À l’intérieur, on pouvait, en approchant, entendre de gros rires, des bribes de chansons salaces mais l’épaisseur des voix disait assez que l’on avait déjà beaucoup bu.
Sur un signe de Michel Quentin, l’un des frères Crespin, le forgeron, se glissa jusque sous une fenêtre pour observer l’intérieur. Il fut vite de retour :
— La moitié dort déjà ! souffla-t-il. Les autres ne nous donneront pas beaucoup de mal…
En effet, tout alla très vite. La porte enfoncée, les hommes noirs n’eurent aucune peine à s’emparer des buveurs assez conscients pour éprouver de la terreur. Effondré sur un tabouret au coin de sa cheminée, le cabaretier, ivre lui aussi, faisait griller deux poissons sur la flamme et ne parut même pas s’apercevoir de ce qui se passait. Seul, Adrien se mit à hurler mais une main brutale le bâillonna…
— Si tu sais encore une prière, dit Tremaine, c’est le moment de la dire…
Hamel et ses deux acolytes, un certain Romus et un nommé Achille, furent traînés au-dehors après que leurs compagnons eurent été proprement assommés. On les ficela, les bâillonna en dépit de leurs supplications. Puis Michel Quentin se tourna vers Guillaume :
— Merci pour le coup de main, ami ! À présent, j’aimerais mieux que vous partiez.
— Pourquoi ?
— Je vous crois encore capable de pitié et aucun de nous n’est disposé à se laisser toucher… C’est notre justice. Elle doit passer !
— Il a raison, approuva Pierre Annebrun. Ce n’est ni ton ouvrage ni le mien… Mes mains sont faites pour guérir et les tiennes ne doivent pas se souiller d’un sang qui t’est proche…
Pourtant, il n’y eut pas de sang versé.
Quand l’aurore empourpra la mer et les vieilles tours gardiennes de Saint-Vaast, les femmes qui s’en allaient ramasser les huîtres trouvèrent sur le sable, non loin de l’église, trois cadavres trempés dont la vue les fit rebrousser chemin en poussant des cris de terreur. Pourtant, ils ne portaient aucune marque de violence mais dans leurs grands yeux ouverts on pouvait encore lire l’épouvante. Des paquets d’algues emplissaient leurs bouches ; de longues bandes luisantes de laminaires brunes solides comme des cordes et semblables à des tentacules de pieuvre leur serraient la gorge…
On les ensevelit en hâte et personne n’osa proposer les prières d’un prêtre, même « jureur ». À voix basse, on évoquait la justice divine et aussi les vieilles légendes de monstres marins et de fantômes meurtriers. La vieille histoire du moine de Saire remontait à la surface ! Quant à ceux qui avaient secondé Hamel et ses acolytes dans leurs forfaits, ils quittèrent le bourg sans tambours ni trompettes, emportant avec eux le vague souvenir de démons noirs sortis de l’enfer par une nuit plus noire encore…
Pendant quelque temps, on craignit des représailles de Valognes. Pourtant rien ne vint : Buhot était trop malin pour intervenir après ce qu’il savait être une vengeance populaire. Il ne tenait pas à s’en prendre à ces hommes habitués à braver les mers furieuses et les vents meurtriers et, au fond, il n’était pas fâché d’être débarrassé d’Adrien Hamel qui devenait encombrant. Il n’aurait guère de peine à se trouver un autre espion…
Deux jours avant Noël, Guillaume vint chercher Mlle Lehoussois pour l’installer aux Treize Vents en dépit de sa résistance :
— Vous rentrerez chez vous quand vos cheveux auront repoussé, lui déclara-t-il. Jusque-là vous avez besoin qu’on veille sur vous !
— Tu me prends pour qui ? Pour Samson ?
Il lui offrit le sourire de faune qui lui plaisait entre tous :
— Il pourrait bien être de votre parentèle, celui-là, mais oubliez-le un moment ! Vous êtes vengée et c’est tout ce qui compte !
— Tu trouves, toi ? Et ma pauvre vieille église salie, déshonorée, profanée, qui est-ce qui la vengera ? Ma tignasse n’en méritait pas tant !
— Elle était digne de porter couronne ! Quant aux vases sacrés pour lesquels Jeanne Harel est morte, ils sont à présent chez Mme Baude où je les ai portés moi-même. Il y a chez elle un petit moine de Montebourg qui saura bien ce qu’il faut en faire…
Noël fut moins angoissant qu’on ne l’avait craint. Le Dr Annebrun et Sidonie Poincheval ainsi que Rose de Varanville et Mme de Chanteloup vinrent partager le déjeuner des Treize Vents. Ce ne fut pas une fête : simplement un moment de paix et de chaleureuse amitié auquel les jeux et les rires des enfants apportèrent une note joyeuse. Cependant la pensée d’Agnès, absente depuis si longtemps, était dans toutes les mémoires même si personne n’osa l’évoquer. Guillaume analysait mal ses sentiments envers elle mais il éprouvait un certain soulagement à constater que les enfants ne semblaient pas souffrir de son absence. Chaque soir, agenouillés devant leur lit, ils priaient pour elle et leur père éprouvait toujours une certaine émotion en entendant les voix enfantines demander à Dieu de « protéger Maman partie à la guerre ! ».
