Comme le prisonnier, dont la puissante silhouette se dressait entre lui et la fenêtre, ne faisait pas mine de s’apercevoir de sa présence, le visiteur éloigna le geôlier d’un sec claquement de doigts puis, glissant un regard curieux sur Pongo momentanément changé en sa propre statue, il articula :

— Puis-je avoir, monsieur, l’avantage d’un moment d’entretien avec vous ?

Au son de cette voix, ensoleillée d’un soupçon d’accent provençal incomplètement maîtrisé, Tournemine fit volte-face.

— Je vous demande excuses, monsieur, dit-il tandis que ses yeux froids analysaient rapidement cette figure inconnue. Je ne savais pas que j’avais un visiteur et je croyais seulement au retour du gardien venu desservir.

— Il n’est pas besoin d’excuses puisque je ne me suis pas fait annoncer. Mais… vous avez là un bien curieux domestique, ajouta le nouveau venu en se tournant à demi vers Pongo qui, debout, bras croisés, au pied du lit de son maître, n’avait toujours pas bougé un cil.

— Ce n’est pas un domestique, coupa Gilles sèchement. C’est un guerrier iroquois et il est à la fois mon écuyer… et mon ami.

— Ami ? Un grand mot… un beau titre !

— Amplement mérité, croyez-le. Je lui dois la vie… entre autres choses.

— Eh bien… disons que vous avez de la chance de posséder une telle rareté. On doit vous l’envier et je gage que l’on vous a plus d’une fois offert de l’acheter.

— En effet. J’ai déjà eu le regret de refuser à Monseigneur le duc de Chartres et à M. de La Fayette, qui ont fort bien compris l’un et l’autre qu’un ami ne saurait se vendre. Mais je suppose, monsieur, que vous ne vous êtes pas donné la peine de monter jusqu’ici pour me parler de mon écuyer ?

L’inconnu sourit sans répondre, fit quelques pas dans la pièce puis, désignant l’une des deux chaises :

— Puis-je m’asseoir ? Mes jambes n’ont plus l’âge des vôtres, chevalier, et votre logis, s’il est plus près du Ciel que ceux du commun des mortels, n’en est pas moins d’un accès pénible.

— Je vous en aurais déjà prié, monsieur, si vous aviez bien voulu prendre la peine supplémentaire de m’apprendre votre nom.

— C’est trop juste ! Eh bien, je me nomme François-Charles de Raimond, comte de Modène, gouverneur du palais du Luxembourg… et donc gentilhomme au service de Son Altesse Royale Monsieur, comte de Provence et frère de Sa Majesté le roi.

L’emphase soudaine du ton fit sourire Tournemine. Cet oiseau si superbement paré pensait-il impressionner un garde du roi avec ses titres ronflants ?

— Je sais qui est Monsieur, fit-il avec un rien d’ironie et en se gardant bien d’ajouter quelle opinion peu flatteuse il gardait de l’Altesse Royale en question. Asseyez-vous, comte… et puis apprenez-moi la raison pour laquelle un si haut personnage prend la peine de m’envoyer un émissaire. Car c’est bien ce que vous êtes, n’est-ce pas ?

Tandis que le comte de Modène s’établissait sur sa chaise avec un soupir de soulagement mais en prenant un soin extrême de ne pas froisser son bel habit sur la paille grossière du mobilier carcéral, le chevalier, les yeux soudain rétrécis, l’examinait en détail. Le seul nom de Monsieur avait suffi à le mettre sur ses gardes. Familier du prince, le pompeux gouverneur de sa maison ne pouvait être qu’un ennemi et, avant même qu’il eût énoncé le but de sa visite, le jeune homme devinait qu’il allait lui falloir jouer serré.

— Le titre d’ambassadeur me conviendrait mieux, fit Modène avec une grimace qui pouvait passer pour un sourire, car je n’ai pas seulement un avis à vous donner mais aussi tous pouvoirs pour discuter avec vous des suites que vous verrez à lui donner. Mais asseyez-vous donc, chevalier, nous pourrons causer plus commodément. Et puis vous êtes si grand que vous me donnez le vertige…

— Permettez-moi de n’en rien faire ! Un prisonnier n’a déjà que trop tendance à demeurer assis ou couché.

— Ah ! vous êtes jeune ! soupira Modène. Les maux de l’âge, les affreux rhumatismes ne vous torturent pas encore. Tandis que moi j’en suis envahi. Ainsi…

Peu désireux d’entendre le récit, sûrement fort long, des misères physiques de son visiteur, Gilles jugea prudent d’y couper court aussi poliment que possible.

— En ce cas, dit-il, vous devez avoir grande hâte de retrouver votre logis, votre lit et de ne pas souffrir trop longtemps sur une chaise de prison. Me direz-vous ce qui vous amène ?

Un éclair d’amusement brilla dans les yeux noirs du comte. Un instant, il considéra le chevalier comme s’il venait de découvrir un aspect inattendu de son personnage, sourit puis, doucement, déclara :

— Je suis venu vous faire connaître votre avenir.

— Mon avenir ? Faites-vous profession de dire la bonne aventure ? Êtes-vous sorcier ?

— Sorcier, non. Astrologue, oui. J’étudie les astres, leur course à travers l’infini et surtout leur étrange influence sur le cours capricieux des destinées humaines. Quel jour êtes-vous né, chevalier ?

