— Mieux vaut ne pas la réveiller. On a toutes les peines du monde à l’endormir depuis sa maladie. Elle est la proie d’affreux cauchemars…

— Mais enfin, Rose, comment se fait-il que ce soit vous qui la soigniez alors que vous avez tant d’occupations chez vous ?

— Tout va bien à la maison, jusqu’à présent tout au moins et quand Potentin est venu me dire ce qui était arrivé à la petite, je suis accourue. Félix m’a approuvée. Nous ne pouvions pas laisser vos gens se débattre seuls avec une pareille responsabilité…

— Vous saviez le départ d’Agnès ?

— Oui. Elle m’a écrit. À vous aussi bien entendu. Il y a une lettre qui vous attend dans votre chambre. Oh, Guillaume, je crois bien qu’elle est devenue folle…

— Ce n’est pas le terme qui lui convient ! Incompréhensible, déroutante, égoïste, d’un orgueil insoutenable et totalement incapable d’assumer ses devoirs de mère et de gardienne du foyer, ça oui ! Où est-elle allée ?

— Pour ce que j’en sais : à Paris. Elle dit ne plus pouvoir supporter l’existence bourgeoise que vous lui imposez, qu’elle entend rester fidèle à sa naissance, à ses ancêtres et qu’elle veut se dévouer à la cause royale… Quand je dis qu’elle est folle, il me semble que j’ai raison. Mais sacrebleu, elle vous aime pourtant !

Guillaume eut un sourire en l’entendant jurer. Ce n’était pas la première fois mais c’était toujours signe de grande perturbation chez l’ex-Mlle de Montendre. Il haussa les épaules :

— Elle m’a aimé et moi aussi je l’ai aimée. Tout au moins nous l’avons cru l’un et l’autre. En fait, Rose, notre mariage n’a pas eu de chance. Trop hâtif, trop passionné… alors que nous nous connaissions si peu !

— Et que vous en aimiez une autre ! fit Rose avec sévérité. Vous n’avez pas été honnête, Guillaume !

— Si, je jure que si ! Comment aurais-je pu imaginer que cet amour d’enfant enfoui sous tant d’années reparaîtrait, refleurirait… Lorsque j’en ai eu conscience, j’ai tout fait pour protéger Agnès. Si je n’ai pas réussi c’est parce que je suis un imbécile incapable de se méfier des gens. Cependant, Agnès supportait de plus en plus mal ce qu’elle appelle sa condition de bourgeoise. Elle se sentait amoindrie, reniée par ses ancêtres…

— Lesquels ? Ce forban de Nerville qui ne lui était rien et qu’elle haïssait au point d’avoir jeté bas son château ?

— Je ne suis pas certain qu’elle ne l’ait pas regretté. Songez qu’il descendait de nos ducs devenus rois outremer ! Rappelez-vous qu’elle caressait le désir de voir son nom s’accrocher au mien pour la plus grande illustration de notre descendance et que je refusais…

— Je sais et elle s’est bien gardée de m’en parler !

— Ma mère ne représentait pas grand-chose pour elle : une simple paysanne !… Rose, voulez-vous sonner pour que l’on m’apporte quelque chose de chaud ? Je suis aussi moulu qu’un vieux bois attaqué par les charançons… Pendant ce temps j’irai chercher cette lettre…

— Que vous devez lire seul ! Je vais surtout demander à Daguet de me ramener à Varanville. Vous n’avez plus besoin de moi ici et ma filleule sera heureuse d’avoir son papa pour elle toute seule ! Et puis… Félix sera content de me revoir, j’imagine ?

— Voilà ce qui arrive lorsque l’on est trop chaleureux avec ses amis, ma chère Rose ! Ils ont une sacrée tendance à abuser de vous. Demain j’irai vous voir tous les deux. J’ai bien des choses à vous dire et vous me tiendrez lieu de confesseurs…

— Cela m’étonnerait qu’on vous refuse l’absolution mais… permettez-moi encore une question : pensez-vous aller rechercher Agnès ?

— Et abandonner encore une fois les enfants ? S’ils n’ont pas suffi à retenir leur mère, je n’ai aucune raison de lui courir après. J’ignore à quel mobile elle a obéi mais elle a choisi son destin. Je n’ai pas l’intention de m’y opposer…

— On dit que Paris est devenu dangereux ?…

— Je peux vous assurer que l’on y vit encore très agréablement. Ne vous tourmentez pas, Rose ! Je suis certain qu’Agnès sait parfaitement ce qu’elle fait…

— Peut-être cherche-t-elle seulement à vous effrayer…

— En ce cas elle reviendra et trouvera la porte grande ouverte.

— Vous l’accueillerez ? C’est vrai ?

— Vous ai-je jamais menti, à vous qui êtes un peu ma conscience ? Je vous jure que Mme Tremaine reprendra sa place comme si de rien n’était. Peut-être aurons-nous une sérieuse explication mais nous avons trop à nous pardonner l’un et l’autre pour qu’il en soit autrement…


La lettre d’Agnès n’en apprit pas beaucoup plus à Guillaume sinon que la jeune femme avait été fort émue par une missive du bailli de Saint-Sauveur :

« … Je vais rejoindre mon père et ceux de notre caste décidés à se dévouer pour ce qui a toujours été la raison d’exister de nos semblables : le service du Roi. Sur ce point, nous ne serons jamais d’accord. Ce n’est pas votre faute ni la mienne mais vous devez comprendre qu’après tant d’années passées à subir les ordres ou les volontés d’autrui j’éprouve le besoin de gouverner ma propre vie.

