Pourtant les nouvelles n’étaient guère réjouissantes. Depuis que l’on avait ramené le Roi dans la capitale après sa fuite des Tuileries en direction de Montmédy et son arrestation à Varennes, l’atmosphère de Paris ne ressemblait plus guère à celle de l’année précédente. Le Roi était « suspendu » en attendant la nouvelle Constitution mais les partis s’entre-déchiraient. Les Jacobins, un instant amoindris, repartaient de plus belle. On parlait aussi de donner la couronne au sulfureux duc d’Orléans mais beaucoup, parmi les Révolutionnaires, s’y opposaient préférant garder l’honnête Louis XVI, instrument désormais docile entre des mains tenaces, qui leur assurait l’estime d’un peuple toujours attaché à ses rois et une certaine tranquillité du côté de l’aristocratie. Enfin, au club des Cordeliers, on réclamait franchement une République pour laquelle la masse ne se sentait pas encore prête :
— Je pense, expliquait lngoult, que tout ce monde va accoucher d’une monarchie constitutionnelle à la mode anglaise mais comme je ne vois pas bien qui pourrait la faire marcher, l’avenir me paraît sans joies véritables.
— Vous préféreriez la République ? fit Agnès tout de suite acerbe.
— Après la victoire des Insurgents américains, j’avoue que l’idée m’en souriait assez mais je ne crois plus les Français vraiment avides d’être gouvernés par plusieurs centaines d’individus déguisés en démocrates… Nous sommes gens d’impulsions, de coups de cœur. Nous adorons nous attacher à de grandes idées, surtout si elles sont incarnées en un seul homme capable de soulever les enthousiasmes, mais ces amours-là, comme les grandes passions, sont sujettes à fluctuations. On brûle volontiers, au bout d’un certain temps, ce que l’on a vénéré. Et puis, nous aimons trop changer de mode…
— De mode ? Tout le monde ne s’en soucie pas autant que toi, ironisa Guillaume en remplissant le verre de son ami…
— Moi ? Mais je suis, aujourd’hui, l’homme le plus démodé qui soit ! Cet été Paris ressemble à un champ de coquelicots : le bonnet phrygien rouge, emblème romain de l’affranchissement des esclaves, fait fureur depuis que l’on a déposé les cendres de Voltaire au Panthéon. Tu me vois affublé de ça ?
— Pas vraiment, non. À moins peut-être que tu ne renonces à la perruque ?
— Jamais ! D’ailleurs les perruquiers ne sont pas encore en faillite, crois-moi !
— Avez-vous vu nos amis Bougainville à Paris ? demanda Agnès. Voilà bien longtemps que nous sommes sans nouvelles…
— Eh bien, je vous en apporte accompagnées de leurs plus chauds sentiments à votre égard, Madame. J’ai même une lettre pour Mme de Varanville que je verrai demain en rentrant chez moi.
— Ils pensent venir bientôt à La Becquetière ? fit Tremaine.
— Non. Ils sont installés dans leur château de Suisnes, à l’est de Paris, sur la route de Provins, et l’amiral, s’il passe de temps en temps aux Tuileries, ne veut plus que sa femme et ses enfants en bougent. Il a même demandé au Roi de lui accorder deux Suisses du régiment du comte d’Affry caserné rue Grange-Batelière pour veiller sur les siens pendant ses absences…
— Des Suisses ? s’écria Guillaume. On dirait que notre ami ne se console pas de la perte des canons offerts par le roi Louis XV ? Sont-ils aussi impressionnants ?
— Ils ont de superbes moustaches mais ce sont les meilleurs gens que l’on puisse voir et les plus serviables. Tout ce monde vit de la façon la plus bucolique à Suisnes où l’amiral et son jardinier Cochet ont entrepris de cultiver les rosiers à une grande échelle. Ils y réussissent fort bien : les jardins sont un enchantement…
— Horticulteur, M. de Bougainville ? Vraiment ? remarqua Mme Tremaine avec un rien de dédain : Cela ressemble bien peu à la Marine !
— À la sienne, si ! Outre les plants rapportés de son voyage autour du monde, l’amiral estime que ces cultures représentent une garantie pour sa famille à une époque où l’émigration s’intensifie. Depuis le retour du Roi nombreux sont ceux qui partent pour Coblence : des jeunes gens bien sûr mais aussi des familles entières. Ils croient fermement obéir à l’honneur en allant servir au-delà des frontières. Une véritable épidémie !
— Il y a déjà quelque temps qu’elle est apparue chez nous mais c’est Bougainville qui a raison : il n’est pas bon que les châteaux soient désertés. Sauf en cas de danger sérieux bien sûr !…
L’orage ayant fui vers l’est, le calme était revenu. Par les fenêtres ouvertes parvenaient les odeurs fraîches du jardin mouillé. Il y avait encore un peu de jour et Guillaume offrit à son ami d’aller fumer une pipe en faisant quelques pas.
— Vous avez beaucoup remué aujourd’hui, remarqua sa femme, et l’humidité ne vous vaut rien…
— Nous n’irons pas loin. Et puis je ne veux pas vous infliger la fumée du tabac que vous n’aimez pas.
