Depuis le départ d’Agnès, c’était la première fois que les deux hommes se trouvaient seuls et face à face. Une sorte d’accord tacite les avait tenus écartés l’un de l’autre jusqu’à ce jour. De toute évidence, le médecin ne tenait aucunement à rencontrer Guillaume et celui-ci, à peu près persuadé que Pierre était le mystérieux amant de sa femme, n’avait pas cherché à en savoir plus. Le chagrin inscrit sur la figure de cet ancien ami lors de leur dernier revoir en disait plus qu’un long discours et paraissait à Tremaine une punition suffisante. Il n’avait aucune peine à imaginer ce que pouvait souffrir Annebrun s’il aimait vraiment la jeune femme. Aussi s’était-il hâté de répondre à son appel : il s’agissait sans doute d’une affaire grave…
— Eh bien ? dit-il seulement quand leurs yeux se rencontrèrent.
Pierre se leva pesamment et fit le tour de son bureau pour rejoindre son visiteur :
— Il s’est passé tout à l’heure à Saint-Vaast quelque chose d’affreux. J’aurais pu éviter de te prévenir mais je crois que, ça, tu ne me le pardonnerais pas…
L’accentuation, inconsciente ou non, sur le « ça » fit lever les sourcils de Guillaume. Il ne put se retenir de le souligner :
— Que pourrais-je bien avoir à te pardonner sinon d’éviter ma maison ? Ma gratitude envers l’homme qui m’a sauvé et remis debout est encore loin de se tarir…
Annebrun détourna la tête pour fuir le fauve regard qui fouillait le sien.
— Tu ne me dois rien… et surtout pas de reconnaissance. J’ai… j’ai été payé au-delà de ce que je méritais et…
— Et c’est ce… paiement qui t’empoisonne l’existence, n’est-ce pas ?… Je crois savoir de quoi il retourne mais si tu le veux bien nous en parlerons plus tard. Qu’est-ce qui s’est passé à Saint-Vaast ?
— Viens voir !
Tout en guidant Tremaine vers l’escalier et l’étage, Annebrun raconta comment l’approche de Noël venait de pousser quatre vieilles femmes du bourg à une tentative insensée : essayer de récupérer dans l’église profanée les vases sacrés pour les laver et les purifier. La pensée du sacrilège commis par la bande à Buhot était insupportable à leur piété et à leur profond amour de Dieu.
— Elles sont allées à l’église sans se cacher ?
— Exactement. Elles comptaient sur leurs cheveux blancs, leur réputation sans tache et leur âge pour se faire respecter…
— Leurs familles n’ont pas essayé de les retenir ?
— Elles n’en ont pas. Trois d’entre elles sont veuves sans enfants ; la quatrième n’a jamais été mariée. Au risque de leur vie, elles voulaient donner au Seigneur une dernière preuve de leur amour et de leur fidélité…
— Et alors ? Qu’est-ce qu’on leur a fait ? Ces brutes ne les ont tout de même pas…
— Tuées ? Non. Blessées seulement et sans gravité mais je crois qu’elles auraient préféré mourir. Non seulement ces sauvages ont refusé de les écouter mais ils s’en sont emparées, les ont battues après avoir déchiré une partie de leurs vêtements puis les ont… tondues !
— Quoi ?
— Oui, tondues à ras ! touzées comme on dit par ici ! Puis ils les ont traînées sur la Poterie pour les obliger à danser autour de leur foutu arbre de la Liberté…
Guillaume sentit ses cheveux se dresser sur sa tête de fureur et d’indignation…
— Et personne n’a rien fait pour les en empêcher ? Où étaient-ils les gens de ce pays ?
— Que pouvaient-ils faire sinon regarder ? Les autres ont des armes, des pistolets, des sabres. Si on s’était opposé à eux, ils pouvaient tuer, non seulement leurs captives, mais d’autres gens encore. Ensuite…
— Parce qu’il y a encore quelque chose ?
— Oui. Ils les ont obligées à aller jusqu’à la Hougue : ils voulaient les jeter à l’eau mais là, les vieux soldats qui se trouvent encore dans le fort ont ouvert le portail et sorti un canon… On n’est pas trop brave dans cette bande ! On a même pris la fuite en courant et les pauvres femmes ont enfin été secourues…
— Et toi, tu étais où ?
— Ici. Je soignais le vieux Guérin qui s’est démis un bras en essayant de retourner sa barque tout seul mais Sidonie avait tout vu et elle a exigé qu’on m’amène l’une de ces malheureuses…
On était arrivé à la porte de la chambre que Guillaume avait occupée si longtemps mais, la main sur le loquet, Annebrun ne se décidait pas à ouvrir. Guillaume prit feu : son poing pesa rudement sur celui du médecin qui d’ailleurs résista :
— Laisse-moi entrer ! Qui est là-dedans ?
— Tu ne t’en doutes pas un peu ?
Si. Guillaume pressentait ce qu’il allait voir : Anne-Marie, sa chère Anne-Marie Lehoussois, celle « qui n’a jamais été mariée »… La porte s’ouvrit enfin et il put contempler le navrant spectacle de ce bon visage couvert de meurtrissures et qui, sur l’oreiller, semblait celui d’une morte. Sidonie qui la veillait se leva et vint sur la pointe des pieds vers les deux hommes :
— Elle s’est endormie, murmura-t-elle. Ne faites pas de bruit !
