— Je n’avais aucune raison de ne pas la croire ! Quant aux Perrier, Gilles et sa mère songeaient à quitter les Hauvenières. Lui venait d’avoir de graves difficultés avec la nouvelle municipalité de Port-Bail. Il avait reçu des menaces et sa mère ne vivait plus : ils sont partis en même temps que moi : eux pour Jersey, moi pour Paris…

— Après avoir vendu tes meubles, ces riens qui étaient nos témoins et que nous aimions ?…

Marie-Douce baissa la tête et Guillaume put voir de nouvelles larmes glisser sur ses joues sans en être autrement ému mais il eut un peu honte lorsqu’elle murmura douloureusement :

— Il fallait bien que nous vivions, Arthur, Kitty et moi… Je n’avais plus du tout d’argent. Souviens-toi que j’avais quitté Londres sans rien emporter ! C’était toi qui nous faisais vivre et…

Soudain il se mit à crier, poussé par cette mère jalousie qui l’étouffait :

— Ne me mens pas, Marie !… Tu n’étais pas seule lorsque tu as réalisé cette vente ! Il y avait un homme avec toi, un Anglais !… Si c’était un ami – et je pense que c’est celui que tu viens d’épouser ! – il pouvait t’aider ? Et d’abord comment était-il là ? Tu l’avais appelé ? Ou alors ta mère l’a envoyé ?… C’est lui ce grand seigneur, ce pair du royaume qui devait te faire comtesse et riche et…

À son tour, Marie se leva et lui fit face. Sous la glaçure des pleurs ses yeux verts étincelaient de colère :

— Cesse de crier !… J’ai horreur que l’on crie ! Tu es là à jouer les inquisiteurs, à m’insulter même comme si tu ne me connaissais pas depuis la nuit des temps ! Tu ne sais rien de ce qu’était ma vie avant toi, tu ne sais rien de mes amis et tu oublies un peu facilement que j’avais tout quitté pour toi, que je m’étais résignée à une vie cachée, presque secrète, pour l’unique bonheur de passer de temps en temps quelques heures, quelques jours auprès de toi… Alors écoute pour une fois ! Je n’ai pas appelé sir Christopher et ma mère ne l’a pas envoyé ! Elle le trouve trop vieux, trop terne, pas assez flatteur pour sa vanité !…

— Qui alors ? le Saint-Esprit ?

— Non… Lorna, ma fille !… Je crois qu’au fond elle m’aime plus que je ne le pensais. Mon absence, mon silence la tourmentaient. Elle est allée voir sir Christopher à qui elle savait pouvoir faire confiance. C’est un homme discret, timide même, mais Lorna n’ignorait pas qu’il m’était très attaché et qu’il ne demandait qu’à m’aider. Elle lui a demandé de me rejoindre…

— Elle savait donc où tu étais ? Tu m’avais dit que tout le monde l’ignorait.

— Raisonne un peu, Guillaume, autrement qu’avec ta colère ! Tu oublies que les Hauvenières ont été héritées par ma mère avant que tu ne les rachètes pour moi. Mes enfants m’ont souvent plaisantée – un peu cruellement parfois ! – sur ce qu’ils appelaient mes goûts de paysanne canadienne, mon ermitage boueux chez les sauvages… Remarque, ma mère n’ignorait pas non plus où je m’étais réfugiée mais elle avait interdit que l’on s’occupe de moi…

— Celle-là, il faudra qu’un jour je m’y intéresse !…

— À quel titre ?… Restait Christopher Doyle et son affection silencieuse. Lorna l’a choisi…

— Et toi tu l’as épousé ! Oh ! Marie, Marie ! Comment as-tu pu faire cela ? Dès que j’ai su où tu étais, je suis accouru ! Je venais pour te rejoindre, te reprendre…

— Et m’emmener aux Treize Vents ?…

Jamais sans doute la voix de Marie n’avait été aussi douce qu’en posant cette terrible question. Elle coupa un instant le souffle de Guillaume mais il se reprit assez vite pour qu’elle n’en eût pas conscience. Laissant tomber le jonc d’ébène, il vint lentement à elle et emprisonna ses épaules dans ses grandes mains :

— T’emmener quelque part ! corrigea-t-il en maîtrisant fermement son mouvement de retrait. Où, je n’en savais rien en réalité. Mais je savais bien que je ne voulais plus te quitter. À présent non plus d’ailleurs ! Mon amour pour toi n’a jamais été aussi grand…

— Je suis mariée, Guillaume… et tu l’es aussi…

— Qu’importe si tu m’aimes toujours ? Mon mariage ne signifie plus rien et le tien pas grand-chose !…

Il resserrait son étreinte et, un instant, Marie s’y abandonna, fermant les yeux pour mieux en savourer l’infinie douceur, ce moment de bonheur pur qu’une heure plus tôt encore elle croyait à jamais perdu mais quand il chercha ses lèvres, elle les refusa et l’écarta d’elle :

— Non, Guillaume ! Il ne faut plus !… Vois-tu, je commençais à retrouver la paix. J’avais moins mal et je pensais qu’il me suffisait d’être patiente, de laisser couler sur moi les jours, les années en attendant que mon souffle s’éteigne et que je puisse te rejoindre là où j’étais persuadée que tu m’attendais…

— Marie !…

— Laisse-moi parler ! J’ai encore à dire !… Tout à l’heure quand Joseph m’a appris la vérité, j’ai senti une joie immense mais elle n’a duré qu’un instant, chassée par la vieille angoisse : attendre, souffrir, espérer, pleurer… Non… plus jamais ça ! Je ne veux plus endurer ce que j’ai enduré.

