Si Agnès n’aimait pas Joseph lngoult, il le lui rendait bien. En revanche, il éprouvait une amitié teintée d’admiration pour l’exquise lady Tremayne et l’idée que Guillaume soit contraint de renoncer à une telle femme le rendait malade. Surtout au bénéfice d’une épouse peut-être moins fidèle qu’on ne l’imaginait !… Mais il en aurait le cœur net !

Après avoir tournoyé encore quelque temps parmi les vieilles pierres chargées de lierre, repérant l’endroit où le cabriolet s’arrêtait ainsi que celui où l’on attachait fréquemment un cheval, l’avocat rebroussa chemin. Il convenait de se rendre d’abord à Varanville pour remplir sa mission. Ensuite, au lieu de rentrer à Cherbourg, il décida de prendre logis pour quelques jours dans l’une des agréables auberges du Vast sous le bucolique prétexte de regarder couler la Saire et de chercher, pour un ami, une maison à vendre dans les parages. Aux écuries des Treize Vents, il avait bavardé à bâtons rompus avec l’un des palefreniers, garçon simple et dépourvu de méfiance envers un grand ami de M. Tremaine. Quelques questions astucieusement dissimulées dans un flot de paroles lui avaient permis de se renseigner sur les nouvelles habitudes d’Agnès. Ingoult excellait à ce jeu qu’il menait à une sorte de perfection…

Évidemment, le séjour campagnard aurait moins de charme que parmi les rosiers de Suisnes et sous le regard souriant de la déesse Flore de Bougainville, dame de ses pensées, mais il ne serait pas sans agrément ni, surtout, sans intérêt…

Dix jours plus tard, Joseph Ingoult savait à quoi s’en tenir sur les amours cachées de Mme Tremaine et reprenait joyeusement le chemin de son agréable demeure cherbourgeoise… Il était un peu las des nourritures rustiques et la perspective de quelques homards et d’une partie de billard chez Ouistre lui souriaient pleinement. Mais, pour le moment, il choisissait de garder pour lui le fruit de ses découvertes.

XI

UN CENTENAIRE

À la Saint-Vincent d’avril 1792, la vieille Simone Hamel, mère d’Adèle et d’Adrien, mourut seule et percluse dans sa maison sur la saline, où ses enfants la délaissaient. Menant vie plantureuse avec les énergumènes de Valognes où ils s’employaient à dépouiller les habitants, nobles de préférence, les jumeaux ne trouvaient plus le temps de venir s’ennuyer auprès d’une femme déjà peu aimable de nature et que l’âge et la maladie rendaient franchement acariâtre. Ce fut un pêcheur en route pour Réville qui aperçut, depuis la Longue Rive, la forme claire encombrant le seuil de la porte grande ouverte. Se sentant mal, la vieille Simone avait dû se traîner pour appeler à l’aide. La mort l’avait saisie et foudroyée au moment où elle sortait.

L’homme donna l’alerte. Des voisines ramassèrent le corps dans sa chemise trempée – il avait plu toute la nuit – et se mirent en devoir de lui faire une toilette en accord avec sa nouvelle dignité de défunte.

L’une d’elles, Bastienne Caubrières, dont le mari « naviguait » et qui, habituée à vivre seule, gardait toujours la tête sur les épaules, fit observer que ce devoir-là incombait à la fille de la maison ainsi que la suite du cérémonial – les veillées, le cierge, l’organisation des funérailles, la recherche d’un curé « non jureur » – ce qui allait poser problème ! – et qu’en tout état de cause il convenait d’abord de prévenir Adèle. Proposition qui souleva un tollé de protestations : la nouvelle existence de celle-ci inspirait plus de répulsion que d’envie à ces femmes de sage moralité et d’existence souvent sévère ; surtout par ces temps difficiles. Que la fille Hamel eût un amant ou dix ne changeait rien à l’avis général : c’était une pas grand-chose ! D’ailleurs tout le monde savait que Mme Tremaine, si bonne pour elle cependant, l’avait chassée de sa maison.

Du côté des hommes on se montrait moins regardants quoique divisés :

— Faut aviser au moins l’Adrien ! émit Jean Calas, le patron-pêcheur. S’il allait savoir que son héritage est à l’abandon, il s’ra furieux et maintenant qu’il a du pouvoir, il peut nous causer des ennuis.

— Faut surtout envoyer aux Treize Vents ! dit Michel Quentin. Qu’on le veuille ou non c’est la tante à Guillaume. Je sais bien qu’elle lui a fait tort gravement mais il est homme à pardonner devant la mort. Ce pauvre cadavre laissé sans personne de sa parentèle, c’est triste ! Je vais monter là-haut !

— Tu f'rais mieux d’aller à Valognes !

— Et l’pain ? Qui est-ce qui va le faire ! Envoyez le fils Clot avec les huîtres !

— Comme si tu n’savais pas qu’y veut plus y aller ! Il a peur. Il dit que c’est du mauvais monde…

En fait, ce fut Tremaine qui se chargea de la commission. Le jeune Quentin avait vu juste : son respect de la mort dépassait ses rancunes. Et puis, outre qu’il jugeait sévèrement l’attitude des jumeaux, l’idée de quelques lieues à cheval n’était pas pour lui déplaire. Il montait normalement à présent et, pour être tumultueuses, ses relations avec le jeune Sahib, le fils d’Ali, prenaient même un tour passionnel qui faisait parfois passer des frissons d’inquiétude dans le dos de Prosper Daguet et, surtout, dans celui de Potentin : une mauvaise chute pouvait envoyer Tremaine dans une petite voiture et, cette fois, définitivement.

