— Tu es sûr ?
— Très, très sûr ! Et puis, fallait demander ça à Monsieur le Gouverneur quand il vous a reçu à votre arrivée ici. Pas à un pauvre porte-clefs…
— Quand je suis arrivé ?…
Lâchant brusquement l’homme qui vacilla, Tournemine lui tourna le dos et se dirigea vers l’étroite fenêtre, si profondément enfoncée dans son embrasure1 qu’elle ressemblait à l’orifice d’un tunnel, et demeura là un moment, sans rien voir des éclats somptueux dont le soleil couchant illuminait le ciel, perdu de nouveau dans ses pensées et cherchant à rassembler les souvenirs qui le fuyaient.
La disparition de Judith l’avait plongé dans une si profonde souffrance qu’il ne se rappelait rien, ou si peu, de ce qui avait suivi le moment où le lieutenant des gardes de la Prévôté, en lui mettant la main sur l’épaule, s’était assuré de sa personne au nom du roi. Seul l’aimable visage inondé de larmes de l’excellente Mlle Marjon, sa logeuse, flottait sur son départ de Versailles. Ensuite, il y avait un trou noir, l’obscurité cahotante d’une voiture hermétiquement close qui roulait au grand trot et qui conduisait à d’autres ténèbres, trouées de flammes rouges : celles d’un énorme puits de pierre, la cour de la Bastille…
Avait-il vu quelqu’un alors ?… Sa mémoire, toujours si sûre cependant, mit longtemps à lui restituer un visage sanguin sous un chapeau galonné d’or, un sourire aimable sur des dents jaunes, le son d’une voix qui souhaitait une bienvenue ambiguë. Et puis le raclement de pas ferrés sur des marches de pierre, le claquement des verrous, le grincement d’une lourde porte et, pour finir, le vaste désert obscur d’une chambre voûtée fleurant l’abandon et l’humidité que Pongo avait stigmatisée à sa façon.
— Vilain tipi !…
Pourtant, à sa manière silencieuse, l’Indien s’était adapté étonnamment bien à cet état nouveau. Alors que son maître, inerte et indifférent à son sort futur, laissait les jours – combien au juste ? Cent mille… ou quatre ? – couler sur lui sans réussir à penser à autre chose qu’à son bonheur brisé, Pongo, pour sa part, s’efforçait de tirer le meilleur parti possible des ressources de la Bastille.
L’ancien sorcier des Onondagas s’était, en effet, très vite aperçu de l’impression produite sur les geôliers, gens simples et volontiers craintifs, par son aspect sauvage, son crâne rasé, orné d’une longue mèche noire, qu’il se gardait bien à présent de recouvrir pudiquement d’une perruque, et les terrifiantes grimaces qu’il s’entendait si bien à étaler sur un visage déjà peu avantagé sur le rapport de la grâce. Sa voix caverneuse, son langage inhabituel avaient fait le reste et, régnant par la terreur, Pongo avait pu obtenir pour son maître un ameublement à peu près convenable, de la chandelle et même quelques livres auxquels, d’ailleurs, le prisonnier n’avait pas touché.
Veillant sur lui avec la vigilance d’une bonne nourrice, il avait laissé Tournemine remâcher son chagrin autant qu’il l’avait voulu tout au moins jusqu’à ce même jour – qui était le mardi 5 septembre 1785 – où Pongo décida que son maître avait donné suffisamment de temps aux regrets stériles. Et comme, avec un nouveau soupir, le chevalier quittait sa fenêtre pour regagner son lit sans même un regard à l’appétissant repas étalé sur la table, l’Indien vint lui barrer le passage.
— Assez pleuré ! fit-il sévèrement. Toi manger !
— La paix, Pongo ! C’est tout ce que je demande : la paix !
— Paix n’avoir jamais nourri personne et ventre creux mauvais pour esprit du guerrier…
— Guerrier ? Laisse-moi rire ! Qu’est-il devenu le guerrier ? Je suis prisonnier…
— Guerrier prisonnier toujours guerrier quand même ! Jamais perdre courage ou se laisser aller désespoir… comme petit enfant ou comme femme !
Gilles haussa les épaules.
— Si tu espères piquer ma vanité, mon vieux, tu te trompes. Entre un homme et une femme en prison il n’y a guère de différence. Le désespoir est le même…
À cet instant, comme pour lui apporter un démenti une voix de femme se fit entendre par la fenêtre, une voix qui chantait une romance à la mode. Pongo alla jusqu’à la profonde embrasure, tendit l’oreille et sourit découvrant les deux longues incisives qui lui donnaient une si étonnante ressemblance avec un lapin.
— On dirait femme mieux supporter prison que fameux Gerfaut ! fit-il, goguenard.
