Pour échapper au terrible regard qui semblait vouloir le fouiller jusqu’au fond de l’âme, le jeune duc détourna la tête. Un combat se livrait en lui : jurer de ne pas étrangler ce misérable la première fois qu’il l’apercevrait, c’était trop lui demander. Comment répondre des forces violentes dont il se savait habité ? Sauraient-elles patienter encore… quelques années ? Mais Richelieu lisait en lui comme dans un livre ouvert :

— Ma santé est toujours aussi détestable, dit-il avec un demi-sourire. Ce ne sera peut-être pas aussi long que vous le craignez…

— Cette pensée, Éminence, ne m’a même pas effleuré.

— Vous êtes un homme d’honneur. C’est pourquoi je veux votre parole !

Beaufort le regarda droit dans les yeux :

— Je n’ai pas le choix. Vous avez ma parole de gentilhomme et de prince français !

Puis, esquissant un salut qui n’avait rien de protocolaire, il vira sur ses talons et s’enfuit en courant avec une impression qu’il ne connaissait pas encore et qui était celle de la défaite. Il se sentait vaincu par ce serment qu’on lui avait arraché et qu’il n’aurait jamais prêté s’il avait été seul en cause. Mais les siens, tous ceux de sa maison, pouvait-il jouer avec leur liberté ou même leur vie ? Le plus dur, pourtant, c’était peut-être l’impression sourde qu’il emportait avec lui : Richelieu n’était pas mécontent qu’on lui annonce la mort de Sylvie. L’un des témoins de la naissance du Dauphin ne le soucierait plus…

Il souffrit plus encore lorsque, atteignant le grand vestibule, il aperçut une noire silhouette, la dernière qu’il souhaitât rencontrer : le Lieutenant civil venait sans doute donner à son maître les dernières nouvelles de Paris. Le sang du jeune duc ne fit qu’un tour, et, machinalement, il porta la main à la garde de son épée, puis pensa qu’il venait de donner sa parole. Il s’accorda quand même une petite satisfaction : fonçant droit sur le personnage, il le bouscula si rudement que l’autre perdit l’équilibre et tomba sur les marches avec un cri. Avec la superbe d’un prince du sang pour qui la canaille n’existe pas, François, sans seulement tourner la tête, passa son chemin et rejoignit ses chevaux.

— Eh bien, monseigneur, soupira Ganseville, je commençais à me demander si l’Homme rouge ne vous avait pas jeté dans quelque oubliette[26] ou envoyé à la Bastille. Je m’attendais à vous voir paraître désarmé entre quatre gardes.

— Qu’aurais-tu fait alors ?

— J’aurais suivi, bien sûr, car ce pouvait être aussi Vincennes. Ensuite, je serais allé rameuter tout l’hôtel de Vendôme ainsi que tous vos amis, et même un peu de populaire, pour qu’ils aillent en corps assiéger le Roi et nous aurions clamé partout ce qui s’est passé à La Ferrière.

Beaufort savait qu’il l’aurait fait. Entré à son service comme écuyer au moment de sa première campagne militaire, ce Normand blond qui lui ressemblait un peu par la taille et la couleur des cheveux possédait les qualités de son terroir : obstination dans la fidélité et fidélité dans l’obstination, plus l’art consommé de ne dire ni oui ni non et une vraie passion pour les chevaux. Joyeux compagnon, au demeurant, aimant les filles et doué d’un magnifique appétit, il s’entendait assez mal avec l’autre écuyer de Beaufort, Jacques de Brillet, un Breton calme et froid dont les mœurs s’apparentaient plutôt à celles d’un moine. Brillet se méfiait des femmes, ne buvait pas, mangeait juste ce qu’il lui fallait, priait beaucoup, connaissait la Bible comme un protestant et ne perdait pas une occasion de citer les Évangiles. Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir aussi mauvais caractère que son confrère. En fait, ces deux garçons de vingt-trois et vingt-quatre ans s’accordaient seulement sur un point : leur dévouement total et entièrement dépourvu de jalousie mutuelle à leur jeune duc.

— Si Richelieu ne m’a pas embastillé, il s’en est fallu d’un cheveu. Encore ne m’a-t-il laissé libre que contre ma parole de ne pas attenter à la vie de Laffemas jusqu’à ce que lui-même ait quitté ce monde ! J’ai un peu honte de moi…

— Faut pas ! J’en aurais fait tout autant. On dit que la vengeance a meilleur goût si on la mange froide…

— Brillet te dirait que la vengeance appartient au Seigneur.

— Il le dirait, oui, mais n’en penserait pas un mot ! Votre emprisonnement n’aurait servi à personne et aurait fait de la peine à trop de monde.

— Ce n’est pas une raison suffisante. Je ne sais pas si je parviendrai à ne pas me parjurer. Tu as vu, il y a un instant ? Le seul aspect de ce misérable me rend fou !

— Calmez-vous, mon prince, et écoutez-moi un peu : vous avez juré à Richelieu de ne pas tuer son Lieutenant civil ?

— Je viens de te le dire.

— Mais vous n’avez juré à personne de ne pas tuer Richelieu ?

