— J’attends des explications. Vous accusez qui, au juste ? Et de quoi ?

— Le Lieutenant civil, Laffemas, et un ancien officier de vos gardes, monseigneur : le baron de La Ferrière. Ce qu’ils ont fait ? Le premier a enlevé Mlle de L’Isle ici même, alors qu’elle sortait d’une audience que vous lui aviez accordée. Au lieu de la ramener à Saint-Germain comme il l’annonçait hautement, il lui a fait boire de force une drogue et l’a emmenée au château de La Ferrière, près d’Anet, où jadis, sa mère, son frère et sa sœur ont été assassinés… par ce même Laffemas. Là, il y a eu simulacre de mariage avec le baron, après quoi La Ferrière, abandonnant ses droits d’époux – en admettant qu’il en eût vraiment ! – à son complice, a laissé celui-ci violer sauvagement ma pauvre Sylvie avant de repartir tranquillement pour Paris.

Le Cardinal tendit la main vers une carafe d’eau posée sur sa table, emplit un verre et le but d’un trait.

— Continuez ! ordonna-t-il.

— Blessée dans son corps mais moins cependant que dans son âme, la malheureuse enfant – elle n’a que seize ans souvenez-vous-en ! – a réussi à quitter le lieu de son supplice et s’est enfuie à travers la forêt pieds nus et en chemise malgré le froid… C’est là que je l’ai ramassée…

— C’est une habitude chez vous ? Ne l’aviez-vous pas recueillie une fois déjà de cette façon ?

— Après le massacre de ses parents, en effet. Elle avait quatre ans, moi dix, et c’est ainsi qu’elle a été élevée par ma mère sous un faux nom pour lui éviter le sort des siens.

— Très romantique ! Mais que faisiez-vous donc, ce jour-là, dans la forêt ?

— Cette nuit-là, précisa François. Je dois revenir en arrière afin de préciser que Mlle de L’Isle a été enlevée par Laffemas sous le nez même de son cocher, un fidèle serviteur de son parrain. Cet homme courageux s’est lancé à la poursuite du ravisseur…

— … en volant le cheval d’un de mes gardes ? C’est bien ça ?

— Lorsque quelqu’un que l’on aime est en danger, on n’y regarde pas de si près, monseigneur, et je suis prêt à réparer ce dommage-là car le cheval s’est tué pendant la poursuite. Grâce à Dieu, Laffemas avait brisé une roue, ce qui a réduit le retard de son poursuivant. Celui-ci, qui est un ancien serviteur de ma mère, a compris où on la conduisait. Il s’est arrêté à Anet pour demander main-forte et, par chance, je m’y trouvais. Mais tout cela avait pris du temps et le forfait, dont personne n’eût osé imaginer la cruauté, était déjà perpétré et Laffemas envolé quand nous sommes partis pour La Ferrière et avons retrouvé la pauvre enfant dans l’état que j’ai dit. Nous l’avons ramassée et ramenée à Anet.

— Et vous dites qu’elle est morte ? Les sévices subis étaient-ils si graves ?

— Ils étaient sérieux mais pas au point de la tuer. Le mal fait à son âme s’avérait beaucoup plus grave et c’est cela qu’elle n’a pu supporter. Pendant que j’allais demander raison à l’infâme pseudo-mari, elle est allée se jeter dans l’étang du château.

Un soudain silence s’abattit sur les deux personnages, comme il se doit lorsque l’aile de la mort vous effleure. À sa surprise, François vit l’ombre d’une émotion passer sur le visage sévère du Cardinal.

— Pauvre petit oiseau chanteur !… murmura-t-il. Qui pourra jamais sonder l’abîme de fange que cachent en eux certains hommes !

Mais, comme tout à l’heure la colère, il chassa l’émotion au bénéfice d’autres questions :

— Vous avez demandé raison à La Ferrière ? Est-ce à dire qu’il y a eu duel ?

— Il sortait d’une nuit de beuverie et j’aurais pu l’exécuter sans peine mais je ne suis pas un assassin, moi. J’ai commencé par bien le réveiller à coup d’eau froide avant de lui mettre l’épée dans la main. Hormis la peur qu’il éprouvait, il était en pleine possession de ses moyens quand je l’ai tué tandis que mes gens affrontaient les siens à un contre deux. Ensuite, j’ai fait sauter et incendier ce château du malheur. Ils sont restés dedans…

Le ton de Beaufort était calme, presque paisible : celui d’un simple chroniqueur, et Richelieu n’en croyait pas ses oreilles.

— Un duel !… Plusieurs, même, et l’incendie d’un château ? Et vous venez me dire cela à moi ?

— Oui, monseigneur, parce que j’estime qu’avant de vous demander la tête de Laffemas, je vous dois la vérité.

— Vous êtes bien bon ! Mais la loi est la loi et elle est pour vous comme pour les autres, si grands soient-ils !

— Même s’ils s’appellent Montmorency ! Je sais, fit François d’un ton léger.

— Aussi vais-je vous faire arrêter, monsieur le duc, et conduire à la Bastille en attendant votre jugement !

— Faites !…

Pareil sang-froid porta la colère du tout-puissant ministre à son comble. Il tendait déjà la main vers une sonnette, quand son visiteur reprit :

— N’oubliez pas de recommander que l’on me bâillonne ou mieux, que l’on m’arrache la langue, faute de quoi, je crierai si fort que le Roi m’entendra, moi son neveu !