— Mais… le 26 juillet 1763, jour de la fête de sainte Anne patronne de la Bretagne, répondit le jeune homme légèrement surpris de constater que Modène avait paru prendre sa boutade au sérieux.

— Hum ! Un Lion… du premier décan. Sauriez-vous me dire aussi à quelle heure ?

Gilles haussa les épaules.

— Non, monsieur, je ne saurais vous le dire ! fit-il sèchement.

Qui donc, mon Dieu, se serait étendu avec assez de complaisance sur sa naissance bâtarde pour lui en apprendre l’heure ? Certainement pas une mère qui l’avait pratiquement renié dès son premier vagissement. La vieille Rozenn, sa fidèle nourrice peut-être ?… et encore ! Mais, après tout, de tels détails avaient bien peu d’importance dans la vie d’un homme.

— Cela vous gênera-t-il, ajouta-t-il avec un brin d’insolence, pour me faire connaître mon avenir ainsi que vous l’annonciez il y a un instant ?

— Certainement pas puisqu’il s’agit de l’avenir immédiat. Mais j’avoue que j’aurais aimé en savoir plus sur votre naissance. Vous êtes un personnage intéressant, chevalier, et vous avez très certainement devant vous une longue, une très brillante carrière… dont il serait dommage d’interrompre prématurément le cours.

Puis, changeant brusquement de ton, Modène enchaîna :

— Vous n’ignorez pas pour quelle raison vous vous trouvez actuellement ici, j’imagine ?

Gilles haussa les épaules.

— Je crois me souvenir qu’au moment de mon arrestation, je me suis entendu accusé de « complicité » avec Monseigneur de Rohan tout juste comme si le Grand Aumônier de France n’était rien d’autre qu’un simple chef de bande. Mais comme personne n’est venu me parler de nouveau d’une affaire aussi insensée, j’ai fini par penser que j’avais rêvé.

— Ceci n’est pas un rêve, dit le comte en désignant les barreaux de la fenêtre. Le cardinal est accusé de vol4. En conséquence le mot complicité s’ordonne de lui-même… ni plus ni moins que pour un simple bandit. La simarre, au cours des siècles, en a couvert bien d’autres et je ne sache pas…

Il n’acheva pas. Tournemine, furieux, venait de l’arracher de sa chaise et le maintenait au-dessus du sol à la force des poignets en le secouant comme un sac de son.

— Vous êtes en train de traiter un prince breton de voleur, monsieur l’astrologue ! Si j’avais une épée vous me rendriez raison sur-le-champ, rhumatismes ou pas, au nom de Rohan… et au mien, Gilles de Tournemine que vous traitez de voleur par la même occasion.

— Lâchez-moi !… mais lâchez-moi donc, râla l’autre. Vous m’étranglez.

— Ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Mais puisque vous voulez que je vous lâche, voilà !

Et, ouvrant les mains, le chevalier laissa son visiteur s’écrouler sur le sol, contact un peu rude qui lui arracha une cascade de gémissements.

— Vous devez être fou ! En voilà des manières ! geignit Modène en se relevant péniblement. Personne ne vous a traité de voleur, vous personnellement, jusqu’à présent.

— Expliquez-moi donc alors la signification du mot complicité quand il s’agit d’un homme accusé de vol.

— Il arrive qu’un mot dépasse la pensée. Peut-être aurais-je dû dire collusion… ou entente.

— C’est encore trop !

— Vous êtes impossible ! Quoi qu’il en soit, n’avez-vous pas, alors que le cardinal était déjà en état d’arrestation, reçu de lui quelques objets… une sorte de dépôt mais qui devait être singulièrement précieux si l’on en juge les précautions prises pour vous le remettre…

— Précautions qui, apparemment, n’ont pas servi à grand-chose puisque vous parlez de ce dépôt comme d’une affaire sûre ? Malheureusement pour vous, je n’ai rien reçu… qu’une très paternelle bénédiction.

— Allons donc ! Cela se passait dans l’appartement du Grand Aumônier où vous aviez ordre d’accompagner M. de Rohan pendant qu’il déposerait les ornements et prendrait des vêtements plus convenables pour un séjour à la Bastille. Or, vous avez transgressé vos ordres car vous étiez chargé de la garde du prisonnier… non de l’aider à dissimuler des preuves, peut-être accablantes.

Tournemine enveloppa Modène d’un regard glacé puis, se détournant brusquement, alla se jeter sur son lit.

— Tout à l’heure j’étais un voleur, à présent je suis un traître ! Pongo ! Jette ce monsieur dehors ! Il m’ennuie…

Mais, avant même que l’Iroquois, qui avait quitté instantanément sa rigoureuse immobilité, ait pu se saisir de lui, le visiteur s’écriait :

— Je ne m’attendais guère à vous plaire. Quant à vous ennuyer… Le sort de votre femme n’offre-t-il vraiment aucun intérêt pour vous ?

— Arrête, Pongo !…

Un brusque silence s’abattit, dramatisant la respiration légèrement asthmatique du visiteur. Gilles, qui avait commencé de bourrer sa pipe, suspendit son geste. Son pouce se figea dans le fourneau de terre. Lentement, il se redressa, posa les pieds à terre, déplia sa haute taille. Son regard avait repris possession de Modène et ne le lâchait plus. Et l’homme, sous la claire menace de ces prunelles transparentes, frissonna et parut se recroqueviller.