— Sûrement pas ! Vous devrez vous contenter de moi comme victime. Cependant je ne vois aucune raison de vous cacher qu’il sait me rendre heureuse et que je ne regrette rien, bien au contraire ! C’était une belle joie lorsque je rentrais encore chaude de lui de vous retrouver réduit à l’impuissance. Je brûlais d’envie de vous raconter ce que je venais de vivre… avec tous les détails ! Un connaisseur comme vous aurait sûrement apprécié…

Le poing de Tremaine se leva prêt à frapper, à écraser ce visage narquois qui osait triompher avec tant d’impudeur. Au prix d’un immense effort sur lui-même, il parvint à se maîtriser. Son bras retomba le long de son corps.

— Je crois que nous nous sommes tout dit ! déclara-t-il froidement. Je ne sais encore ce qu’il adviendra de nous. Une chose est certaine pourtant : je ne resterai pas auprès de vous un jour de plus. Vous m’avez chassé une fois déjà. Aujourd’hui soyez contente : c’est moi qui m’en vais… Je vous ai fait du mal et vous me l’avez rendu. Peut-être est-ce de bonne guerre. Néanmoins je crois qu’une séparation est nécessaire à l’un comme à l’autre. Pour quelque temps tout au moins ! Demain je partirai pour Paris…

Elle réagit instantanément :

— C’est Joseph Ingoult qui vous appelle ? Une lettre de lui est arrivée aujourd’hui…

— Peut-être.

— Ce n’est pas une réponse.

— Sans doute mais vous oubliez un peu vite le début de cet… entretien. Ce n’est plus à vous de poser les questions.

Elle se leva et se dirigea vers le cabinet où l’on rangeait ses vêtements en repoussant du pied les débris de sa robe. Au passage, elle s’arrêta devant son miroir et s’y contempla en caressant d’un doigt léger les perles de ses oreilles.

— Quel pauvre imbécile vous êtes ! soupira-t-elle. Dire que j’étais fière de ce que vous avez fait tout à l’heure près de Tatihou ! Fière au point de vouloir célébrer avec vous l’événement. J’étais en train de me parer pour vous et vous avez tout gâché. Eh bien, allez donc à Paris, mon cher époux ! Cependant, ajouta-t-elle avec l’étonnante clairvoyance de la jalousie, n’oubliez pas que vous m’avez donné certaine parole ! Et que je ne vous en délie pas…

Décidément, tant d’inconscience était confondante ! Tremaine secoua ses épaules et, tournant le dos à la jeune femme, marcha vers la porte, l’ouvrit mais s’arrêta sur le seuil.

— Quelle pauvre mémoire vous avez, Agnès ! Vous oubliez que vous m’en avez déjà délié. Par personne interposée bien sûr ! Souvenez-vous ! C’était dans la vieille ruine près de la Croix d’Ourville ! Vous n’êtes plus en position d’émettre des exigences, ma chère, et je vous salue bien !

De bon matin, le lendemain, Guillaume se fit conduire par Daguet à la maison de poste de Valognes afin d’y prendre la diligence pour Paris.

Il était à peine parti qu’Agnès sellait elle-même le second cheval restant encore dans l’écurie et prenait, à bride abattue, la direction des hauts de Morsalines. Son visage ravagé par les larmes disait assez qu’elle n’avait pas dormi de la nuit mais c’était sans importance : il fallait à tout prix qu’elle aille parler à Gabriel, seul serviteur qui n’eût jamais songé à trahir sa confiance…

XII

MATIN À MALMAISON...

Lorsqu’il se rendait dans la capitale pour affaires, Tremaine descendait volontiers à l’hôtel du Compas d’Or, rue Montorgueil dans le quartier des Halles. Il aimait cette vieille maison bien tenue – l’une des plus anciennes de Paris – et cependant pleine d’activité puisqu’elle était toujours le point de départ des diligences pour Creil et Gisors. Sa situation, proche du Palais-Royal, centre de la politique, des Messageries Royales dont l’hôtel se trouvait rue Notre-Dame-des-Victoires, et du Boulevard où s’étalait la somptueuse demeure du banquier Lecoulteux, était des plus commodes pour lui. Il y revenait toujours avec plaisir.

À peine arrivé, il posa ses bagages, fit un peu de toilette et se mit à la recherche de Joseph Ingoult. L’hôtel White où logeait l’avocat étant assez voisin, il s’y rendit à pied. Non sans un sentiment de gêne : ce repaire d’Anglais et d’Américains ne l’enchantait guère. Moins encore peut-être l’atmosphère de Paris, sombre et tendue en dépit de la belle lumière de ce vingtième jour de juin et de la douceur du temps. Un peu partout, des gens de mauvaise mine accostaient les passants trop bien vêtus en proférant des menaces. Certains étaient ivres, brandissaient des haches, des piques et de singuliers trophées : un bout de boiserie dorée, une latte de parquet brillante, un bout de miroir, un morceau de soie. Des gardes nationaux fraternisaient avec des Fédérés marseillais fraîchement arrivés et portant avec eux des odeurs d’huile rance et de poussière récoltées au long d’une interminable route.