C’était Élisabeth, naturellement, qui avait trouvé cette formule. Peut-être pour avoir saisi des bribes de conversation et Guillaume ne l’avait pas détrompée parce qu’il y voyait une parcelle de vérité. Et puis, au fond, il convenait qu’Agnès eût, pour ses enfants, cette image d’héroïne.
Évidemment, l’inévitable question était venue :
— Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas aussi à la guerre, papa ?
Aucune acrimonie là-dedans ! Simplement l’interrogation d’une logique enfantine : la bataille n’était-elle pas la grande affaire des hommes ?
— Parce que ta maman défend une cause qui n’est pas la mienne et que je ne suis pas d’accord avec elle. D’autre part, cette guerre-là est un peu partout et chacun doit la faire à la place qui lui est assignée. Je veille sur la maison et sur vous tous. Tu aurais préféré que je m’en aille ?
— Non ! Oh non !
Avec un cri qui était un sanglot, Élisabeth s’était jetée dans les bras de son père qui l’enleva de terre pour la serrer contre lui.
— Je ne veux plus que vous partiez, Papa ! Plus jamais… plus jamais !… Pourtant, je voudrais savoir : est-ce que Maman reviendra un jour ?
— En voilà une question ? Mais je l’espère bien !…
Pieux mensonge que cette espérance affirmée ! Au fond, Guillaume n’était pas du tout certain de souhaiter un retour qui poserait quelques problèmes. Tout au moins dans l’immédiat. Mais que répondre d’autre à l’interrogation d’un regard d’enfant ?…
Dans les derniers jours de janvier 1794, de grands brouillards presque tièdes enveloppèrent la presqu’île comme si, en l’emmitouflant ainsi, le ciel et la mer se liguaient pour la tenir à l’écart d’un pays saisi par une épidémie de folie sanguinaire. Ils étaient si denses que retrouver son chemin n’était pas facile, même quand on les connaissait bien.
Pourtant l’attelage qui marchait vers La Pernelle progressait avec une étonnante sûreté comme si une invisible main le guidait à travers plaines, plateaux, ruisseaux, bois et marais. Parmi les hommes aussi et c’était une manière d’exploit à une époque où tout visage inconnu suscitait la méfiance. Il est vrai que la voiture était de petite apparence : une vieille calèche à la capote de cuir usagée, passablement boueuse, et attelée d’un cheval rustique, un percheron dont les longs poils cachaient une singulière vigueur.
Un homme déjà âgé portant des lunettes de fer sous un chapeau rond, vêtu de gros drap brun, la conduisait paisiblement. À ceux qui l’arrêtaient, il se disait médecin venant d’un lieu suffisamment éloigné pour décourager les vérifications et chargé de ramener à sa famille un enfant tombé malade dans la ferme où il servait. De fait, une petite silhouette aux cheveux blonds, enveloppée d’épaisses couvertures, était couchée sur la banquette arrière. C’était une fillette très pâle avec sur la figure des marques rouges ; et toujours selon son mentor la petite était contagieuse. Aussi les curieux ne s’attardaient guère. En outre, l’homme présentait à toute réquisition un papier assez crasseux mais couvert de signatures et de tampons. On le laissait passer d’autant plus volontiers que, dans les campagnes, ceux qui savaient lire n’étaient pas si nombreux.
Quand enfin l’équipage émergea de la brume près des écuries des Treize Vents, il ressemblait tellement à l’attelage-fantôme des légendes bretonnes et des contes scandinaves que Daguet hésita un instant à s’en approcher ; il se signa par précaution mais se rassura vite : le soi-disant médecin ôtait ses besicles, repoussait son chapeau sur l’arrière de la tête et libérait un énorme soupir de soulagement :
— Ouf ! Nous y voilà enfin !… Le bonjour à vous, Prosper Daguet ! Est-ce que votre maître est au logis ?
— Monsieur le Bailli ? s’écria le cocher éberlué. C’est bien vous qui arrivez en pareil équipage ?
— Eh oui, c’est moi ! Les temps ne sont plus aux confortables berlines ! Tel que vous me voyez, je viens de Paris ? Alors ? M. Tremaine ? Il est là ?
— Bien sûr, Monsieur le Bailli ! Je le préviens mais donnez-vous la peine de conduire votre voiture jusqu’à la maison. Je vous suis et je la ramènerai ici.
Il courut se pendre à la cloche logée dans une sorte de lanterne placée sur le toit des écuries et l’agita sur un mode allègre qui correspondait à un code convenu à l’avance : cette sonnerie annonçait une visite amicale. Cependant, M. de Saint-Sauveur s’approchait du perron au bas duquel il s’arrêta. Il y arriva au moment où Tremaine sortait, descendit alors de la voiture mais ses jambes ankylosées le firent grimacer de douleur :
— Aïe ! Décidément je ne suis pas fait pour ce genre de véhicule. À défaut du pont d’un bateau, je préfère grandement chausser les étriers ! Quel voyage ! Mais grâce à Dieu nous en voyons la fin…
"Le réfugié" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le réfugié". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le réfugié" друзьям в соцсетях.