Néanmoins, pour ce court voyage, il choisit Trajan, l’une de ses bêtes les plus solides bien que moins flatteuse à l’œil : il ne s’agissait pas d’éveiller les appétits des nouveaux seigneurs de la ville.

Lorsqu’il lui annonça son départ, Agnès, naturellement, ne fut pas d’accord.

— Voilà que vous vous faites le messager des gens de rien ? fit-elle avec un dédain qui prit son époux à rebrousse-poil.

— Sans la fortune du Père Valette, je serais l’un de ces gens de rien, grogna-t-il. Une fois pour toutes, faites-moi le plaisir de respecter mes origines ! Je suis fatigué de vous le rappeler sans cesse… Maintenant, si vous voulez tout savoir, j’avoue que je ne serais pas fâché de voir comment les choses se passent là-bas. Je sais bien que, d’après Mme de Chanteloup, c’est l’antichambre de l’enfer mais comme elle ne peut considérer gens et événements qu’entre deux pâmoisons, j’aimerais avoir une idée à moi.

— Cessez de vous chercher des excuses ! La vérité est que vous aimez remuer par-dessus tout ! Je me demande comment vous auriez fait si vous étiez resté…

Elle prit soudain conscience de ce qu’elle allait dire et se mordit la langue en rougissant mais Guillaume avait compris :

— Si j’étais resté impotent ? On dirait que vous le regrettez ?

— Vous dites des sottises !

— Croyez-vous ? Je pense, moi, que je viens d’énoncer une vérité : vous m’auriez mille fois préféré infirme, cloué ici et soumis à vos volontés. Sinon, pourquoi refusez-vous toujours d’être ma femme comme autrefois ?

Agnès eut un mince sourire et plissa les paupières, laissant seulement filtrer, à la manière des chats, un trait de lumière grise entre ses épais cils noirs :

— Parce que vous ne le méritez pas encore ! Croyez-vous que j’ignore ce qui se passerait si je vous accueillais : vous me feriez un autre enfant après quoi sûr de moi et de vous-même vous retourneriez courir le guilledou.

— Je n’ai jamais couru le guilledou comme vous dites ! gronda Tremaine dont le visage se ferma. Le malheur, avec vous, ajouta-t-il rendant dédain pour dédain, c’est que vous ne savez pas ce que vous voulez.

— Je veux être sûre de vous, pas davantage !

— En ce cas, vous n’employez pas la bonne méthode. D’ailleurs aucune méthode ne vous serait satisfaisante mais, si vous voulez un conseil, ne m’en demandez pas trop ! Il m’arrive encore assez souvent d’avoir envie de vous. Cela pourrait ne pas durer : je n’ai jamais pu supporter les mégères !

Le cri indigné de la jeune femme fut étouffé par le claquement de la porte repoussée d’une canne furieuse. Certain, cette fois, d’avoir eu le dernier mot, Guillaume, un moment plus tard, se hissait sur le dos compréhensif de Trajan et prenait, au petit galop, le chemin de Valognes.

Au Grand Turc, il fut reçu comme le Messie. C’était la première fois qu’on l’y revoyait et son apparition donna un air de fête à une maison devenue singulièrement morose comme d’ailleurs la ville elle-même. Avec ses hôtels aux volets clos sur le vide intérieur ou sur des maisonnées réduites à de rares et fidèles serviteurs – l’esclavage n’était plus de mise ! –, ses couvents muets où le bruit des prières osait à peine s’élever, ses maisons frileuses et sa population inquiète, méfiante et d’ailleurs hostile dans sa majeure partie aux « fariboles parisiennes 6 », la cité perdait son âme.

Le « petit Versailles », en dépit de la grâce de ses demeures, ressemblait surtout à une ville de province un peu grognon. Même les amoureux semblaient délaisser le chemin de Fantaisie… par contre Tremaine n’eut aucune peine à se faire indiquer le moyen de rencontrer Adrien Hamel.

— Cherchez Buhot et vous le trouverez, grommela l’aubergiste Lecomte. Il le suit comme son ombre !

— Et il habite, où, ce Buhot ?

— Rue de la Poterie ! Vous n’aurez pas de peine à reconnaître la maison. Il était notaire avant de devenir un aigrefin et il y a toujours la plaque. S’il n’est pas chez lui, il sera peut-être à la Société des Amis de la Constitution… ou au Tribunal : il y fait à peu près tout, Buhot : juge de paix, procureur… et le diable sait quoi encore !

— S’il est absent j’attendrai…

C’est ce qu’un moment plus tard, Guillaume dit à la femme qui vint lui ouvrir la porte d’une maison cossue fleurant bon la cire fraîche, le feu de bois et pas du tout la révolution.

— Les citoyens font une perquisition, lui apprit-elle d’un air important, mais ça m’étonnerait qu’ils tardent. Si vous voulez patienter au salon…