— N’ayant jamais eu à se louer de la sienne, le Roi n’a pas l’esprit de famille. Mais, au fait, pourquoi donc, au lieu de venir ici, n’être pas allé lui porter votre plainte ?

François planta son regard droit dans celui du Cardinal avec une gravité qui impressionna celui-ci :

— Parce que, monseigneur, vous êtes le maître de ce royaume beaucoup plus que lui. En outre, j’ai, depuis quelque temps, l’impression que ma présence à Saint-Germain n’est pas vraiment souhaitée.

— Cela veut-il dire que la Reine ne veut plus vous voir ? fit Richelieu avec un mince sourire.

— Je ne le lui ai pas encore demandé mais il est vrai qu’elle reçoit peu. Et c’est bien naturel dans son état de grossesse. Alors que faisons-nous, monseigneur ? Suis-je arrêté ?

Richelieu aimait le courage. Habitué à voir les gens trembler devant lui, au point, parfois, de ne pas arriver à s’exprimer, il décida qu’il y avait mieux à faire que d’envoyer ce jeune fou à la Bastille. On connaissait aux armées son exceptionnelle bravoure. Elle devait être employée au service de l’État.

— Non. Étant donné les circonstances, j’oublierai ce que vous venez de… confesser. J’aimais bien… cette petite Sylvie : elle était fraîche, pure et droite comme une chute d’eau. Je dirai des messes pour elle mais vous, vous devrez vous contenter de la vengeance que vous avez tirée de La Ferrière. Je ne vous donnerai pas Laffemas !

François bondit :

— Vous ne punirez pas ce monstre ? Non seulement il a violé Sylvie et l’a mise dans un état déplorable, mais il a aussi assassiné la baronne de Valaines, sa mère, sans compter les ribaudes que l’on a retrouvées égorgées et marquées d’un cachet de cire rouge ces derniers temps…

— Je sais !

— Vous savez ? Cependant, vous gardez en prison un homme de bien, le parrain de Sylvie, Perceval de Raguenel que votre Laffemas a osé charger de ses propres crimes.

Le poing du Cardinal s’abattit sur son bureau :

— Assez ! Qui vous permet de hurler ainsi en ma présence ? Sachez ceci : le chevalier de Raguenel a quitté la Bastille depuis dix jours, je crois…

— Comment est-ce possible ?

— M. Renaudot qui avait été blessé dans la même affaire a retrouvé ses esprits et m’a dit la vérité. Il a beaucoup d’estime et d’amitié pour le chevalier de Raguenel.

— Et cependant Laffemas…

— J’en ai besoin ! gronda le Cardinal. Et tant que ses services me seront utiles je ne vous l’abandonnerai pas.

— Il est vrai qu’on l’appelle le bourreau du Cardinal ! fit Beaufort avec amertume. Il ne doit pas être facile de le remplacer !

— Oh, pour ce genre de fonction il est toujours possible de trouver quelqu’un, mais Laffemas a d’autres qualités. Entre autres, celle-ci : il est probe !

— Probe ? émit Beaufort qui s’attendait à tout sauf à cela.

— Incorruptible si vous préférez. Il est à moi et personne, fût-ce au prix de la plus grande fortune, ne le pourrait acheter. Cela tient peut-être à son ascendance protestante, mais ces hommes-là sont rares. Son père fut un bon serviteur de l’État et lui-même rend de grands services.

— Serait-ce donc sur votre ordre qu’il a enlevé Mlle de L’Isle ?

Le poing du Cardinal s’abattit de nouveau sur la table :

— Ne soyez pas ridicule ! Cette enfant est venue ici demander justice pour son parrain et je l’ai accueillie favorablement. Sa visite achevée, je l’ai confiée à l’un de mes gardes pour la ramener jusqu’à sa voiture et le Lieutenant civil a agi de son propre chef lorsqu’il a prié M. de Saint-Loup de lui céder la place.

— Donc, il n’obéit pas toujours ?

— Il n’a pas désobéi, puisque j’ignorais sa présence ici. Il faut en prendre votre parti, monsieur le duc. Tant que je vivrai, je vous interdis de vous en prendre à lui. Ensuite, vous ferez ce que vous voudrez.

— Il va donc pouvoir continuer à assassiner de pauvres filles dans les rues de Paris les nuits de pleine lune ?

Richelieu haussa les épaules.

— À ses risques et périls. La nuit, tous les chats sont gris mais je lui parlerai. Et, à ce propos, je veux votre parole de gentilhomme de ne rien tenter avant ma mort. Il est possible, en effet, que ces malheureuses trouvent un vengeur parmi les hommes de l’ombre. Il me déplairait de vous accuser, vous ou quelqu’un des vôtres !

— Monseigneur, gronda Beaufort, vous me faites regretter d’être venu vous demander justice. Si j’étais allé l’égorger chez lui par une nuit bien sombre vous n’auriez jamais imaginé que j’étais le coupable.

— Ne vous y fiez pas ! Je sais toujours ce que je veux savoir et, Laffemas mort, il me restait Laubardemont qui est redoutable. Votre coup d’éclat de La Ferrière a bien eu des témoins : il aurait passé tous les paysans à la question pour connaître le vrai et il vous aurait trouvé sans grande peine. Alors vous auriez senti le poids de ma colère, tout prince que vous êtes. Vous avez, au contraire, agi avec plus de sagesse que vous ne l’imaginez.