Ganseville avait émis son conseil avec un si bon sourire que Beaufort ne comprit pas tout de suite :

— Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— Vous avez très bien entendu. Et ne faites pas l’effarouché ! Vous ne ferez jamais que grossir le nombre de ceux qui rêvent chaque nuit de délivrer le Roi de son ministre. Demandez plutôt au duc César, votre père !

Soudain, François éclata d’un rire énorme qui le libéra de son angoisse. Allongeant une bourrade dans l’épaule de son écuyer, il sauta à cheval :

— Quelle idée magnifique ! J’aurais dû y penser plus tôt ! Ah, j’allais oublier : le chevalier de Raguenel a été reconnu innocent des meurtres dont on l’accusait. Il a dû rentrer chez lui.

— Y allons-nous ?

Le visage de François s’assombrit de nouveau :

— Non !… Non, pas encore. J’ai besoin de réfléchir un moment… et puis de me confesser !

Ganseville faillit lancer une plaisanterie, mais il pensa d’expérience qu’elle serait mal venue. C’était toujours ainsi quand le visage de son maître revêtait certaine expression de gravité proche de la sévérité. Sans être aussi pieux que Brillet, François ne transigeait jamais avec ses devoirs de chrétien et sa foi était profonde, même si sa vie quotidienne montrait quelque tendance à malmener certains des dix commandements.

— En ce cas, nous allons à l’hôtel de Vendôme d’abord et chez les Capucins ensuite ?

— Non. Nous allons d’abord à Saint-Lazare. Je veux m’entretenir avec monsieur Vincent.

Tout de suite inquiet, Ganseville demanda :

— Est-ce à cause de… ce que je viens de proposer ? L’idée ne vient pas de vous, monseigneur. Vous n’avez pas à vous en accuser.

François tourna vers lui un regard las.

— De quoi parles-tu ?… Ah ! De la mort du… Je n’ai encore rien tenté dans ce sens et je ne suis pas certain d’en avoir vraiment envie. Non, j’ai d’autres péchés. Ainsi, ces derniers temps j’ai beaucoup menti. Et je n’aime pas ça…

Sise hors la ville, dans le faubourg Saint-Denis, la maison de Saint-Lazare possédait sans doute, en comparaison de ses pareilles, le plus vaste domaine religieux sous le ciel de Paris. C’était aussi, par sa composition, la plus étrange, à la fois hôpital, léproserie – cela depuis sa fondation –, lieu de retraite, séminaire et maison de correction, car l’on y enfermait les jeunes gens trop turbulents dont les parents avaient à se plaindre. En outre, seulement séparé de la rue par un petit jardin, il y avait là un logis royal où les rois ne s’arrêtaient que deux fois dans leur vie : la première lors de leur « joyeuse entrée » dans leur capitale, l’autre lorsque leur dépouille mortelle se dirigeait vers Saint-Denis.

Sur ce vaste ensemble régnait un homme proche de la soixantaine mais robuste encore. Dans le visage plein, un peu allongé par la barbiche mise à la mode par Henri IV, s’affirmaient un nez puissant, des yeux petits et vifs sous les profondes arcades sourcilières, une grande bouche sans cesse plissée d’un sourire malicieux. Il s’appelait Vincent de Paul, né dans un pauvre village des Landes, un simple paysan dont il n’avait jamais voulu abandonner l’apparence, à la seule exception d’une soutane, toujours la même et que le temps n’arrangeait pas, mais il était le plus beau cadeau que le Sud-Ouest eût fait à la France avec le bon roi Henri. Une tournure rustre, mais une âme lumineuse habitée par un véritable amour de Dieu et des hommes.

Son chemin dans la vie était lui aussi surprenant. La prêtrise très tôt, permettant les études en dépit du peu de biens, une culture acquise à force de travail lui avaient valu d’être choisi comme précepteur des enfants de Philibert de Gondi, duc de Retz, général des galères, dont il était devenu l’aumônier. Le plus étrange d’ailleurs qu’on eût jamais vu : un homme qui, voyant vaciller un galérien sous le fouet d’un comité, avait exigé qu’on l’enchaîne à sa place ! Cependant il refusait les honneurs et, un beau jour, abandonnant la haute famille dont il était le confesseur, il était parti avec son baluchon pour devenir curé d’un village perdu dans la Dombe marécageuse, Châtillon, où régnaient en permanence les fièvres, la misère, l’indifférence des nantis. Et là, en six mois, il avait tout changé, s’attirant même l’amitié des protestants. Cependant, les Gondi ne l’oubliaient pas : la duchesse morte, son époux entrait à l’Oratoire en léguant à « monsieur Vincent » – le pays tout entier allait lui donner ce nom comme un sacre ! – assez d’or pour fonder sa congrégation des Prêtres de la Mission. Une mission qui n’était pas encore tournée vers les terres lointaines mais vers celles, souvent misérables, des villages et des hameaux – à commencer par ceux qui entouraient Paris – où il était davantage question de subsister que de vivre et pour qui Dieu paraissait bien lointain. Sans doute les hommes de monsieur Vincent apportaient-ils la parole divine, mais ils s’efforçaient de soulager les souffrances les plus criantes et, au besoin, de donner un coup de main aux travaux des champs…