Et soudain, comme la première voiture tournait pour s’engager sur le quai de la Mégisserie, Annebrun, le plus grand des trois hommes, eut un cri qui était presque un rugissement :

— Agnès !… Non !…

Hormis ses compagnons, personne ne l’entendit : une bande de sans-culottes à carmagnoles crasseuses venaient d’entamer un « Ça ira ! » tonitruant mais Guillaume lui aussi avait vu. Un même élan jeta les deux hommes en avant et ils faillirent rouler sous les sabots d’un cheval. Les gendarmes à pied les repoussèrent brutalement en leur distribuant des coups de pommeau de sabre :

— Place ! Place donc, imbéciles ! Vous voulez qu’on vous emmène avec eux ?

Blême jusqu’aux lèvres Yves Cormier aida les deux hommes à se relever tout en les attirant contre la muraille d’une maison. Ils étaient tellement bouleversés qu’ils eurent peine à retrouver leur souffle :

— Pour l’amour du Ciel, laissez-moi vous emmener ! On ne peut plus rien maintenant…

— Si ! affirma Guillaume. On peut la suivre… aller jusqu’au bout ! Qui sait si une occasion ne se présentera pas ?…

La seconde charrette était passée et la foule se refermait sur elle. Guillaume et Annebrun prirent la suite, cherchant fébrilement ce qu’ils pourraient faire, l’incident que l’on pourrait créer. C’était chercher l’impossible. Une véritable marée qui semblait dégringoler des toits enneigés, des fenêtres larges ouvertes, se ruait autour de ces misérables attelages. Tous deux savaient au fond d’eux-mêmes qu’ils étaient impuissants, désarmés et que la moindre tentative les conduirait à la mort. Guillaume brûlait de fureur mais c’était Annebrun qui pleurait. Tous deux savaient aussi qu’ils garderaient toujours au fond des yeux l’image triomphante – le mot n’était pas trop fort ! – d’Agnès marchant à la mort. En dépit de ses cheveux massacrés, de sa robe grise cisaillée découvrant ses épaules blanches, ses yeux étincelaient d’un feu orgueilleux. Elle ressemblait à une reine et rien en elle n’évoquait la plus petite crainte. Elle allait mourir pour ce Roi qu’elle avait choisi de servir et elle en était fière.

Par la rue de la Monnaie, la rue du Roule et enfin la rue « Honoré » qui menait droit à la place de la Révolution, le cortège poursuivit son chemin et les deux hommes, le mari et l’amant, suivirent, captifs d’une émotion violente qui les enchaînait à ce char de misère dont Agnès faisait un tremplin vers une gloire qu’elle seule pouvait apercevoir…

La rue, encaissée entre des maisons, s’ouvrit soudain comme un rideau de théâtre, découvrant une place immense où déjà brûlaient des torches car la nuit d’hiver tombait vite. Sur le ciel rougissant où se découpaient les arbres des Champs-Élysées, les deux bras noirs de la guillotine s’érigèrent soudain avec, entre eux, le triangle d’acier qui, par treize fois, allait tomber…

Autour de l’échafaud, les mouvements de foule étaient contenus par des cordons de gardes, dont beaucoup allumaient de nouvelles torches éclairant le plus hideux peut-être du terrifiant spectacle : au pied de l’échafaud, une bande de femmes en bonnets à cocardes et gros collets de laine se tenaient assises sur des bancs, occupées à tricoter tout en bavardant, riant et plaisantant. Ces furies que l’on appelait les tricoteuses n’étaient qu’un ramassis de mégères dont le plaisir suprême consistait à voir couler des flots de sang. Elles saluèrent de grandes acclamations l’arrivée des tombereaux et se mirent à détailler les victimes avec une joie horrible…

Les attelages étaient arrêtés à présent. L’un après l’autre, les condamnés étaient descendus puis hissés sur la plate-forme où les aides de Sanson, le maître-bourreau, s’en emparaient pour les jeter sur la bascule. Par trois fois, le couperet retomba. C’était à présent le tour d’Agnès Tremaine.

Les deux hommes qui tentaient l’impossible pour la rejoindre la virent alors se tourner vers l’homme contre qui elle s’appuyait depuis un moment et lui tendre ses lèvres qu’il baisa passionnément. Guillaume et Pierre le reconnurent en même temps : c’était Gabriel, cause première de sa mort puisqu’elle avait voulu retourner le chercher au soir de l’enlèvement du petit roi. Annebrun, alors, ferma les yeux et Guillaume l’entendit gémir…

— C’est pour lui qu’elle m’a quitté !… Elle l’aimait, lui, alors que je ne lui étais rien…

Bouleversé, Guillaume le prit dans ses bras pour étouffer ses sanglots :

— Tais-toi, je t’en prie ! Tais-toi, mon pauvre ami !

Sans pour autant quitter du regard la progression de sa femme vers l’abominable machine. Il la vit monter le raide escalier mais quand elle apparut sur la haute estrade une voix de femme, une voix démoniaque se fit entendre :

— Je t’avais bien dit que je te ferais pleurer des larmes de sang, Agnès Tremaine !

Galvanisé, Guillaume rejeta le médecin sur l’épaule de Cormier. L’une des tricoteuses s’était dressée, brandissant ses aiguilles comme un poignard. Adèle Hamel dégustait sa vengeance avec une gourmandise féroce.

