Le sentier est entré dans un bois de châtaigniers. Tous les arbres étaient gros et tordus. Ils avaient déjà perdu beaucoup de feuilles. Le sentier en était tout couvert. Dans certains tournants, elles étaient entassées et j’éprouvais bien du plaisir à enfoncer mes pieds dedans. À plusieurs reprises je me suis mise à rire toute seule ; je traînais les pieds dans les feuilles, et, quand j’arrivais au bout du tas, je voyais sortir des gros souliers larges et carrés du bout. J’avais l’impression de marcher avec les pieds de quelqu’un d’autre. Dans ce bois, on ne sentait pas un souffle de vent et il y avait une odeur très forte. Je respirais. C’était agréable. Je ne me sentais pas dépaysée.

C’était peut-être comme pour le reste, mais ça ne me gênait pas.

Après avoir remonté longtemps à flanc de coteau, le sentier sortait de la châtaigneraie. Il continuait en s’élargissant sur un pré. Puis il finissait par se perdre dans l’herbe.

Brassac s’était arrêté. Je me suis approchée de lui. Nous étions au sommet de la colline qui ferme le fond du val. La première chose que j’ai remarquée, c’est le ruisseau parce qu’il faisait comme un pointillé de soleil entre les bois et les prés.

Brassac m’a dit que le ruisseau sortait de terre juste en dessous de nous, au pied de la colline, entre deux troncs de châtaigniers. Ensuite, j’ai regardé à gauche mais, de cet endroit-là, on ne peut pas voir la maison de Brassac qui se trouve cachée par le bois. En revanche, on voit très bien celle du voisin, sur la colline de droite. Elle est basse et grise et construite dans un pré très en pente. Juste en dessous se trouve un bouquet de pins et on dirait qu’il est là pour empêcher la maison de glisser.

Brassac est resté longtemps sans parler. Il avait sorti son mouchoir et s’épongeait le front. Son souffle était saccadé. Il regardait la vallée. Quand il a eu fini de reprendre haleine, il m’a demandé si ce paysage me plaisait. J’ai dit que oui et j’ai tendu la main en direction d’une colline plus petite que les autres et qui avance vers le centre de la vallée. J’ai demandé à quoi peut servir cette construction qui se trouve au sommet, sous les pins. Brassac m’a expliqué qu’il s’agit d’une baraque en planches à moitié démolie. Puis il a ajouté :

— Ce que vous voyez de jaune, c’est un jeu de boules. L’herbe a pas encore trop gagné dessus, parce qu’on l’avait fait solide, avec un bon fond de roches.

Je devais faire une drôle de tête, car Brassac s’est mis à rire en disant :

— Ça vous surprend ? Vous êtes pas la première. Tous ceux qui le voient n’en reviennent pas.

Et là il s’est passé quelque chose que je n’ai pas compris : le rire de Brassac s’est arrêté et son visage est devenu presque dur.

J’ai attendu un moment avant de le questionner de nouveau. Alors, comme si je l’avais réveillé brusquement, il m’a regardée avec des yeux étonnés. Il a hésité un moment puis il m’a dit :

— Faut que je remplisse mes sacs… Un jour, je vous expliquerai. Je vous expliquerai pour le jeu de boules et aussi pour la ferme là-bas.

J’ai regardé dans la direction qu’il m’indiquait. En effet, il y avait, cachée par les arbres, une maison dont on voyait un pan de mur et un bout de toit.

Je n’ai pas insisté. Je l’ai aidé à ramasser des châtaignes. Mais je me piquais les doigts et je n’allais pas vite. Son sac était déjà plein que le mien l’était à peine à moitié. Je n’ai pourtant pas trouvé ça ennuyeux du tout.

Enfin, à la tombée de la nuit, nous sommes rentrés, toujours avec les chiens qui nous avaient rejoints et couraient devant nous.

La femme nous attendait. Elle avait mis un couvert pour moi. Deux ou trois fois au cours du repas j’ai eu envie de parler de mon départ, et je n’ai pas pu. Je ne sais pas ce qui s’est passé ; mais j’avais l’impression que c’était quelque chose qu’on ne pouvait pas dire là, comme ça, devant cette table, dans cette pièce, à ces gens-là.

Brassac nous a encore parlé de ses chiens. Moi j’ai raconté aussi des histoires de chiens. Puis il a fallu monter se coucher et j’ai retrouvé ce bon lit avec vraiment beaucoup de plaisir.

Maintenant, je sais qu’il faudrait que je réfléchisse à tout ça, que je prenne une décision pour mon départ, mais je crois que je le ferai demain parce que ce soir je suis encore trop fatiguée.

Cette nuit, je vais dormir seule dans ce bon lit. Et c’est un peu comme si j’allais dormir deux fois plus fort.

DEUXIÈME PARTIE

7

Voilà plus de deux semaines que je suis ici et j’ai bien du mal à le croire. Parfois il me semble que je viens à peine d’arriver, mais, à d’autres moments, je suis comme si j’avais toujours vécu ici. De toute façon je peux dire qu’il ne m’est jamais arrivé de trouver le temps long.

Il faut reconnaître aussi que les premiers jours j’étais à moitié endormie. Brassac disait que c’était le changement d’air. C’est vrai sans doute, mais il doit y avoir également ce silence auquel je ne suis pas habituée. Je sais pourtant qu’il me fait du bien, mais parfois, quand je me trouve seule, je sens comme un poids qui me coupe le souffle.