— Je ne crois pas qu’elle nous entende, dit Annebrun. Je lui ai donné de l’opium…
Guillaume resta un moment près du lit, les yeux pleins de larmes, regardant dormir sa vieille amie. Sidonie avait recouvert d’un bonnet de lingerie tuyautée le crâne nu mais quelques estafilades dues au rasoir apparaissaient sur le front… Il se pencha et y posa ses lèvres avec une infinie tendresse. Puis, se redressant :
— Est-ce que quelqu’un sait où sont, à cette heure, Adrien Hamel et ses vaillants amis ? Repartis pour Valognes ?
— Même pas ! gémit Mlle Poincheval qui se mit à pleurer. Ils sont chez mon… frère, au cabaret ! C’est leur quartier général…
— Il choisit bien ses clients, votre frère !…
— Il aimerait certainement mieux en avoir d’autres, intervint le médecin. C’est recevoir ces mauvais ou se résigner à voir brûler sa maison…
En manière d’excuses et de réconfort, Guillaume tapota doucement l’épaule de la vieille fille et sortit de la chambre. Revenu dans le cabinet du médecin, il ouvrit sa redingote, découvrant les deux pistolets passés dans sa ceinture. Il tira les armes et les vérifia…
— Tu veux attaquer le cabaret à toi tout seul ? demanda Annebrun.
— Tout seul ? Pourquoi ? L’aventure ne te tente pas ?
— Tu sais bien que si ! dit Pierre en haussant les épaules, mais les bougres sont nombreux et un léger renfort ne nous nuirait pas…
— Sans doute mais à cette heure-ci, ils doivent être ivres à ne plus voir clair ! Allons toujours examiner comment l’affaire se présente chez Poincheval. Nous aviserons selon les circonstances mais une chose est certaine : je ne rentrerai aux Treize Vents qu’après avoir fait payer leur crime à ces misérables.
Le médecin approuva de la tête et ouvrit une armoire pour y prendre des pistolets qu’il chargea soigneusement :
— Allons-y ! dit-il seulement en se dirigeant vers le portemanteau afin de s’habiller pour sortir. Guillaume suivait ses mouvements avec un demi-sourire : l’assistance d’une force de la nature telle que Pierre Annebrun était réconfortante pour ce genre d’expédition…
Quelque chose de plus chaud encore l’attendait au-dehors. Quand les deux hommes sortirent sur le perron, ils virent venir à eux une masse mouvante et noire, impressionnante parce qu’elle avançait en silence. Elle s’arrêta à leur vue et la voix de Michel Quentin leur parvint volontairement assourdie :
— Ah, vous êtes là, Guillaume ? C’est tant mieux ! Je comptais demander au docteur de vous envoyer chercher. Vous savez ce qui s’est passé aujourd’hui ?
— Oui. Nous allions justement nous en occuper et donner à ces gens la correction qu’ils méritent.
— Correction ? Ça ne suffit plus : la vieille Jeanne Harel vient de mourir et Mathilde Dubois ne vaut guère mieux !… Alors c’est d’exécution qu’il s’agit. Vous êtes d’accord ?
— Vous voulez tuer une trentaine d’hommes ? C’est un peu beaucoup peut-être ? fit observer Annebrun.
— Non. Rien que les chefs. Ils sont trois, Guillaume, et parmi eux il y a votre cousin… Vous êtes toujours d’accord ?
— Tout à fait ! Je regrette seulement qu’il n’y ait pas aussi la cousine…
Le rire étouffé du fournier se fit entendre :
— Faut pas rêver, Guillaume ! Celle-là, on n’est pas près de la revoir ! Tâchez de l’oublier pour le moment…
Depuis des mois en effet, Adèle Hamel avait quitté le pays. Peu désireuse d’affronter un Tremaine ressuscité, elle était parvenue à convaincre le représentant Lecarpentier de l’emmener à Paris pour veiller sur son linge, sa maison et lui tenir chaud la nuit à l’occasion. On ne savait trop ce qu’elle fabriquait au juste mais son jumeau laissait volontiers entendre, en se rengorgeant, qu’elle était en train de se constituer un gentil magot… Probablement intouchable dans l’asile qu’elle s’était choisi, elle ne laissait en effet d’autre choix à son ennemi que de l’oublier. Pour un temps tout au moins…
— Quand vous serez prêts, nous irons ! fit Quentin.
— Il me semble que nous le sommes ?
— Dans votre équipement de bourgeois ?… Ôtez vos chapeaux ! Un bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils et de la boue sur la figure, c’est le meilleur moyen de ne pas être reconnus…
La troupe des pêcheurs était en effet invisible. Aucune tache claire ne révélait les visages et Guillaume pensa que cet homme était un vrai chef.
— Un instant et nous vous suivrons…
— Vous ne voulez pas prendre le commandement ?
— Vous vous en tirez à merveille, Michel ! Votre père pourra être fier de vous !
Quelques minutes plus tard, une théorie d’ombres denses quittait le Hameau Saint-Vaast pour rejoindre le cabaret de la Croix-de-Saire, tout récemment rebaptisé l’Huître-Verte. Situé à l’extrémité du port, près de la vieille Corderie, il ressemblait, avec ses petites fenêtres faiblement éclairées trouant les murs écrasés par un énorme toit de chaume, à quelque bête inquiétante tapie dans l’obscurité au bord de la ligne bosselée des roches soutenant la Longue Rive. Aucune lumière ne se montrait à la ronde, sinon les feux allumés sur Tatihou, la Hougue et, là-bas au loin, sur la tour de Gatteville. Aucun bruit non plus dans cette opaque nuit d’hiver sinon le froissement léger du ressac.
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