Moi, je ne pensais toujours pas, mais je sentais qu’il se passait quelque chose en moi. C’était un peu comme deux rivières qui se rencontrent.
Le bruit de mon sang à mes tempes et le bruit de la pluie tout autour de la maison grandissaient sans arrêt.
Brassac m’a dit :
— Vous ne lisez pas ?… C’est peut-être important.
Sa voix était lointaine. On aurait dit qu’il me parlait depuis l’autre rive d’un torrent.
« Important… important… important… »
Il y avait aussi un écho qui répétait ce mot.
Je ne me rappelle pas du tout ce qui s’est passé en moi. Mais je revois simplement ma main s’avancer très lentement vers la table. Cette main, je la voyais comme si elle avait été à une autre. Mes doigts se sont posés sur l’enveloppe sans que j’aie l’impression de toucher du papier. Ils l’ont fait glisser jusqu’au bord de la table avant de l’empoigner.
Là, j’ai dû hésiter ; puis déchirer l’enveloppe et lire la lettre très vite. C’était d’ailleurs une lettre très courte, Marcel disait qu’il avait besoin de moi et qu’il viendrait me chercher le lendemain.
J’ai regardé autour de moi. La brume était toujours aussi épaisse. Puis, d’un seul coup, elle s’est déchirée avec un bruit qui m’a fait mal. J’ai eu vraiment mal, oui. Et j’ai senti que j’allais pleurer. Alors je me suis laissé tomber sur une chaise, j’ai posé mes coudes sur la table et mis ma tête dans mes mains.
Il y avait des années que je n’avais pas pleuré, mais ça doit être naturel de mettre sa tête dans ses mains quand on pleure. Parce que là, ce n’était pas pour me cacher. Je n’avais pas honte de pleurer. Je ne pouvais pas avoir honte, puisque je ne savais même pas au juste pourquoi je pleurais. J’ai dû pleurer un bon moment, mais, quand j’ai relevé la tête, Marie et Léandre étaient toujours à la même place. Marie se tordait les doigts. Léandre était voûté, comme tiré en bas par ses deux grosses mains qui pendaient le long de son pantalon de velours.
Longtemps j’ai regardé ses mains. Sans savoir pourquoi, mais je les regardais. Jamais je ne les avais trouvées si grosses.
Puis, soudain, tout s’est éclairé. Alors je n’ai pas pu me retenir. Je me suis précipitée vers Léandre. Je l’ai agrippé et je l’ai supplié de ne pas m’abandonner. Je ne savais ni ce que je demandais ni ce que je pouvais attendre de lui. Mais il était fort. Ça se voyait et c’était suffisant.
Je n’ai pas fait attention à ce qu’ils m’ont dit tous les deux, mais leur voix était douce. Ils me parlaient sans me repousser, je n’en demandais pas davantage.
Léandre a lu la lettre de Marcel.
Quand il a eu terminé, j’ai vu ses poings énormes se fermer et je crois bien que c’est eux qui ont fini de me réconforter.
Après un temps, Léandre s’est mis à me parler doucement. Je sentais bien qu’il n’aurait pas agi autrement avec un enfant et je le laissais faire. Je trouvais tout naturel de l’entendre me parler de cette façon. Il m’a expliqué que je devais accepter de revoir Marcel. Moi, j’avais peur. Il devait le sentir car il a ajouté :
— Vous ne risquez rien, je serai là.
En disant ça, il serrait encore ses gros poings.
Et il a dit aussi :
— Vous comprenez, il faut lui dire que vous ne voulez pas retourner. Il faut lui parler vous-même. Comme ça, il laissera tomber. Il n’a aucun droit sur vous. Je lui dirai. Et puis, il le sait bien.
J’avais repris mon sang-froid et je regardais Léandre. Malgré moi je revoyais le Brassac que j’avais rencontré à Lyon, et il me semblait impossible que ce soit le même. Il ne gesticulait pas. Il parlait calmement, comme tout le monde. Et pourtant, rien qu’à le voir, assis devant moi, je me disais « qu’il était fort et que je pouvais avoir confiance en lui.
Pendant qu’il me parlait, Marie avait achevé son repas et dressé le couvert. Nous nous sommes mis à table.
Tout d’abord j’avais du mal à avaler mais bientôt mon appétit est revenu. De nouveau Léandre parlait très fort. Il gesticulait sans cesse et les yeux de Marie suivaient ses gestes. Je voyais bien qu’elle l’admirait.
Moi, ça m’était égal qu’il se remette à faire le cabot. De l’avoir vu, de l’avoir entendu me parler comme il venait de le faire, m’avait suffi. Au contraire, je m’amusais beaucoup à écouter ses histoires invraisemblables.
Comme la pluie continuait, nous sommes restés à la ferme tout l’après-midi. Léandre s’est mis à racler dès manches d’outils, Marie et moi nous égrenions des haricots secs. Les cinq chiens dormaient autour de la cuisinière. De temps en temps, l’un d’eux se levait, allait vers Léandre ou venait poser son museau sur ma cuisse. Rien qu’à sa façon de s’approcher et au poids de sa tête je le reconnaissais. Il n’y avait que Diane et le vieux Dik qui ne venaient pas. Elle, parce qu’elle ne s’est pas encore très bien habituée à moi, et lui parce qu’il est trop vieux et qu’il peut rester un jour complet à dormir sans faire un seul mouvement.
