— Ne sois pas stupide, Guillaume ! fit-elle sévèrement. Je suis venue te demander pardon… et t’offrir quelque chose.

— À moins que ce ne soit de partir avec moi, je ne vois pas ce qui pourrait m’intéresser…

— Ne peux-tu parler autrement qu’à la manière d’un financier ? Ce n’est pas une affaire que je propose. Mais d’abord, permets-moi d’entrer ! Je crains les courants d’air !

Il s’écarta pour la laisser passer, respirant au passage son parfum frais et léger de muguet et d’herbe mouillée. Elle fit quelques pas dans la chambre où régnait le joyeux désordre d’un homme habitué à être servi, se baissa pour ramasser une chemise qu’elle jeta sur une chaise, puis se retourna pour lui faire face et leva les bras afin d’ôter les longues épingles qui maintenaient son grand chapeau de paille garni de rubans bouillonnés qu’elle lança ensuite sur la table.

— Voilà ! soupira-t-elle. Je suis venue te dire que je ne supporte pas l’idée que nous puissions nous séparer de la sorte. L’autre jour j’étais bouleversée mais, à présent, je le suis plus encore !

— Et alors ? Tu as trouvé le moyen de nous libérer l’un et l’autre ? Tu as dit que tu venais m’offrir quelque chose. Quoi ?

— De prendre ce que la vie veut bien nous accorder tout simplement…

— Mais encore ?

— Je devais rester à Malmaison durant toute l’absence de sir Christopher mais, hier soir, je suis revenue à Paris avec mon fils et Helen Williams qui est bien l’amie la plus compréhensive qui soit. Elle et Kitty s’occuperont d’Arthur afin que je puisse passer auprès de toi ces jours que m’accorde l’absence de… mon époux. Est-ce que… est-ce que tu veux bien ?

— Les jours… et les nuits ?

— Non. Rien que les jours ! Chaque soir, je rentrerai rue Sainte-Anne mais je reviendrai chaque matin jusqu’à ce que…

— Jusqu’à ce qu’il soit de nouveau là ?

— Oui… Ne crois surtout pas qu’il s’agit là d’une aumône, d’une espèce de compensation ! Je voudrais que, durant ces heures, nous essayions d’épuiser tout le bonheur qui nous est imparti en ce monde. Je viens à toi pour que tu m’aimes et pour t’aimer afin que plus tard, quand nous serons séparés puisqu’il faudra bien en venir là, nous ayons accumulé tant de souvenirs que nous puissions supporter la vieillesse et attendre la mort en leur compagnie. Ils nous tiendraient chaud au cœur…

À mesure qu’elle parlait, elle s’avançait lentement vers lui et sa voix baissait, baissait jusqu’à n’être plus qu’un murmure lorsque enfin ses mains se posèrent sur la poitrine de Guillaume. Il les enferma dans les siennes pour mieux les y appuyer. Elle était tout contre lui à présent et il laissa s’envoler le souvenir des heures amères qu’il venait de vivre pour goûter l’instant et anticiper déjà toutes ces heures de bonheur qu’elle apportait. Qu’avait-il besoin de répondre à la prière de ces grands yeux couleur de mer ? Il l’enveloppa de ses bras et enfouit son visage dans la masse vivante de la chevelure, les lèvres contre la peau si douce du cou fragile :

— Je t’aime, Marie, chuchota-t-il et ce ne fut qu’un souffle. Je n’aimerai jamais que toi…

Les jours qui suivirent furent des jours d’amour fou vécus dans la chambre banale d’une auberge perdue au cœur d’une ville en proie au délire. Parfois, ils sortaient pour le plaisir simple de courir les rues au bras l’un de l’autre, d’aller manger une glace chez Godet, boulevard du Temple, en écoutant les échos belliqueux d’un orchestre qui s’efforçait d’étoffer ses violons avec des tambours et des trompettes, ou bien de flâner dans les jardins du Palais-Royal, ce cratère bouillonnant où venaient échouer toutes les manifestations sérieuses ou burlesques. Là s’exerçaient martialement les gardes nationaux : les tricornes et les uniformes se mêlaient aux robes claires des filles. Cependant, les bruits de guerre enflaient. On avait proclamé « la Patrie en danger » et dans les carrefours s’élevaient des tréteaux tricolores où des files de jeunes gens allaient s’engager pour opposer leurs forces et leur courage à l’envahisseur autrichien, allemand ou émigré. On fraternisait, on chantait, on buvait aussi beaucoup trop et les deux amants, vite lassés de tout ce bruit, regagnaient l’ombre fraîche de leur chambre pour s’y aimer encore et toujours…

Chaque matin, Marie-Douce arrivait à l’heure où la cour s’emplissait de l’agitation et du vacarme des diligences prêtes à partir pour Creil ou Gisors. Elle apportait les dernières nouvelles et grimpait vivement l’escalier en haut duquel Guillaume l’attendait avec le petit déjeuner qu’ils partageaient après les premiers baisers. La robe et les jupons de Marie s’envolaient souvent dès le seuil franchi…

Vers la fin du jour, Guillaume, craignant qu’il ne lui arrivât quelque mésaventure, accompagnait son amie jusqu’à proximité de sa maison et il restait là, un pied sur un montoir à chevaux, à surveiller son retour jusqu’à ce que la porte fût refermée sur elle. Alors il rentrait ou bien rejoignait Joseph Ingoult et Lecoulteux pour souper dans un restaurant afin d’épuiser le plus vite possible les heures qui le séparaient du retour de Marie…

Un matin – c’était le 24 juillet – il l’attendit en vain et comprit que l’heure du bonheur était passée. Tout de même, accroché au faible espoir qu’un empêchement avait pu la retenir, il décida de rester chez lui toute la journée mais elle ne vint pas. Seul arriva un billet porté par Rosalie, cette petite servante à laquelle il faisait si peur. Un tout petit billet, très court dont les mots se brouillaient… « Adieu. Ne m’oublie pas… Marie. »

Guillaume sut qu’il était temps de repartir.