— Crois-tu que je n’aie pas souffert ? Ce n’est pas notre faute, ma douce, si nous nous aimons tant ! Nous n’y pouvons rien…

— Si, nous pouvons quelque chose !… Être raisonnables enfin !

— Nous ne sommes pas faits pour la raison…

— Nous ne l’étions pas, sans doute, mais moi j’y viens… Je ne suis plus jeune, tu sais ?… Inutile de le nier même si je garde encore les apparences de la jeunesse. Je sais bien ce que me dit mon cœur… et aussi mon miroir quand je le regarde attentivement… Bientôt j’aurai quarante ans. Ce n’est plus l’âge des folies.

— Je suis plus vieux que toi et cependant je suis prêt à toutes les folies pour toi ! Quant à accepter une vie où tu ne serais plus…

— Ne l’avais-tu pas acceptée quand tu pensais devenir infirme ? Dis-moi la vérité !

— Je te croyais repartie pour Londres et… la seule idée de te mettre en face d’une épave m’était insupportable !

— Que d’orgueil ! Et comme tu me connais mal !…

— Tu aurais aimé me soigner, n’est-ce pas ? Vous rêvez toutes de ça, vous les femmes ! Il y a un peu d’égoïsme là-dedans : c’est tellement sécurisant un homme infirme ! Au moins on sait toujours où il est !… Marie, Marie… si nous ne pouvons pas vivre ensemble, alors mourons ensemble ! Allons nous aimer éperdument au fond d’un bois, d’une campagne, d’une maison et puis partons ! Au moins nous serons certains qu’aucun de nous n’aura à attendre l’autre !

— Tu es fou !… C’est là le pire égoïsme ! As-tu pensé à nos enfants ? Les tiens, sans doute, sont à l’abri mais moi, pour rien au monde – même pour toi ! – je n’abandonnerai mon petit Arthur !…

— Ni ton mari, je pense ? persifla Guillaume avec amertume.

Soudain très grave, un peu sévère même, Marie regarda Guillaume au fond des yeux :

— Ce n’est pas faux ! Je refuse de payer d’une lâcheté et d’une trahison l’amour silencieux, entièrement désintéressé de cet homme bon et généreux.

— Entièrement désintéressé ? Tu es sa femme, non ? Une superbe récompense pour tant de générosité !

— Je l’ai épousé… mais je ne suis pas sa femme comme tu l’entends : il n’oserait même pas me le demander…

Elle se détourna soudain et alla s’abattre plus qu’elle ne s’assit sur un canapé. Puis éclata en sanglots…

— Je t’en supplie, laisse-moi à présent !… Va-t’en !…

Si le mot, venant d’elle, frappa Guillaume comme une balle il n’eut pas le temps de réagir : l’une des portes intérieures s’ouvrait sous une main invisible et le petit garçon de tout à l’heure fit son entrée. Il cherchait sa mère sans doute. Quand il la vit effondrée en larmes sur un siège, il voulut courir à elle mais soudain il vit cet homme inconnu, si grand, si effrayant avec sa figure taillée à coups de serpe crispée par la colère et le chagrin. Ce démon était justement en train de ramasser un bâton par terre, sans doute pour taper sur Maman ! C’était sûrement un dangereux monstre ! Alors, avec un véritable hurlement, le petit bonhomme se rua sur Guillaume dont il frappa les cuisses de ses poings dodus :

— Vilain ! criait-il, vilain !

Guillaume n’essaya même pas de l’arrêter. La femme qu’il aimait le rejetait, son fils le rejetait aussi : c’était dans l’ordre des choses… Il leva sur Lecoulteux qui accourait, attiré par les braillements du jeune Arthur, un regard atone :

— Je rentre à Paris, mon ami. Voulez-vous demander que l’on nous ramène nos chevaux ?…

— Bien sûr ! répondit le financier compréhensif. Nous nous verrons demain ou après ! Souvenez-vous que vous m’avez promis de ne pas repartir tout de suite pour la Normandie…

— Soyez sans crainte… mais ne me faites pas trop attendre !

— Je vous raccompagne, dit-il en enlevant le gamin dans ses bras pour le déposer près de sa mère qu’il essaya d’escalader.

Avec un dernier regard au groupe charmant qu’ils formaient tous les deux, Guillaume sortit du salon. Dix minutes plus tard, il quittait Malmaison…

Au matin du surlendemain, alors que dans sa chambre à l’auberge du Compas d’Or il procédait à sa toilette et achevait de se raser, on frappa à sa porte.

— Qui est-ce ? cria-t-il sans obtenir la moindre réponse. Agacé car il détestait être dérangé dans cette minutieuse occupation et pensant qu’il s’agissait d’une des petites servantes qu’il avait le don de rendre muettes tant il les impressionnait, il posa sa lame et alla ouvrir. Marie-Douce était devant lui.

La rancune qui mijotait en lui depuis quarante-huit heures annihila la joie de la revoir. Attrapant une serviette, il essuya les dernières traces de savon puis s’inclina avec la grâce affectée d’Arlequin :

— Milady Doyle ! Quel bonheur inattendu !…