Mais Marie-Antoinette n’est qu’une visiteuse. À peine a-t-elle regagné Versailles qu’une autre souveraine pénètre dans ces jardins, dans ce petit palais qui semblent avoir été créés tout exprès pour servir de cadre à sa beauté, car elle est peut-être la plus jolie femme de Paris. Si jolie même que, par-delà les décennies écoulées, on se prend à rêver en contemplant de ses portraits : il n’est pas possible d’être plus blonde, plus nacrée, plus tendrement exquise que cette jeune femme faite visiblement pour l’amour. C’est un bouquet, un rêve, l’ombre rose de ce XVIIIe siècle spirituel, raffiné, galant et libertin. C’est Mlle Duthé, de l’Opéra, qui est pour l’heure la maîtresse attitrée du plus charmant des princes. Arrêtons-nous un instant auprès d’elle, car elle en vaut la peine !

De même qu’avant Bagatelle il y eut Babiole, il y eut d’abord Rosalie Gérard, fille d’un modeste officier et d’une encore plus modeste demoiselle de Versailles, l’un et l’autre sans fortune. Mais non sans religion. La petite fille fut ainsi confiée au couvent de Sainte-Aure où, dit-on, elle eut pour condisciple une jeune personne, plus âgée qu’elle d’ailleurs et qui, sous le nom de comtesse du Barry, était destinée à faire quelque bruit dans le monde.

Mais Rosalie ne reste pas longtemps à Sainte-Aure. On la confie assez vite à ses tantes, qui prennent en main son éducation. Ces dames, qui sont prêteuses sur gages, marchandes à la toilette… et entremetteuses, ne tardent pas à s’apercevoir de l’extraordinaire beauté de leur nièce et vont s’appliquer à lui faire découvrir les avantages et les plaisirs que l’on en peut tirer. Sans pour autant oublier de perfectionner son éducation religieuse.

Elles la perfectionneront même si bien que c’est à l’archevêque de Narbonne qu’elles vont confier le soin de son autre éducation.

Mgr Arthur-Richard Dillon, descendant des anciens rois d’Irlande, est un prélat fastueux, président des États du Languedoc et administrateur du même Languedoc. C’est un bel homme raffiné, adorant les femmes et la chasse – toutes les chasses ! – et parfaitement à même d’apprécier à sa juste valeur le trésor qu’on lui confie. On est en 1769 et Rosalie a dix-sept ans.

Auprès de ce prince de l’Église que Marie-Antoinette déteste presque autant que le célèbre cardinal de Rohan, la petite Gérard va s’initier non seulement aux plaisirs de l’amour mais à la vie élégante et aux grâces de l’esprit. Mgr Dillon lui fait connaître les bons écrivains, les poètes, et singulièrement La Fontaine – celui des Contes ! – qui vont meubler cette tête charmante. Mais il ne garde pas Rosalie très longtemps. Ses plaisirs et aussi, il faut le dire, ses incessantes charités ne lui permettent pas d’entretenir une aussi jolie fille sur le pied qui lui conviendrait. Et il la présente à Mme de Saint-Étienne qui possède, sous les apparences d’un salon littéraire où se rencontrent Diderot, Marmontel et Crébillon, la plus élégante maison de rendez-vous de Paris. Les hommes d’esprit s’attardent au salon mais les grands seigneurs fréquentent assidûment les chambres et Rosalie va rencontrer ces maîtres en galanterie que sont le duc de Richelieu et le prince de Soubise.

Mais là elle ne s’éternise pas. Un noble italien, le prince Altieri, l’enlève pour une brève passion, à l’issue de laquelle le fermier général Hocquart fait son entrée. C’est lui qui donne à la belle enfant le cadre qui lui convient en même temps qu’il la fait entrer à l’Opéra où elle sera « espalier » et choriste. Là, elle abandonne définitivement son nom de Gérard pour devenir Mlle Duthé, une charmante fille dont tout le monde raffole car, à sa beauté, elle joint une grande gentillesse et même un certain esprit.

« J’ai beaucoup vu, écrira-t-elle – car elle écrira ses Mémoires ! Nous sommes nées à une époque heureuse où une jolie femme pouvait si bien employer sa vie ! J’ai amplement profité de la mienne. J’ai été folle, coquette, sensible, froide, maligne. On me disait sotte, cela ne devait pas m’étonner ; on m’accordait une beauté peu commune et on se dédommagea en lui donnant pour compagnon indispensable le manque d’esprit. »

C’est à l’Opéra qu’elle rencontre la Guimard, et la célèbre danseuse deviendra sa meilleure amie.

Le fermier général se ruine-t-il ? Mlle Duthé va choisir dès lors quelques amants qui ne sont pas toujours appelés à subvenir à ses besoins. Elle aima vraiment M. de Létorière, et le comte Potocki sut lui plaire assez pour lui inspirer une fugitive aventure. Mais voici qu’approche la consécration princière… en attendant l’apothéose.

Paris parle beaucoup de Mlle Duthé, de son charme et de ses charmes. Le duc d’Orléans la fait pressentir, non pour lui-même mais pour son fils. Ce tendre père souhaite confier les prémices de son héritier à celle qui saura le mieux les exalter. Et c’est ainsi que la jolie Rosalie, un beau soir, va déniaiser le futur Philippe Égalité qui n’est encore que le duc de Chartres. C’est la gloire !