Debout entre le ciel et la guillotine, Agnès laissa tomber sur la misérable un regard d’écrasant mépris et haussa les épaules. Les aides s’emparèrent d’elle. Un instant après, tout était fini et Gabriel se jetait littéralement sur la planche pour rejoindre la seule femme qu’il eût jamais aimée…

Lorsque, l’exécution terminée, Guillaume voulut s’élancer sur la trace d’Adèle, il lui fut impossible de seulement l’apercevoir. La foule, cette foule qui les avait maintenus immobiles jusqu’au bout de l’abomination, l’avait avalée comme si elle était la gueule même de l’enfer…

— On la retrouvera, fit Annebrun qui, lui aussi, avait entendu. Je te jure qu’on la retrouvera !…

Le surlendemain, les deux hommes quittaient Paris.

De retour aux Treize Vents, Tremaine fit prendre le deuil à toute sa maison et célébrer, dans l’église de La Pernelle, une messe nocturne dite par l’un des prêtres cachés à Durécu. Y assistèrent ceux de Varanville et nombre de braves gens venus de Saint-Vaast…

Mais en plein jour et à la face de tous, il incendia de ses mains la maison de Rideauville dont il avait fait don aux Hamel ainsi que celle de la saline qui avait abrité leur enfance. Cela en attendant qu’il puisse mettre la main sur Adèle…


La nuit de mai déjà toute douceur printanière enveloppait de son vélum d’un bleu profond la mer paisible et les déchirures de la côte contentinoise. Et aussi la petite crique déserte bordée de sable fin que venait lécher la marée du soir. Appuyé aux rochers, sur la droite, un bateau attendait, tourné vers le large, ses voiles encore ferlées…

C’était l’un de ceux que Mme Atkins avait achetés et disséminés au long du littoral pour conduire hors de France le fils de Marie-Antoinette. Sa coque était foncée ainsi que ses voiles et il portait la marque des îles anglaises…

Deux hommes apparurent sur le chemin descendant de la lande vers la grève. L’un d’eux appuyait sur une canne sa marche cependant ferme. Devant eux, un couple d’enfants pareillement vêtus de noir – un garçon de neuf ans, une fillette de sept – avançaient en se tenant par la main. Ils allaient droit vers la barque sans se retourner, ne regardant qu’eux-mêmes.

— Où l’emmenez-vous ? demanda Tremaine désignant du menton celui qui allait partir. En Angleterre, chez cette Mme Atkins ?

— Non. Les agents de la Révolution sont actifs là-bas et plus encore ceux des princes. Il n’y serait pas en sécurité. Nous allons en Hollande d’où nous rejoindrons le prince de Condé qui saura bien mettre Monseigneur à l’abri des entreprises du comte de Provence. Il me reste à vous remercier de votre généreuse hospitalité. Vous l’avez payée bien cher !… Parviendrez-vous un jour à me pardonner la mort d’Agnès ?

— Vous n’en êtes pas vraiment responsable…

— Je ne suis pas de votre avis. Peut-être, si je lui avais dit la vérité, n’aurait-elle pas été saisie par ce besoin d’héroïsme à tout prix, par ce désir de me rejoindre dans le combat que j’entreprenais…

— La vérité ?

Il y eut un silence. Le bailli l’employa à emplir ses poumons du vent chargé d’iode et de sel qu’apportaient les vagues. Il hésitait, visiblement, mais soudain il se décida :

— Voilà des nuits que je balance à vous la dire mais je crois, finalement, que je vous la dois. Je ne suis pas le père d’Agnès…

Guillaume crut avoir mal entendu :

— Qu’est-ce que vous dites ?…

— Vous avez très bien compris. Il est impossible qu’elle soit ma fille… En dépit de ce qu’en pensait sa mère elle-même. Non, épargnez-moi ce regard effaré : je ne suis pas fou. Chez-moi plutôt ! Nous en aurons vite fini car l’histoire est brève.

— Si la marée vous le permet, fit Guillaume sèchement.

— Je le crois. J’étais jeune alors et je vous l’avoue, j’ai aimé passionnément Mme de Nerville, avec une ardeur dont vous n’avez pas idée ! Trop d’ardeur sans doute ! La nuit où, enfin, elle s’est donnée à moi, les forces… m’ont manqué. Ce sont de ces choses qui arrivent parfois ! En dépit de sa beauté et de nos caresses, je n’ai pas réussi à la faire mienne tout à fait !… Ne m’obligez pas à m’expliquer davantage ! ajouta-t-il avec une soudaine irritation. Vous êtes un homme, vous devez comprendre… Le lendemain, Nerville annonçait son retour et moi je repartais… Je ne l’ai plus revue…

— Mais enfin, c’est elle-même et la vieille Pulchérie qui ont renseigné Agnès ! Comment ont-elles pu se tromper ?

— Pour Pulchérie c’était facile : j’avais passé une nuit avec sa maîtresse. Quant à Élisabeth… oh, c’était une femme-enfant, une innocente, bien peu au fait des réalités de l’amour. Elle a pris le… simulacre pour le réel…

— Je vois !… Ainsi j’ai vraiment épousé la fille de Raoul de Nerville ? murmura lentement Guillaume et, comme les paroles s’imprimaient dans son esprit, il s’emporta soudain : Mais pourquoi n’avez-vous rien dit ? Pourquoi nous avez-vous laissé croire cette… fable ?