Il est vrai que lorsque la compagnie pénétra dans le plus grand des deux salons il y flottait certains effluves qui manquèrent faire pâmer Mme de Chanteloup sans qu’il fût, cette fois, besoin de recourir aux sels dont la vieille dame faisait si grand usage, ayant pris l’habitude commode de s’évanouir dès qu’il se produisait un fait déplaisant ou simplement contrariant.

— Mmm ! Je ne sais ce que l’on nous prépare mais il me tarde de passer à table, confia-t-elle à Guillaume.

Celui-ci se mit à rire, saisit une petite main grassouillette donc peu ridée et l’effleura de ses lèvres.

— Chère amie, ne laisserez-vous pas à M. de la Chesnier le temps d’ôter ses habits sacerdotaux ? Nous lui devons bien ça après l’attente que nous lui avons imposée.

— Certes, certes ! Je suis impardonnable de ne pas y avoir pensé…, soupira-t-elle contrite.

— Tenez ! Voilà Potentin et Victor qui nous arrivent avec du vin de Champagne et des biscuits pour vous faire prendre patience.

Tremaine installa la vieille dame dans une bergère dont le satin vert amande émaillé de fleurettes s’accordait à son teint resté frais et son grand bonnet de dentelles garni de rubans mauves. Il la nantit d’une flûte de vin pétillant, de quelques biscuits puis, un soudain pli de contrariété au front, il s’en alla rejoindre sa femme occupée à accueillir les jumeaux Hamel ses peu reluisants cousins germains, accommodés dans leurs plus beaux atours : lui ayant troqué sa blouse bleue et sa casquette à pont de tous les jours pour un habit noir, une chemise blanche et un chapeau de castor rond sous lesquels il avait l’air empesé, elle dans la robe de soie bleue et le chapeau de paille garni de feuillage qu’elle devait à la générosité de Mme Tremaine. Cet effort d’élégance ne les changeait guère : ils avaient toujours le même visage un peu plat – adouci et plus joli tout de même chez la fille, les mêmes yeux bleu faïence, les mêmes cheveux blond pâle et, comme d’habitude, bien qu’ils fussent dans leur trente-septième année, ils se tenaient par la main.

Leur présence inattendue ne causait aucun plaisir à Guillaume. Il savait bien qu’Adèle s’était, après la mort de la vieille Pulchérie survenue huit mois plus tôt, insinuée dans les bonnes grâces d’Agnès et qu’Adrien siégeait à présent dans la toute nouvelle municipalité de Rideauville, où il leur avait acheté une maison, parce qu’on le savait son cousin. Cela ne suffisait pas à lui rendre leur venue plus agréable : le frère manifestait une certaine propension à l’ivrognerie ; quant à la sœur, Guillaume n’aimait pas du tout les regards, à la fois soumis et provocants, dont elle le couvrait si d’aventure il la rencontrait.

Cependant son sens de l’hospitalité était trop vif pour qu’il fît sentir son mécontentement à ces deux êtres qu’au fond il plaignait : la fable de la fille martyrisée par sa mère dont Adèle l’avait un jour régalé tenait toujours bon dans son esprit.

Il les accueillit donc avec courtoisie mais, tandis qu’Adèle se glissait à la cuisine pour dire bonjour à Mme Bellec et que son frère piquait droit sur le plateau du jeune valet Victor pour s’emparer d’un verre, il prit Agnès par le bras et la conduisit à l’écart.

— Qu’est-ce qui vous a pris de les inviter ? bougonna-t-il. Je sais que vous éprouvez de la pitié pour Adèle…

— Pourquoi pas un peu d’amitié ? coupa la jeune femme déjà sur la défensive. Lorsque j’ai perdu ma pauvre Pulchérie, elle s’est donné beaucoup de peine pour me rendre de petits services, m’apporter quelques consolations… Cela mérite bien récompense il me semble ?

— Vous n’arrêtez pas de la récompenser. Je n’ignore pas vos générosités envers elle. Dieu me garde d’ailleurs de vous en faire reproche mais…

— Mais quoi ? Vous en avez honte ? Ils sont tout de même vos seuls parents avec Anne-Marie Lehoussois.

L’imperceptible et peut-être involontaire dédain d’Agnès cabra Guillaume aussitôt.

— Vous voulez dire que dès l’instant où Mmes de Varanville et de Chanteloup, les Mesnildot et le marquis de Légalle acceptent de s’asseoir à la table d’un roturier il n’y a aucune raison pour qu’ils ne fréquentent pas aussi toute la famille ?

— Je veux dire que dès l’instant où vous m’imposez un révolutionnaire comme parrain de mon fils, il n’y a aucune raison pour que la fraternité ne règne pas dans nos maisons.

À peine les mots lui eurent-ils échappé qu’Agnès les regretta devant la colère qui fit flamber le regard fauve de son mari. Celui-ci réussit à la maîtriser :

— Joseph n’est pas un révolutionnaire, dit-il à voix contenue. Nous reparlerons de cela plus tard. Occupez-vous de vos invités !