Tous ou presque braillaient des chants patriotiques ou proféraient des injures à l'encontre de « Monsieur Veto » et, surtout de « l’Autrichienne ». L’air sentait la poudre, le vin, la sueur et la haine.

Dans le vestibule de l’hôtel White, il y avait rassemblement. Une dizaine d’hommes pressaient de questions Bougainville et Joseph lngoult, tous deux transpirant, sales et visiblement fatigués.

— Que pourrions-nous vous apprendre, messieurs ? disait le navigateur. Vous savez tous que le Roi a opposé son « veto » à deux des trois derniers décrets de l’Assemblée. S’il a consenti à ce qu’on le prive de sa « Garde Constitutionnelle » – ce qui le laisse sans défense ! – il a refusé avec la dernière énergie de signer la déportation des prêtres et la création d’un camp de vingt mille Fédérés devant les murs de Paris. Résultat, ce matin, le peuple des faubourgs conduit par une poignée d’enragés a envahi le château des Tuileries sans que la Garde Nationale lève seulement le petit doigt pour l’en empêcher. Leurs Majestés ont été insultées de la plus grossière façon par ces gens qui ont même osé traîner un canon jusque dans leurs appartements. Heureusement, le sang n’a pas coulé : l’attitude ferme et courageuse du Roi a eu raison de ces gens…

— Il a accepté de signer ? lança quelqu’un.

— Absolument pas ! « Ce n’est, a-t-il déclaré, ni la manière dont on devrait me le demander ni le moment de l’obtenir ! » Finalement, après quelques dégâts au mobilier, ces individus se sont retirés mais nous avons eu très peur.

— Vous y étiez vraiment ? fit une voix féminine.

— Mais oui, Madame ! Avec quelques gentilshommes fidèles nous avons entouré la famille royale, je peux vous assurer que le seul résultat de ce tohu-bohu a été que le Roi accepte de coiffer cet horrible bonnet rouge…

— Et à présent, tout est rentré dans l’ordre ?

— Ou à peu près. Le palais est fermé, à nouveau gardé. Le maire de Paris, M. Pétion, est arrivé naturellement à la fumée des cierges, prétendant qu’il n’était pas au courant. Je dirai que Sa Majesté l’a reçu avec une ironie qui lui a mis le rouge au front. À présent, Messieurs, je vous demande en grâce de me laisser aller faire quelque toilette et prendre un peu de repos…

On lui fit place et il aperçut Guillaume qui écoutait, au dernier rang. Il alla vers lui, les mains tendues :

— Tremaine ! Quelle joie de vous voir !… Mais que venez-vous chercher dans cette galère…

— C’est moi qui lui ai écrit, dit Ingoult en prenant son ami aux épaules pour l’embrasser. Nous avons une affaire importante à régler, ajouta-t-il avec un sourire…

— Eh bien, pour ce soir, je vous abandonne. Je vous verrai demain avant de repartir pour Suisnes. Si les mauvais bruits sont allés jusqu’à ma chère femme, elle doit être dans la dernière inquiétude !

— Si j’ai un conseil à vous donner, reprit Joseph, c’est de rester auprès d’elle. On ne sait jusqu’où peut aller l’audace de ces gens de Marseille et quelques lieues ne représentent pas une protection suffisante… Je sais bien que vous êtes l’homme le plus curieux de la terre…

— Tu l’es au moins autant, fit Guillaume mais on ne peut pas dire que ce soit un défaut. Du moins c’est un défaut utile ! Dormez bien, Monsieur !

Ravi de retrouver son ami, lngoult l’emmena souper chez Méot, qui était le dernier endroit à la mode. Il y avait tout juste treize mois que cet ancien officier de bouche du duc d’Orléans tenait « restaurant » rue des Bons-Enfants, dans un fastueux hôtel jadis construit pour le marquis d’Argenson avec un luxe tapageur : péristyle dorique, salons ornés de glaces, salle à manger à cariatides, plafonds décorés de sujets mythologiques dont l’un peint par Coypel. Tous les raffinements s’y trouvaient, tous les plaisirs aussi. On disait même qu’il y avait, dans l’un des petits salons de Méot, une baignoire que l’on pouvait faire remplir de Champagne pour s’y baigner en compagnie d’aimables personnes habiles à pratiquer des massages qui vous laissaient « revigoré à merveille ». Bien sûr, les prix étaient en proportion mais l’avocat tenait à traiter son ami avec la dernière magnificence.

Après qu’ils eurent choisi parmi les cent plats superbement calligraphiés sur une carte à tranche dorée et les dizaines de vins d’une cave qui, comme celle de l’illustre Beauvilliers et de quelques autres, devait beaucoup aux ventes à l’encan des celliers de grands seigneurs, lngoult, tout en picorant de menus tronçons d’anguilles farcies, attaqua sans plus tarder :

— Ta réponse ne s’est pas fait attendre, constata-t-il avec ce sourire en croissant de lune qui lui plissait tout le visage. Dois-je en conclure que tu as fait un choix ?

— Je n’en suis pas là !… À dire vrai, je ne sais même pas où j’en suis au juste. Pourtant, j’ai eu tout le loisir de réfléchir durant cet interminable voyage dans la malle-poste.

— Et alors ? Tu as posé à ta femme les questions qu’il fallait ?