— Je lui offrirai mon bras… comme à une marquise ! fit Joseph en riant : Il ne se fatiguera pas…
— En ce cas, je vous le confie…
Le sable des allées n’était pas encore sec mais il n’y restait plus de flaques. Il semblait plus doux encore, sous le pied et les deux hommes marchèrent jusqu’au bord de la falaise où un banc était disposé face au paysage.
— Tu sais que j’ai tenu ma promesse, dit soudain l’avocat : j’y suis retourné…
Guillaume tressaillit. Il n’avait pas besoin de demander où mais à cette évocation informelle son cœur trembla :
— Et alors ? Tu as vu quelqu’un ?
— Personne ! Cependant, cette fois, j’ai pu entrer dans la maison. Contrairement à mon dernier passage la porte n’était pas fermée à clef et c’est là que les choses deviennent encore plus bizarres !
— Pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a plus rien ! fit Ingoult tranquillement tout en tapotant le fourneau de sa pipe sur la semelle de son soulier. Meubles, tableaux, objets, vaisselle, linge, ustensiles de cuisine, tout a été enlevé méthodiquement. Il ne reste même pas un balai !
— Des voleurs peut-être ?…
— Les voleurs ne travaillent pas si bien. Ils sont pressés, ils vont vite, ils cassent… Or, je n’ai trouvé ni un bout de fil ni un éclat de verre, pas même une épingle : tout est propre, net. Même les cheminées ont été récurées… Le jardin, lui, retourne à la friche. On dirait, si tu veux, qu’on a déménagé avec soin comme un propriétaire qui a vendu. Tu ne trouves pas ça étrange ?
— Bien sûr que si ! Et je ne vois pas comment à présent je pourrais savoir ce qui s’est passé.
— Tout de même ! Tu as des intérêts à Carteret. Dès que tu seras tout à fait remis, tu iras…
— Je n’irai nulle part. J’ai décidé de me défaire de Carteret et de mes moulins en Val de Saire. Marie est partie, lasse d’attendre sans doute, et moi j’ai dû promettre de ne pas chercher à la retrouver.
Comme il était triste l’écho de ces paroles ! Ingoult en fut frappé.
— Promettre à qui ? À ta femme ?
— À qui d’autre ? Il le fallait pour que cette maison ne sombre pas dans le chaos et pour que je puisse y vivre auprès de mes enfants !
— Elle n’avait aucun droit de t’empêcher d’y rentrer : tu es le maître !
— Oui, mais elle est la mère et les petits ont besoin de moi…
— Évidemment !… soupira l’avocat.
Pendant un moment, les deux hommes fumèrent en silence regardant la fumée grise monter vers le ciel redevenu pur et bleu. Puis Joseph Ingoult se racla la gorge, toussota deux ou trois fois :
— Cette promesse… tu es sûr d’arriver à la tenir ?
— Il le faudra bien ! Ce fut un choix difficile, crois-le bien. Il y a des moments où la pensée de ne plus revoir Marie me rend à moitié fou. D’un autre côté, je n’ai rien à lui offrir de valable. Si elle me croit mort et qu’elle a choisi de retourner à son ancienne vie, c’est peut-être mieux. Même pour notre enfant. Je suis certain qu’elle saura le protéger. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’en soucie pas…
Ingoult posa une main apaisante sur celle de son ami. Elle tremblait un peu et il s’en irrita :
— Moi, en tout cas, je n’ai rien promis à personne, articula-t-il. Et comme je suis d’un naturel curieux, il faudra bien que je sache ce qu’il en est. Même si je dois aller jusqu’en Angleterre ! Ces gens qui disparaissent les uns après les autres me donnent sur les nerfs à un point inimaginable !…
En quittant les Treize Vents, le lendemain matin, l’avocat prit ostensiblement le chemin de Varanville où il devait remettre à Rose la lettre de sa cousine mais, une fois hors de vue, il obliqua sur la gauche afin de reprendre le chemin de la Croix d’Ourville. Quelque chose lui disait qu’en cherchant les traces du cabriolet-fantôme il découvrirait un fait intéressant.
C’était un homme patient et très observateur. Lorsqu’il aperçut la légère montée derrière laquelle la voiture avait disparu, il descendit de cheval et, la bride au bras, continua à pied, presque le nez au sol mais il n’eut pas à marcher beaucoup : la double trace des hautes roues apparut bientôt, filant dans des fourrés où cependant un étroit passage apparaissait. Il s’y engagea, attacha sa monture à un arbre et poursuivit sa quête. Il n’eut aucune peine à trouver la ruine où il s’introduisit en se baissant.
Un long moment, il examina la petite salle basse, assez désappointé de n’y voir qu’un matelas de fougères sèches. Rien ne disait qu’Agnès fût venue là. Et d’ailleurs pour quoi faire ?… Presque machinalement, il se mit à fouiller la litière et, soudain, il eut une exclamation de triomphe : au bout des doigts, il ramenait un fragment de ruban vert tissé de blanc qu’il identifia sans peine : Agnès Tremaine portait sous sa mante une robe ornée de rubans semblables lors de son retour aux Treize Vents, la veille…
L’association d’idées se forma aussitôt dans son esprit. Pour qu’un ruban eût été arraché, il fallait que la belle Mme Tremaine eût ôté sa robe un peu vite ou, mieux encore, qu’une main pressée l’y eût aidée. Mais la main de qui ?
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