— Oui. Elle n’a pas cherché à nier la vérité. Nous nous sommes quittés… plutôt fraîchement mais, pour le moment, ce n’est pas cela le plus important. C’est Marie. L’as-tu vue depuis que tu m’as écrit ?
— Aperçue seulement ! Ainsi que je te l’ai écrit, je ne me reconnais pas le droit de la troubler dans la nouvelle existence qu’elle s’est choisie. Elle ignore toujours que tu es vivant…
— Où habite-t-elle ?
— Pas loin d’ici : rue Saint-Anne… que l’on est en train de rebaptiser rue Helvétius. Les habitants du Ciel ne sont plus en odeur de sainteté. Elle y partage un petit hôtel sur cour avec son amie anglaise, miss Helen Williams, une jeune poétesse qui s’est prise de passion pour la Révolution. Une jolie fille, d’ailleurs, mais trop exaltée pour mon goût ! Elle est très liée avec les Girondins et c’est une intime de la fameuse Mme Roland…
Un flot de sang monta au visage de Guillaume qui, sous le coup de l’émotion, devint rouge brique :
— J’ignore à peu près tout des usages parisiens : crois-tu qu’il soit convenable de me présenter ce soir dans cette maison ?
L’avocat releva délicatement ses sourcils et considéra son ami avec un mélange de pitié et d’amusement :
— C’est bien la première fois que je te vois prendre des chemins détournés quand tu as une question à poser. Pourquoi ne me demandes-tu pas simplement si sir Christopher vit avec elle ? La réponse est non : il loge à l’hôtel d’York, rue Jacob ; c’est-à-dire de l’autre côté de la Seine. Je t’ai dit que c’était un gentleman…
— Bon, je l’admets ! Cependant tu n’as pas répondu à ma question : crois-tu que nous pouvons y aller ce soir ?
Pour le plaisir de laisser Tremaine un peu plus longtemps sur le gril, Joseph se beurra une tartine puis renifla :
— Sans être présentés à miss William ? Je ne sais trop… Cependant, elle tient salon, et peut-être…
— Au diable ta miss Williams ! Je veux voir Marie, parler à Marie, tenir la main de Marie : je ne suis venu que pour ça !
Il se levait déjà prêt à fuir cette salle élégante où affluaient de jolies filles délicieusement parées et des hommes d’allure plus austère qui devaient appartenir au nouveau pouvoir. Apparemment, l’agitation des rues ne leur coupait pas l’appétit. Ce n’était pas l’une des moindres étrangetés de cette période : la liberté s’apprêtait à traîner ses ailes lumineuses dans le sang, le pays contraint de se défendre raflait tout ce dont les troupes avaient besoin, dans les faubourgs la misère était aggravée par une pénurie de sucre et de savon ; on y faisait la queue aux boulangeries pour obtenir deux onces de pain par personne et par jour, mais les restaurants à la mode regorgeaient de denrées recherchées, de vins rares !
Joseph attrapa son ami au vol et le fit rasseoir :
— Reste tranquille ! Nous irons tout à l’heure. Tu as besoin de moi pour trouver la maison. En outre, je n’ai pas commandé ces sublimes ris de veau aux pointes d’asperges pour que tu en fasses fi et me les laisses figer sur l’assiette…
Une heure plus tard, les deux hommes parlementaient avec un portier aux yeux inquiets qui, à l’aspect des visiteurs, ôta précipitamment le bonnet rouge qu’il coiffait sans doute par prudence et arbora un sourire navré : les habitantes de la maison étaient absentes ainsi que ces messieurs pouvaient s’en assurer. Aucune lumière, en effet, n’apparaissait aux fenêtres de l’élégant corps de bâtiment situé au fond d’une cour ornée d’orangers.
— Elles sont sorties ? demanda Ingoult.
— Pas du tout ! Elles sont parties pour un séjour à la campagne. Avec le temps lourd que nous avons eu la semaine passée et aussi, il faut bien le dire, les mauvais bruits qui couraient, Milord a préféré les emmener. Il est venu les chercher il y a cinq jours avec leurs chambrières et le petit garçon et je ne peux pas vous dire quand elles reviendront.
La déception de Guillaume fut sévère. Cet interminable voyage en diligence – il haïssait ce moyen de transport où l’on était entassé dans une promiscuité étouffante et où il avait souffert de sa jambe beaucoup plus qu’à cheval ! – pour trouver finalement visage de bois ! Où chercher Marie-Douce et son fils à présent ? Dieu sait où ce maudit Anglais avait pu les conduire ? Et il se sentait si fatigué à présent !
Il allait tourner les talons quand Joseph qui ne se laissait pas démonter fit fleurir une pièce d’argent au bout de ses doigts :
— Vous ne sauriez pas où elles sont, par hasard ?
— Bien sûr que si, Monsieur, fit le portier soudain épanoui. Ces dames ne me cachent rien de leurs déplacements. Elles sont à Rueil dans un château qui s’appelle Malmaison et appartient à un ami de Milord.
Des profondeurs de l’abîme, Tremaine remonta au soleil de l’espérance. Marie-Douce chez Lecoulteux qui était son ami à lui plus encore que de l’Anglais, c’était à n’y pas croire mais c’était merveilleux ! Dès demain, il serait auprès d’elle !