Tournant le dos à sa femme il rejoignit le groupe formé par les Mesnildot, les Légalle et Bougainville. Rose de Varanville, qui causait avec Mlle Lehoussois tout en observant du coin de l’œil l’aparté des Tremaine, esquissa un mouvement pour aller vers son amie qu’elle venait de voir pâlir mais, à cet instant, l’abbé de La Chesnier fit son entrée et la maîtresse de maison dut se consacrer à lui. Les autres personnes présentes se portèrent aussi à sa rencontre : tout le monde, dans la région de Valognes aimait ce vieil homme aimable, cultivé et disert dont on connaissait bien la bonté et l’inépuisable indulgence. Presque aussitôt d’ailleurs on passa à table afin de ne pas dépasser l’heure indiquée par Clémence Bellec et lui éviter ainsi une crise cardiaque : le cordon-bleu des Treize Vents inaugurait, en effet, un plat né de sa fertile imagination de gourmande : un soufflé de homard à la crème dont l'apparition fut saluée d’un murmure de délicieuse expectative : toutes les narines se dilatèrent avec un bel ensemble.

Un silence onctueux régna pendant quelque temps autour de la grande table où cristaux et argenterie rivalisaient de reflets : on savourait cependant que Potentin, silencieux comme un chat, dispensait un vin doré aux moirures vertes dans des verres qui ressemblaient à de grands liserons translucides. Il était superbe, l’ancien naufragé des côtes de Coromandel, dans son habit de cérémonie en velours couleur de mousse dont il était très fier parce qu’il n’avait rien d’une livrée – Tremaine ne l’eût pas admis pour son plus vieil ami – et qu’il lui donnait l’aspect d’un négociant retiré ou d’un notaire en retraite. Sa cravate et ses manchettes de mousseline neigeuse faisaient ressortir sa figure brune, un rien patibulaire d’ailleurs avec ses moustaches cirées et retroussées en crocs à la mode des anciens Grands Moghols. Elles eussent d’ailleurs mieux convenu à un pirate de Tunis ou d’Alger qu’à un homme né tout simplement dans un faubourg d’Avranches, si toutefois il n’avait eu ce regard d’un bleu céleste abrité sous des sourcils gris épais comme des touffes d’herbe.

D’une grande dignité et d’une sagesse de sadhu indien – excepté quand il avait trop bu ! –, dévoué corps et âme à Guillaume qu’il avait connu adolescent, Potentin Poupinel se trouvait fort heureux, la soixantaine dépassée à son poste de majordome qui ne l’obligeait nullement au service de table. Fin connaisseur en vins – bien plus que Tremaine – il aimait tenir ce rôle de sommelier qu’il assumait avec la majesté d’un évêque célébrant la grand-messe. Il vous chuchotait un millésime à l’oreille avec autant de discrète délectation que s’il s’agissait d’un secret d’alcôve.

La première fringale apaisée et tandis que l’on attaquait un succulent jambon au pommeau 3 nappé d’une sauce faite de crème, de champignons et de pommes effilés, la conversation reprit ses droits. La présence des Bougainville venus de Paris suscitait un intérêt puissant : on attendait d’eux les dernières nouvelles d’une capitale dont on ne savait plus trop que penser. Un événement en particulier provoquait une curiosité mêlée de stupeur et même d’indignation : le 19 février précédent, un ancien officier, le marquis de Favras, avait été pendu en place de Grève pour avoir comploté l’enlèvement du Roi.

Ce n’était pas la condamnation en elle-même qui scandalisait mais bien le mode d’exécution : l’ignoble corde, le gibet infamant réservés jusque-là aux truands, aux voleurs, à la valetaille, aux gens de petit lieu, on avait osé les appliquer à un noble de vieille souche pour lequel le seul supplice convenable eût été la décapitation !

— Il y a là une volonté d’abaissement de la part des juges qui ne me dit rien de bon, lança le marquis de Légalle chez qui les débuts de ce qu’il fallait bien appeler la Révolution entretenaient une fureur toujours prête à exploser. Jusqu’où ira-t-on, mon Dieu, pour plaire au peuple et je ne comprends pas que le Roi…

— Le Roi étant en cause et le crime relevant de la lèse-majesté, on aurait pu condamner M. de Favras à être tiré à quatre chevaux, remarqua Joseph Ingoult. Ajoutons à cela que le pouvoir de notre souverain se fait chaque jour plus illusoire.

— J’imagine qu’il lui en reste assez tout de même pour changer une sentence de mort qu’il a dû signer et pour accorder à un homme, qui en son temps s’est bien battu, la miséricorde d’une exécution à l’épée.

— On dit que Favras aurait pu l’obtenir s’il avait consenti à livrer ses complices, murmura l’abbé de La Chesnier. C’est donc en toute connaissance de cause qu’il a accepté la hart. On dit qu’il est mort en chrétien.

— Je crois surtout, fit Bougainville, qu’il a espéré jusqu’au bout que les… complices en question, qui se résument à un seul, lui obtiendraient la vie sauve…

— Un seul ? s’étonna Guillaume. Vous avez l’air de savoir de qui il s’agit ?

— Pour qui a vécu à la Cour ou à ses abords, c’est le secret de Polichinelle, mon ami. L’homme qui voulait faire enlever le Roi et sans doute le tuer est son propre frère : Monsieur, comte de Provence, inconsolable de n’avoir pas encore réussi à coiffer la couronne. Le Diable sait pourtant le mal qu’il s’est donné dans ce but !