Pourtant, ils étaient tous là. À côté de moi. J’y pensais constamment et je me disais qu’ils étaient là pour me défendre. Que je n’avais à me soucier de rien.
Le soir, nous avons veillé bien plus tard que les autres jours. Personne ne l’a fait remarquer, mais j’ai bien compris que Marie et Léandre voulaient reculer le plus possible le moment de me laisser seule.
Quand nous sommes montés nous coucher, il y avait longtemps que les chiens avaient gratté à la porte pour sortir. Et lorsque Léandre est rentré après être allé les enfermer dans la grange, il nous a dit que le ciel s’éclaircissait, que la pluie ne tombait plus guère et qu’il ferait certainement très beau le lendemain.
8
Une fois seule dans ma chambre je me suis mise à réfléchir et je me suis endormie très tard. C’est sans doute pour ça que, le lendemain matin, Marie a été obligée de venir me réveiller. Elle a ouvert les volets de ma chambre et le soleil est entré jusqu’à mon lit. Marie m’a demandé si je n’étais pas malade. J’ai répondu que non et, qu’au contraire, je me sentais très bien.
C’était vrai. J’étais heureuse simplement de constater que Léandre ne s’était pas trompé en nous annonçant le beau temps. Il me semblait que Léandre ne pouvait pas se tromper. Et je me disais aussi que toute cette lumière d’automne était là pour moi, rien que pour moi.
Avant de quitter ma chambre Marie m’a dit de ne pas trop tarder car « ce Monsieur » pouvait venir d’une minute à l’autre. Elle disait « ce Monsieur » et ça me donnait envie de rire. Je crois qu’elle ne se fait pas une idée très exacte de ce qu’est Marcel pour moi. Elle doit se représenter une espèce de fiancé dont je ne veux plus parce qu’il n’est pas très convenable.
Je me suis levée très vite parce que je commençais à goûter la tiédeur du soleil sur mon lit et que je me méfie de ma paresse.
À la cuisine, mon déjeuner était prêt. J’ai mangé, puis je suis allée dans la cour, où Léandre travaillait. Il avait sorti une masse et quatre coins de fer et il commençait d’aligner par terre les troncs empilés sous l’auvent de la grange. Comme je m’étonnais de ne pas voir les chiens, il m’a expliqué que si l’on voulait s’entretenir convenablement avec Marcel, il valait mieux que rien ne puisse l’impressionner. Et il a ajouté :
— De toute façon, s’il n’est pas seul et qu’ils fassent les méchants, Marie se tiendra prête à ouvrir la grange.
Ensuite, il s’est mis à rire très fort en empoignant le manche de sa masse.
Tout cela, le chantier de fendage, le rire un peu forcé, les chiens que Marie serait prête à lâcher, sentait un peu trop la mise en scène. J’avais pourtant confiance en Brassac. Et puis, tout bien pensé, je n’avais pas à me soucier du procédé ; le principal c’était que Marcel comprenne.
Brassac s’était mis au travail. Il avait une façon de faire tournoyer sa masse qui me rappelait les monteurs des cirques. Pourtant, d’habitude, quand il fendait du bois, il ne devait pas avoir d’autres spectateurs que ses chiens. Après tout, c’était peut-être simplement pour se faire plaisir à lui qu’il étudiait ainsi chacun de ses gestes. Je l’ai observé un bon moment et j’ai été bien obligée de reconnaître qu’il était beau à voir.
Ensuite je suis rentrée dans la cuisine. Marie épluchait les légumes pour la soupe de midi. Je me suis assise en face d’elle, et je me suis mise à éplucher aussi.
De temps en temps nous nous regardions. Marie souriait. Son sourire se voyait à peine, mais je savais ce qu’il voulait dire. Il voulait dire que Marie m’aimait bien. Moi, je souriais aussi pour lui dire que je n’avais pas peur.
Il était près de onze heures quand les chiens se sont mis à aboyer. Aussitôt Léandre a posé sa masse et s’est approché de la grange pour leur dire de se taire.
Une auto montait.
Maintenant qu’il n’y avait plus le bruit de la masse, on l’entendait bien.
Marie s’était arrêtée d’éplucher et j’ai vu que son couteau tremblait dans sa main. J’ai souri de nouveau en m’efforçant d’être calme.
L’auto est arrivée très vite sur le replat et nous l’avons entendu s’arrêter à l’entrée du chemin de terre. Je suis allée à la porte mais, de la maison, on ne voyait pas la route à cause des châtaigniers. Brassac m’a dit de rentrer vers Marie. Lui est resté debout au milieu de la cour, appuyé d’une main sur le manche de sa masse. Il était un peu essoufflé et sa poitrine poilue se soulevait plus vite que de coutume, ouvrant à chaque fois sa chemise dégrafée. Pourtant il souriait et il avait l’air très calme.
Je suis revenue vers Marie. Elle avait posé son couteau. Ses deux mains étaient sur la table. Elles tremblaient. Moi, j’avais bien un peu le sang qui me battait aux tempes, mais je n’avais pas peur. Quelques minutes se sont écoulées sans un seul bruit. Les chiens n’aboyaient plus mais l’un d’eux a grogné et Brassac lui a encore dit de se taire. Puis j’ai entendu un pas sur le sentier et, presque aussitôt, Brassac qui lançait de sa plus belle voix de théâtre :
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