De l’endroit où se trouve la maison, on domine presque toute la vallée. C’est agréable et le paysage change à chaque heure du jour. Pourtant, on a un peu l’impression que le monde ne va pas plus loin que cette ligne formée par la cime des collines. Ça n’est pas plus triste qu’un autre coin, certainement, mais il doit falloir s’y habituer. Le soir, par exemple, surtout lorsque le ciel est couvert, on se sent tout de même un peu perdu. Et puis on ne voit jamais personne. Simplement, dimanche matin, alors que j’étais encore couchée, j’ai entendu un moteur de moto. Je me suis levée et, par les fentes de mes persiennes, j’ai aperçu un homme qui détachait un grand sac ficelé sur le porte-bagages de sa moto. J’ai pensé que c’était Roger, le voisin dont ils m’ont parlé plusieurs fois, alors, je me suis recouchée.

J’ai eu encore beaucoup à faire avec « mes rencontres ». Je veux parler de ces choses qui me rappellent mon enfance. Seulement maintenant, ce n’est plus pénible parce que j’y suis habituée et que je ne cherche pas à les éviter. J’ai compris que c’était inutile et puis, à vrai dire, ça ne m’est plus désagréable.

Autre chose que j’aime bien, c’est le soleil. C’est drôle, mais en ville on ne se fait aucune idée de ce que ça peut être. Et puis, de ne plus penser, peut-être que la peau est plus sensible. C’est en tout cas l’impression que j’ai eue.

Au fond, je me trouvais très bien comme ça et je crois que ça aurait pu durer longtemps sans l’arrivée de cette lettre de Marcel.

Bien sûr, je ne peux pas dire que je n’avais pas pensé à Marcel. Seulement, les premiers jours, comme j’étais vraiment endormie, je le voyais loin, perdu dans une espèce de brouillard, et j’avais l’impression qu’il ne pouvait rien contre moi. Après, quand j’ai vraiment réalisé, je n’ai plus rien osé faire. C’était trop tard. Je savais qu’en rentrant après plusieurs jours d’absence, ce qui m’arriverait serait terrible.

Et comme ça, j’ai laissé passer les jours. Et chaque jour je comprenais de plus en plus qu’il m’était impossible de rentrer.

Avant-hier, de très bonne heure, Brassac m’avait réveillée et nous étions partis tous les deux ramasser des châtaignes de l’autre côté du vallon. Le ciel était couvert et, vers les onze heures, une petite pluie fine et serrée s’est mise à tomber. Nous sommes revenus très vite. Le bois sentait encore plus fort que de coutume et je n’ai pas trouvé le paysage triste sous la pluie. Les arbres mouillés brillaient. Les branches prenaient parfois la même couleur que le ciel. La boue collait les feuilles mortes et, deux ou trois fois, j’ai failli tomber. Je riais. Brassac, qui avait laissé sa brouette, rapportait seulement sur son épaule un demi-sac de châtaignes. Il était essoufflé mais il riait aussi de voir mes cheveux collés à mes joues. Les chiens trottaient devant nous, en file indienne. Ils avaient les pattes et le ventre crottés.

Dès notre arrivée Marie s’est affairée autour de moi en me répétant que j’allais prendre froid et qu’il fallait que je monte me changer. Elle avait posé sur la bouillotte du fourneau une serviette-éponge qu’elle m’a tendue toute chaude. Mais nous avions marché si vite que j’étais plus mouillée de sueur que de pluie. Je suis montée me changer pourtant et je suis redescendue avec une robe de Marie deux fois trop large pour moi.

J’avais envie de rire mais, en entrant dans la cuisine, j’ai vu que Brassac me regardait avec un air inquiet. Comme Marie lui avait reproché de m’avoir emmenée alors qu’il risquait de pleuvoir, j’ai pensé qu’il avait peur que j’aie pris froid. J’ai voulu le rassurer.

— Ne faites pas cette tête. Je ne suis pas en sucre !

Il a voulu sourire, mais j’ai bien vu qu’il se forçait. J’ai vu aussi qu’il levait la main en direction de la table. Son geste était si lent qu’il paraissait vouloir soulever un poids énorme.

J’ai regardé la table. Sur un angle, il y avait une enveloppe. Je ne l’avais pas encore remarquée et c’est étonnant parce qu’elle faisait vraiment une tache blanche qui sautait aux yeux. Je ne sais pas si j’ai compris tout de suite qu’une lettre ne pouvait rien m’apporter de bon, mais il m’a semblé que ce papier trop blanc n’était vraiment pas à sa place dans cette pièce. Le bois de la table était presque noir et patiné, les recoins de la pièce étaient sombres et même les rideaux de la fenêtre étaient gris, presque aussi gris que le ciel.

Je me suis approchée de la table et, sans toucher l’enveloppe, j’ai lu : « Mademoiselle Simone Garil, chez Monsieur Brassac à Loire (Rhône). »

J’avais tout de suite reconnu l’écriture de Marcel. Mais, sur le coup, je n’ai pensé à rien de précis.

J’ai regardé Brassac, puis Marie. Debout l’un à côté de l’autre, ils me regardaient tous les deux sans faire un geste.