Mais voici le comte d’Artois et, cette fois, c’est le triomphe. Le frère du roi est plus jeune que Rosalie de quelques années mais il est aussi fou d’elle que cela est possible à un cœur et à une tête aussi légers. Il l’installe somptueusement dans un magnifique hôtel de la chaussée d’Antin où elle aura la chère Guimard pour voisine, mais c’est bien souvent à Bagatelle, au milieu des merveilleux jardins, que le prince et sa belle amie se retrouvent.

Faisant allusion à l’épouse d’Artois, l’insignifiante Marie-Thérèse de Savoie qui a le nez trop long, le comte de Provence – qui a excusé sa sœur – ironise :

— Mon frère fait passer le gâteau de Savoie avec du thé…

Mais Rosalie mène grand train. On la voit à Longchamp dans un carrosse attelé de six chevaux blancs avec des harnais de maroquin bleu. Elle brille, elle éblouit mais il y a malgré tout quelques sifflets, une bagarre éclate même près de sa voiture car son luxe trop évident offusque :

« Quand on voit s’afficher un tel luxe, doit-on être surpris si tant de grandes dames se dégoûtent du métier d’honnêtes femmes », écrit la comédienne Sophie Arnould avec beaucoup plus qu’une pointe de jalousie.

Cependant, Bagatelle s’enrichit d’une nouvelle œuvre d’art : le comte d’Artois a commandé au peintre avalonnais Antoine Vestier un grand portrait de sa maîtresse. Un portrait en pied qui ne laisse aucune ombre sur l’éclat et la perfection de sa beauté. Un portrait qui va être le plus charmant ornement de la salle de bains… Mais la fin des temps heureux s’approche. Vient la Révolution et pour Artois l’émigration. Bagatelle va s’enfoncer dans le silence tandis que Rosalie Duthé part pour l’Angleterre où elle va vivre de longues années. Elle y a de nombreux amis et, fidèle à tout ce qu’elle a aimé, royaliste à sa façon, elle ne reviendra en France qu’à la Restauration, lorsque « ses princes » rentreront eux aussi…

Mais les roses se fanent. Les cheveux blonds sont devenus blancs. Certes, elle a de nouveau des rois selon son cœur mais, de ses amis d’autrefois, il en reste bien peu. Beaucoup sont morts sur l’échafaud, ou dans les combats sans espoir de la Vendée ou de l’armée de Condé. Même Bagatelle n’est plus Bagatelle…

Acheté sous le Directoire par un certain Lhéritier qui ne trouva rien de mieux que d’en faire un établissement de plaisir considéré comme une « succursale du paradis de Mahomet », il faudra attendre Napoléon, l’homme de l’ordre, pour que le petit château fasse enfin connaissance avec la respectabilité. L’Empereur le remet en état car il a l’intention d’en faire un but de promenade et de courts séjours pour les siens. Le roi de Rome viendra jouer dans ses jardins, et c’est là qu’un jour Joséphine rencontrera cet enfant qui lui a coûté sa couronne mais qu’elle ne pourra s’empêcher de trouver charmant.

L’Empire s’efface et voilà que reparaît l’ancien propriétaire, le magicien qui a jadis suscité cette œuvre d’art. En un mot le comte d’Artois. Mais si Bagatelle s’imagine que le temps des fêtes galantes va refleurir, il se trompe. Ce comte d’Artois-ci n’a vraiment plus grand-chose à voir avec le farfadet de Versailles. C’est un long monsieur grave et dévot qui est à présent l’héritier de son frère le roi Louis XVIII. Et s’il fait quelques travaux au château, c’est surtout pour en effacer les traces des folies d’autrefois : on badigeonne les peintures galantes, avant d’offrir le tout au duc de Berry, son fils, qui s’en serait peut-être fort bien accommodé, étant d’humeur folâtre.

En 1832, Bagatelle sort du domaine de la Couronne, devient anglais et subit quelques transformations. Le marquis d’Hertford, frère de lord Henry Seymour à qui le sport hippique doit beaucoup et peut-être frère naturel de sir Richard Wallace, installe des Bains chinois, des statues provenant du château de Vaux-le-Vicomte et des vases de celui de Bercy. Il fait aussi dessiner dans le parc une pelouse en terrasse où le jeune prince impérial, fils de Napoléon III, viendra prendre des leçons de cheval. C’est à Richard Wallace qu’il lègue Bagatelle. Celui-ci supprime le bâtiment des pages et fait construire ce que l’on appelle le Trianon. Sa veuve en héritera. Elle-même le laissera à son secrétaire qui, enfin, en 1904 vendra à la Ville de Paris le si joli palais. La seule débauche que connaîtra désormais Bagatelle sera celle des roses, ces roses qui toujours s’y sont senties chez elles…

Quant à Rosalie Duthé, elle avait « patienté jusqu’en 1820 », laissant une fortune évaluée à six cent mille francs, qui témoigne que la vertu n’est pas toujours la seule récompensée.


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Balleroy

Monsieur l’abbé… ou madame ?

C’est une étrange chose qu’une habitude d’enfance…