Calmement, il fit ses bagages, écrivit deux lettres : une pour Joseph Ingoult, l’autre pour Jean-Jacques Lecoulteux, puis demanda que l’on prépare sa note. On était un mardi et la diligence pour Valognes partait le lendemain à deux heures comme les mercredis, samedis et lundis mais la seule pensée de se retrouver enfermé pendant des jours dans une boîte roulante et cahotante en compagnie de gens sans intérêt lui donna la nausée. Il demanda qu’on lui tienne prêt pour le lendemain matin un cheval de poste. La fatigue serait plus grande mais à tout prendre bénéfique. Il serait seul sur les grands chemins avec sa monture et le souvenir de Marie-Douce à jamais perdue. Le soir, au relais, il dormirait comme une masse…

Au soir du sixième jour, le grand toit des Treize Vents se dessina contre le ciel mauve du crépuscule par-dessus les frondaisons des arbres centenaires. Un petit panache de fumée montait paresseusement de la cheminée des cuisines où il ferait bon s’asseoir tout à l’heure réconforté par un bol de soupe et les soins de Clémence Bellec. C’était elle, au fond, qu’il évoquait en premier, la chaleur de sa générosité, la solidité de son bon sens normand et aussi sa gaieté. Ses meilleurs souvenirs familiaux, c’était quand, assis à la grande table, Guillaume regardait Clémence officier à son fourneau sous l’œil attentif d’Élisabeth et d’Adam, perchés comme des moineaux sur la pierre de l’âtre, une tartine à la main. Un tableau bien réconfortant pour qui revenait l’âme malade et le corps las…

Si la silhouette d’Agnès traversa son esprit, il la repoussa. Non parce qu’il la savait infidèle. Depuis son départ il avait eu le temps d’analyser ses sentiments : une irritante blessure d’orgueil masculin alors que le cœur, lui, se taisait. Tout entier à Marie il n’avait que faire d’Agnès. En revanche, il était fermement décidé à lui imposer pour les jours à venir une existence digne des enfants et du nom qu’elle portait. Une Tremaine ne continuerait pas à courir se vautrer dans l’herbe comme une bohémienne, dût-il l’enfermer dans sa chambre à double tour ! Ce serait possible mais pour être une maison heureuse, les Treize Vents devraient s’en remettre à la jeune génération.

Il n’avait pu obtenir d’Ingoult le nom de l’amant mais il saurait bien le découvrir tout seul et l’écarter de celle qui, bon gré mal gré, demeurait sa femme.

Puisqu’il venait de perdre sa dernière chance de bonheur, il n’entendait pas laisser à Agnès la moindre possibilité d’en goûter un parallèle même si, ce faisant, il n’obéissait qu’à un féroce mais bien naturel égoïsme. Quant à Adèle Hamel, le mauvais génie de la famille, elle ne tarderait pas à apprendre ce que pesait le ressentiment d’un Tremaine…

Un peu revigoré par des plans de vengeance raffinés, Guillaume atteignit sa maison au moment où Pierre Annebrun en sortait. À sa vue la figure du médecin s’éclaira et son soupir de soulagement aurait pu courber un champ d’avoine :

— Enfin te voilà !… Dieu en soit loué ! Tu as reçu la lettre de Potentin ?

— Je n’ai reçu aucune lettre. Qu’est-ce qui se passe ici ? Quelqu’un est malade ?

— Oui. Ta petite Élisabeth mais rassure-toi elle est hors de danger… Elle s’ennuyait tellement que Béline et Daguet avaient emmené les enfants aux écrevisses dans la Saire. Tu sais combien ta fille est peu disciplinée : elle a été se fourrer sous une chute d’eau et s’est fait rouler par la rivière. On l’en a sortie seulement elle a pris froid au point de nous inquiéter, Guillaume ! Mais, je le répète, à présent tout va bien. Mme de Varanville te dira le reste…

— Mme de Varanville ? Mais pourquoi ? Ma femme…

— Agnès est partie… Il y a quinze jours environ ! Ça aussi on te le dira…

Et soudain, il courut vers son cheval qui attendait attaché à un arbre, l’enfourcha et s’éloigna le dos rond sans ajouter un mot ou un regard mais Tremaine aurait juré qu’il y avait des larmes dans ses yeux, des larmes qui étaient peut-être bien une réponse à certaine question…

Rose était là en effet et sa présence eut sur Tremaine son habituel effet bénéfique. Assise au chevet d’Élisabeth qui s’endormait, elle lui lisait une histoire mais en apercevant Guillaume, elle envoya promener le livre pour courir vers lui, les bras ouverts, l’embrassa sans un mot et l’entraîna hors de la chambre.