton ami du fantastique, il se retint de justesse de se signer. Car, en vérité, Modène parlait de ce qui s’était passé dans la chambre du Grand Aumônier de France comme s’il avait assisté personnellement à la scène. Or, Tournemine était bien certain qu’à cet instant précis, le Cardinal et lui étaient bien seuls, autrement celui-ci n’eût pas agi comme il l’avait fait.
Mais, apparemment, les murs de Versailles possédaient plus d’yeux et d’oreilles qu’on n’en pouvait imaginer et Tournemine se promit, si Dieu lui accordait de quitter sa prison vivant et – Sa Bonté étant sans limites – de reprendre sa place auprès du roi, d’élucider ce problème et d’aller consulter l’architecte des Bâtiments royaux. Il se souvenait, en effet, avoir entendu, un soir, son ami Winkleried lui parler, après boire, des couloirs secrets, passages invisibles et escaliers dérobés qui, selon son expérience de garde suisse particulièrement curieux, creusaient les murs fastueux du palais qu’il comparait prosaïquement à un fromage de Gruyère.
Gardant pour lui ses réflexions, Gilles se contenta de déclarer paisiblement :
— En admettant que vous ayez raison – je dis bien : en admettant – voulez-vous me dire en quoi les affaires de famille du Grand Aumônier de France peuvent intéresser Monsieur ?
— Quand elles peuvent perdre la reine de France, les affaires « de famille » du Grand Aumônier sont d’un très vif intérêt pour son beau-frère…
— Surtout quand ce beau-frère affectueux n’a d’autre rêve que de subtiliser la couronne de son aîné pour en coiffer sa propre tête, fit Gilles en éclatant de rire. Savez-vous, mon cher monsieur, que vous êtes impayable avec vos histoires à dormir debout ? Quoi qu’il en soit, vous avez perdu votre temps et usé vos pauvres jambes inutilement : je ne possède rien de ce que vous cherchez. Sur l’honneur !
— Je n’en crois rien…
Cette fois, Gilles cessa de rire. Son poing partit comme une catapulte mais manqua la figure du comte qui, avec une souplesse inattendue chez un rhumatisant, l’avait évité et filait vers la porte sur laquelle il se mit à tambouriner, appelant le geôlier d’une voix de fausset. Instantanément, la porte s’ouvrit. Modène alors se retourna.
— Inutile de monter sur vos grands chevaux, monsieur de Tournemine. Je suis seulement venu vous dire ceci : ou bien vous me remettez ce que je vous ai demandé à ma prochaine visite qui aura lieu… disons dans trois jours ? C’est un honnête laps de temps pour réfléchir, n’est-ce pas ? – J’ajoute que j’entends par remettre, me donner les moyens d’entrer en possession de ces objets car je suppose bien que vous ne les avez pas ici…
— Ni ici, ni ailleurs.
— Inutile de chercher à me convaincre : nous sommes bien renseignés. Ou bien, donc vous ferez ce que l’on vous demande, ou bien…
— Ou bien ? fit Gilles avec hauteur.
— Vous ne reverrez jamais, tout au moins en ce bas monde, la dame qui vous tient si fort à cœur. J’en sais qui y veilleront.
La gorge du jeune homme se sécha d’un seul coup tandis qu’une fine sueur perlait à son front. Il mourait d’envie à présent d’aplatir ce visage ironique et doucereux, de nouer ses mains autour de cette gorge emmaillotée de dentelles mousseuses et de serrer, de serrer… Jamais encore il ne s’était imposé contrainte aussi violente… Tout son corps en tremblait ! Chargeant sa voix de tout le mépris qu’il put rassembler, il laissa tomber :
— Votre maître qui se dit descendant de Saint Louis mais qui n’est sans doute qu’un bâtard de laquais car il ne peut pas être le frère de mon roi, oserait-il s’en prendre à l’innocente venue chercher refuge sous son toit ? De quelle boue est-il donc fait ?
Rassuré par la présence du geôlier qui, debout auprès de la porte, ses clefs à la main, ne s’en différenciait guère tant il était immobile et impersonnel, Modène s’offrit le luxe d’un sourire plein d’impertinence.
— Vos injures ne peuvent l’atteindre : je ne les entends pas. Elles traduisent seulement votre impuissance à me convaincre. Naturellement mon maître ne saurait se livrer à si triste besogne car son cœur est bon et son âme sensible. Mais j’en sais plus d’un… ou plus d’une qui n’auraient pas de ces délicatesses et qui se chargeraient volontiers d’une telle besogne. Entre autres certaine dame blonde qui a réclamé la faveur de veiller personnellement sur un si précieux otage… Une dame que Monseigneur aime beaucoup…
Cette fois Gilles se sentit frémir. La Balbi ! C’était à elle, la maîtresse de Provence, à cette femme perdue de débauche et qui le haïssait parce qu’il l’avait rejetée, que l’on avait confié Judith, sa fragile, sa farouche… Quelles infâmes confidences Mme de Balbi allait-elle faire à cette jeune femme dont elle avait blessé si cruellement le cœur en détruisant son mariage, au soir même de ses noces et à la veille de son départ pour les jeunes États-Unis ? Allons, le piège était bien monté et digne en tout point de son auteur…
Envahi d’un immense dégoût, il tourna la tête pour ne plus voir l’expression de joie cruelle de ce visage encore inconnu une heure plus tôt et qu’en si peu d’instants il avait appris à haïr. Par-dessus les flammes des bougies, son regard rencontra celui de Pongo. Les yeux sombres de l’Indien, presque toujours si curieusement inexpressifs, brûlaient comme des chandelles. Gilles y lut une colère égale à la sienne mais, aussi, un avertissement, une mise en garde et il comprit que son fidèle serviteur craignait qu’il ne se livrât à quelque geste irréparable.
"Le Trésor" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le Trésor". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le Trésor" друзьям в соцсетях.