Tirant à son tour une pièce, il l’offrit à l’homme qui, du coup, oublia les saints principes révolutionnaires pour le couvrir de bénédictions :
— À présent, allons nous coucher, conclut Tremaine. J’ai besoin de me reposer quelques heures ! Nous nous procurerons des chevaux dès le petit matin.
En dépit de ses liens avec son banquier, Guillaume n’était jamais allé à Malmaison : ses précédents séjours à Paris étant trop brefs pour lui en laisser le temps. Ce que déploraient du Moley et sa femme, fiers d’une propriété qui était certainement l’une des plus agréables des environs de Paris. Aussi, lui et Ingoult furent-ils reçus le plus chaleureusement du monde lorsque, vers la fin d’une belle matinée ensoleillée, ils franchirent les grilles défendant une longue maison au toit d’ardoise entourée d’allées régulières et de boulingrins au milieu desquels serpentait un ruisseau avec une petite île chevelue de saules.
— Quelle agréable surprise ! s’écria le financier en accourant vers Tremaine qu’il serra dans ses bras comme s’il eût été son frère. Depuis quand êtes-vous arrivé, Guillaume ?
— Depuis hier seulement…
— Pourquoi ne pas m’avoir prévenu ? Je vous aurais envoyé ma voiture ! Ces chevaux de poste sont indignes de vous !…
— Il faut bien que je m’en contente : mon écurie a été vidée par les sectionnaires de Valognes. J’en suis réduit à la malle-poste !
— À plus forte raison !… Mais vous voilà et c’est le principal ! Nous vous gardons quelques jours, bien entendu ? Paris n’est pas vivable en ce moment… Et tenez, voilà ma femme qui nous arrive en compagnie de l’abbé Delille…
— Un abbé ? Chez vous ? En ce moment ?… Un « constitutionnel » alors ?
— Nullement ! Il n’est pas prêtre. Avant la Révolution, il tirait ses revenus de plusieurs abbayes d’où le titre mais c’est avant tout un grand poète et l’étoile du salon de Mme du Moley. N’avez-vous jamais lu ses Jardins ou l’Art d’embellir les paysages ?
— Mon Dieu, non, mais nous sommes des provinciaux nous autres…
— Vous n’avez pas honte ? Il est de l’Académie…
L’accueil de la châtelaine, s’il fut moins expansif, fut aussi chaleureux que celui de son époux. Âgée d’une quarantaine d’années, Sophie-Geneviève Lecoulteux était encore une très jolie femme bien que certains chagrins eussent éteint chez elle un ton d’impertinence brillante pour ne lui laisser qu’un goût prononcé pour les gens d’esprit et une véritable passion pour ses enfants. Avec beaucoup de grâce, elle tendit à Guillaume une petite main spontanée, sourit à l’avocat qu’on lui présentait et déclara qu’elle allait faire préparer les chambres des voyageurs…
Tremaine protesta qu’il n’était pas question pour lui d’encombrer ses amis : il s’agissait d’une simple visite…
— Quelle cruauté ! protesta Mme du Moley. Cette maison est à moitié vide ! Tous nos amis s’enfuient les uns après les autres ! Il y a beau temps que notre grand peintre, Mme Vigée-Lebrun, est partie en émigration et voilà notre cher abbé qui veut partir au loin lui aussi…
Celui-ci, un homme entre deux âges, laid, cacochyme, fluet mais pétillant de vie se mit à rire :
— Je ne demanderais pas mieux que m’éterniser mais on commence à me regarder de travers en haut lieu ! J’ai beau clamer partout que je n’ai pas été ordonné et même que j’ai été marié, on me jette au visage ce titre que vous prononcez si doucement, ma chère amie… Mais les Muses ne vous abandonneront pas ! Il vous reste l’ineffable miss Williams…
Un coup d’éventail le punit de sa petite méchanceté :
— Votre génie devrait vous rendre plus indulgent et vous la faites fuir ! Elle est partie herboriser… Si nous rentrions ? Nos visiteurs doivent avoir besoin de se rafraîchir…
Faisant voler son ample robe de mousseline bleue, elle entraîna Delille vers la maison et son époux engagea les nouveaux venus à la suivre mais Tremaine le retint :
— Un moment, s’il vous plaît, Jean-Jacques ! Je viens d’entendre que vous avez ici miss Williams et je crois savoir qu’elle n’est pas venue seule chez vous mais en compagnie d’une amie… qui m’est chère. En fait… c’est elle que je poursuis jusqu’ici.
Sous un aspect lourd, épais, voire commun, le banquier ne manquait pas de finesse. Le ton de son ami lui fit sentir que la plaisanterie ne serait pas de mise. Il se contenta de sourire :
— Vous connaissez cette charmante lady Mary ? Comme c’est étrange !
La prononciation anglaise déplut à Tremaine mais il se souvint à quel point le financier était féru de mode et d’usages britanniques :
— Ce qui est étrange c’est que son nom n’ait pas attiré votre curiosité puisque nous portons le même ? À une lettre près, je le veux bien, mais lady Tremayne est tout de même ma belle-sœur.
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