— Qu’est-ce que cela prouve ? grogna Tournemine. Qu’il y a des femmes qui peuvent s’accoutumer à n’importe quoi. C’est peut-être une folle, d’ailleurs. On dit qu’il y en a ici…
Mais il savait qu’il n’en était rien et même, cette voix, il lui semblait bien la reconnaître pour l’avoir entendue fredonner cette même romance – un air de « Nina ou la Folle d’Amour » – au cours de la soirée de jeux passée rue Neuve-Saint-Gilles et qui s’était si mal terminée pour lui2. Elle ressemblait beaucoup à celle de Mme de La Motte. Et comme celle-ci avait été arrêtée le 18 août, il n’y avait, après tout, rien d’étonnant à entendre sa voix. Par contre, il était surprenant qu’elle eût le cœur à chanter…
Pourtant, à se trouver ainsi tiré de ses idées noires et ramené à la fangeuse histoire qui avait éclaté comme un ouragan sur Versailles et fait arrêter pour vol, comme un simple truand, le cardinal-prince de Rohan, Grand Aumônier de France, Tournemine sentit que le temps des lamentations s’achevait pour lui.
Quittant la chaise sur laquelle il s’était laissé tomber, il dédia un pâle sourire à Pongo.
— Eh bien, grand sorcier, que veux-tu que je fasse ? Quelle médecine m’ordonnes-tu ?
— Pongo l’a dit : toi manger pour retrouver pensées saines et goût du combat.
— Eh bien, mangeons !…
Pour la première fois depuis son arrivée à la Bastille, Gilles prit place à table après avoir fait signe à Pongo de s’installer de l’autre côté. Jusque-là, il s’était contenté de grignoter un morceau de pain avec un peu de vin. Mais à se trouver soudain en face d’une nourriture agréablement parfumée, il sentit se réveiller le bel appétit de son âge, découvrant à la fois qu’il avait très faim et que la cuisine de la vieille forteresse était excellente.
Quand il eut achevé son repas, il en éprouva un bien-être certain qu’il compléta d’une pipe de son excellent tabac de Virginie que Pongo avait eu la précaution d’emporter.
— Tu avais raison, reconnut-il enfin en se renversant sur sa chaise. J’aurais dû t’écouter plus tôt et toi, tu aurais dû me secouer sans attendre aussi longtemps.
Pongo haussa les épaules à son tour.
— Avant n’aurait servi à rien. Pongo compris qu’il était temps quand toi sauter à la gorge du geôlier tout à l’heure… Être bon signe !
— Bien ! Que proposes-tu à présent ?
— Réfléchir !
— Je ne fais que ça !…
— Réfléchir à moyen sortir d’ici ! Pas sur triste condition humaine ! Si toi veux savoir où être passée ta squaw, quitter prison.
En dépit de la douloureuse crispation qu’il ressentait à la moindre évocation de Judith, Tournemine ne put s’empêcher de sourire au pittoresque terme indien. Plût au Ciel que l’orgueilleuse fille du baron de Saint-Mélaine eut la tendre et fière soumission des femmes iroquoises qui savaient appartenir totalement à un homme sans pour autant cesser d’être elles-mêmes. Mais il repoussa vite cette pensée car une image venait de s’imposer sur celle de Judith : celle de Sitapanoki3, la princesse indienne qui lui avait, un moment, inspiré une telle passion qu’il avait été à deux doigts d’oublier son amour et les promesses échangées. Et ce n’était pas le moment de s’attendrir sur les souvenirs d’autrefois, d’un autre temps, d’un autre monde…
Ce n’était d’ailleurs le moment d’aucune sorte d’évocation qui, rappelant les grandes forêts et la fabuleuse nature de l’Amérique, servirait tout juste à rendre plus insupportable encore les murs de la Bastille…
— Sortir d’ici ? soupira-t-il enfin. J’aimerais bien ! Mais je crains que ce ne soit guère possible. J’ai toujours entendu dire qu’on ne s’évadait pas de la Bastille. Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir ouvrir cette porte…
Il s’interrompit. La porte, justement s’ouvrait. Pensant que c’était Guyot, le geôlier qui venait desservir le souper, Tournemine choisit de lui tourner le dos. Mais ce n’était pas Guyot.
Profondément salué par le geôlier resté au-dehors, un homme venait d’apparaître, un homme qui, de toute évidence, n’appartenait pas au personnel de la prison où l’on ne voyait guère que des uniformes ou les souquenilles des gardiens.
Sous un ample manteau noir négligemment rejeté sur l’épaule, le gentilhomme qui venait d’entrer portait un bel habit de cour en soie bleu foncé discrètement orné de broderies d’argent et timbré, à la hauteur du cœur, d’une rutilante croix de Malte. Sur son long gilet gris argent, de même nuance que ses culottes de soie, le ruban bleu de Saint-Louis pendait sous la cravate de dentelle.
Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, de taille moyenne mais de belle allure. Sa tête, coiffée d’une perruque blanche bouclée, affectait un peu la forme d’un pain de sucre. Le nez était mince, droit et court, les sourcils très noirs et bien arqués. Ils soulignaient heureusement des yeux sombres et allongés au point d’évoquer les types orientaux. La bouche, dont le sourire semblait l’expression habituelle, était celle d’un gourmand et, dans l’ensemble, cette physionomie ne manquait pas de charme en dépit de quelques détails qui en corrigeaient désagréablement l’expression.
Ainsi du front fuyant, de l’air de contentement intime étalé comme une crème sur les traits du personnage mêlés à une double nuance de ruse et d’insolence. Mais la peau était soignée, les mains fines et la tenue irréprochable. Littéralement, le nouveau venu était tiré à quatre épingles.
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