« Les enfants vous préfèrent et n’ont pas vraiment besoin d’une mère qui leur est moins proche que Potentin ou Clémence. Je servirai mieux leur avenir là où je vais. Mon père a besoin de moi bien qu’il ne le dise pas et je veux lui prouver que sa fille est digne de lui ainsi que de sa lignée.

« Au cas où vous sentiriez quelque crainte à mon sujet il vous faut l’apaiser : Gabriel m’accompagne et veillera sur moi. Vous savez comme il m’est dévoué. D’autre part – et j’espère que vous ne le trouverez pas mauvais ! – j’emporte les bijoux que vous m’avez offerts et quelques objets qui me sont chers et qui, peut-être, pourront servir une plus noble cause que celle de votre affectionnée Agnès… » Puis, un peu plus loin : « Je doute que vous puissiez abonder dans mon sens, Guillaume, mais lorsque après notre victoire, choses et gens auront repris leurs places d’autrefois vous serez peut-être heureux de la gloire qui reviendra aux Treize Vents… »

Guillaume était trop las pour s’abandonner à la fureur que lui inspira d’abord cette lettre insensée. C’était pis encore que ce qu’imaginait Rose ! Agnès était saisie par la folie de l’héroïsme et laissant les siens à leur médiocrité se lançait en aveugle dans une aventure délirante. Chacun de ses mots insultait son mari en soulignant l’immense distance sociale qui les séparait. Plus que jamais elle était l’aristocrate et lui le roturier épousé dans un moment d’aberration ! C’était incroyable, effarant, inadmissible ! C’était… à mourir de rire !

La lettre qu’elle laissait aurait pu être celle d’un chevalier croisé pariant pour la Terre Sainte ! Il n’y manquait que les recommandations d’usage et la clef de la ceinture de chasteté !

— Qu’elle aille au diable ! s’écria Guillaume en se jetant sur son lit sans même ôter ses bottes. Et surtout qu’elle y reste ! On ne s’en portera pas plus mal chez nous autres, les manants !

Soulagé par cette conclusion, il ferma les yeux et s’endormit.

XIII

« JE M’APPELLE LOUIS-CHARLES… »

Les jours, les mois passèrent sans ramener Agnès…

Sans que Guillaume tentât, non plus, quoi que ce soit pour la rejoindre. Même s’il en avait eu l’intention, c’eût été une grave imprudence de laisser les enfants et la maison sous la seule protection de serviteurs déjà âgés : la Révolution, désormais aux mains de fanatiques impitoyables, oubliait ses grands rêves de fraternité, d’égalité et surtout de liberté pour basculer dans l’arbitraire et dans l’horreur.

Peu de temps après le retour de Tremaine à La Pernelle, le peuple de Paris, mené par le brasseur Santerre, envahissait de nouveau les Tuileries mais cette fois saccageait, pillait, massacrait les Suisses restés fidèles au Roi. Celui-ci et sa famille se réfugiaient à l’Assemblée d’où on les conduisit au Temple. Dès le lendemain ils étaient emprisonnés dans le vieux donjon des anciens chevaliers. Au même moment, on arrêtait en masse prêtres et nobles. On les entassa dans des cachots. Et puis peut-être parce qu’on ne savait qu’en faire on les y massacra méthodiquement, l’un après l’autre à la suite d’une parodie de jugement. Contraste saisissant : pendant ce temps – quelques jours après seulement ! – une armée « d’avocats et de savetiers », mal vêtue, mal nourrie mais jeune, mais héroïque, remportait la victoire de Valmy, puis celle de Jemmapes et barrait à l’envahisseur la route de Paris. Tant de gloire allait couvrir tant de monstruosités sans parvenir à les effacer. Devenue une république partagée entre frères ennemis, les Girondins et les Montagnards, la France mettait son Roi en jugement et, à une voix de majorité, l’envoyait à l’échafaud…

Un jour on apprit qu’au matin du 21 janvier, la tête de Louis XVI était tombée sur la place de la Révolution. Le Cotentin fut saisi d’effroi : on comprenait trop bien que pour avoir osé frapper si haut, les nouveaux maîtres ne reculeraient plus devant rien et que nul ne pouvait plus se dire en sûreté. Les égorgeurs de septembre avaient répandu la terreur, la mort du Roi acheva de démoraliser les cœurs honnêtes et paisibles qui espéraient des temps meilleurs. Dans l’ouest de la France, aux confins de Bretagne, en Mayenne et au sud de la Normandie les paysans se levaient à l’appel de « Jean Chouan » bientôt relayés par les Vendéens qui allaient chercher leurs seigneurs au fond de leurs manoirs pour s’en faire des chefs et marcher à la vengeance contre ceux qui osaient massacrer Dieu et le Roi.

À mesure que s’écoulait la sinistre année 1793, la guillotine installée à demeure en face du pont tournant des Tuileries fit tomber les têtes les plus illustres d’un parti comme de l’autre : après le Roi, la Reine, après les Girondins, la noble Madame Roland et l’héroïque Charlotte Corday. Sous prétexte de patriotisme, les vengeances personnelles s’exerçaient implacablement… À travers le pays, les Représentants en mission, traînant après eux l’instrument de mort, commençaient à exercer leur dictature. Si l’on portait un nom, on ne vivait plus qu’en se cachant. Le temps de la « douceur de vivre » était bien fini.