— Quel curieux homme ! remarqua Tremaine. Il y a des moments où je me demande s’il est content ou désolé de m’avoir si bien soigné ?

— Il semble surpris. Peut-être n’y croyait-il pas lui-même ? suggéra Agnès.

— Possible ! En tout cas c’est à moi de lui prouver à présent qu’il n’a pas travaillé en vain…

Une fois seul pour la nuit, Guillaume attira sur ses genoux l’écritoire portative achetée à Valognes par Potentin. Il tourna la petite clef, ouvrit, prit une feuille de papier, une plume neuve qu’il tailla soigneusement et, après avoir inscrit la date du jour, se mit à écrire. Dans l’écritoire deux ou trois cahiers attendaient déjà sous le titre « Notes au jour le jour par Guillaume Tremaine ». Depuis qu’il était rentré chez lui, le maître des Treize Vents écrivait une sorte de journal où il consignait les affaires en cours, ses projets, ses décisions assorties d’un commentaire. Une sorte de livre de raison où trouvaient place, néanmoins, les faits et gestes de ses enfants et les événements de la maison. De lui-même peu de chose en dehors d’un très bref bulletin de santé. De ses relations avec sa femme pas un mot. Encore moins, s’il était possible, au sujet de Marie-Douce. Leur histoire à tous deux était inscrite dans sa mémoire comme dans son cœur : elle n’appartenait qu’à eux seuls.

Après avoir consigné la délivrance de la journée, Guillaume resta un long moment immobile, à l’écoute de son propre corps allégé sans doute mais plus inconfortable qu’avant. Il s’était accoutumé à une inertie quasi minérale et, en reprenant un cours plus libre, le sang – mais aussi les nerfs ! – se rappelait à son souvenir de façon pénible. Réapprendre à vivre debout, l’idée était exaltante ! Tremaine savait bien pourtant que sans l’espoir de revoir celle qu’il aimait, l’existence le serait beaucoup moins. Il réalisait maintenant – qu’en faisant cette promesse à sa femme, il tournait le dos à sa jeunesse pour entrer dans cet âge mûr où c’est de l’avenir des autres qu’il convient de s’occuper…

Une bûche éclata dans la cheminée et retomba avec une pluie d’étincelles. Guillaume essuya d’un doigt agacé une larme indiscrète et ferma les yeux. Pas pour dormir : il n’y arriverait pas cette nuit, mais pour mieux sentir au-dessus de lui la densité vivante, le poids de chair et de pierres dont se composait sa maison… Au matin, tout de même, il finit par plonger dans le sommeil.

Avec une énergie farouche, il s’attela dès son réveil à ce qu’il appelait sa « reconstruction ». La première chose qu’il exigea fut d’être habillé. Il ne supportait plus la robe de chambre et il accueillit avec joie les vêtements de toile, à la façon des planteurs, qu’il affectionnait. Le temps qui devenait chaud lui donnait raison. Ainsi équipé il refit connaissance avec ses membres inférieurs. Le plus difficile fut de lutter contre l’impression qu’il ne pouvait plus leur faire confiance et qu’ils étaient trop faibles désormais pour supporter son corps.

— On dirait que mes jambes sont en chiffon, confia-t-il à Potentin. À chaque instant je me demande si elles ne vont pas plier sous moi…


La première fois qu’il sortit de la maison, Guillaume alla droit aux écuries. Prévenu par Potentin, Daguet l’attendait sous les armes. Jamais les belles stalles de chêne ciré, les cuirs et les cuivres n’avaient autant brillé. Les robes des chevaux étaient étrillées à merveille, leurs crinières tressées et le sable de la cour en fer à cheval paraissait doux comme du velours. Toutes les portes étaient ouvertes à l’exception de celle d’Ali. En tant que seigneur il bénéficiait d’un logis particulier mais sur le loquet on avait attaché un bouquet de fleurs noué d’un ruban noir. Ému, Tremaine embrassa un Daguet muet d’émotion qui ne songeait même pas à cacher ses larmes. Puis il passa en revue ses chevaux : bêtes de trait et de monte confondues il y avait alors une dizaine de chevaux dans la grande écurie. Guillaume s’arrêta un instant auprès de chacun d’eux, l’appelant par son nom, flattant la robe soyeuse et distribuant avec libéralité croûtons de pain et morceaux de sucre. Il convenait de célébrer le retour du maître. Cependant celui-ci s’attarda plus longtemps auprès d’un jeune cheval à la robe sombre : Sahib le fils d’Ali, né le jour de la conception d’Adam. Guillaume l’admira pendant quelques minutes. Il ressemblait beaucoup à son père dont il possédait la grâce, l’œil de feu et la mine arrogante.

— Je pense que nous allons nous entendre tous les deux, confia-t-il à son chef cocher, il me plaît de plus en plus…

— J’en tombe bien d’accord, not’maître. C’est le meilleur. Par contre, je ne vous le conseille pas tout de suite : il est plutôt cabochard. Pour vous remettre en jambes, prenez plutôt César qui vous connaît bien. Vaut mieux ne pas faire de bêtises.

Guillaume grimaça un sourire. En ce moment, la sueur au front et les genoux tremblants, il se demandait s’il retrouverait un jour les muscles nécessaires, même pour César ! L’important étant tout de même de ne pas laisser deviner sa faiblesse. Aussi fut-ce l’échine raide, le regard assuré et le sourire aux lèvres qu’il repartit vers la maison. Pas dupe, Daguet suivit d’un œil navré sa lente progression :

— Si c’est pas malheureux ! Le meilleur cavalier du canton réduit à ça ! confia-t-il à Norbert, son premier valet.

— Ce que je ne comprends pas, c’est qu’on n’ait pas démoli le gars qui a tué Ali et qui l’a arrangé comme voilà ?

— Paraît que M. de Varanville et M. le bailli ont donné leur parole à la fille qui les a prévenus. Not’maître, lui, a demandé à M. de Rondelaire de les rechercher mais c’n’était pas pour leur faire du mal, au contraire. Seulement on n’a rien trouvé qu’une barque abandonnée et une ruine où il n’y avait plus que du lierre. Doivent se cacher dans la forêt et personne n’a jamais réussi à la fouiller. On s’y perd trop facilement…

Et puis, de nos jours, les brigands on aurait plutôt tendance à les féliciter…

Un soir de juillet, Joseph Ingoult arriva aux Treize Vents sous une pluie battante. Toute la journée, il avait fait une chaleur de four sans un souffle d’air. Le ciel était blanc, la mer plate comme si l’on y avait versé de l’huile mais, vers la fin du jour, le vent se leva apportant d’énormes paquets de nuages qui, sur un retentissant coup de tonnerre, s’ouvrirent comme un rideau de théâtre sous la baguette du chef d’orchestre. Des trombes d’eau se déversèrent, noyant le paysage et même le dessin familier du parc. Lorsque l’avocat et sa monture émergèrent de la cataracte, ils ressemblaient à ces sujets de fonte grise qui décorent les fontaines.

Potentin se pendit à la cloche pour appeler aux écuries et fit entrer le voyageur. Instantanément une mare se forma sur les dalles du vestibule.

— C’est une vraie surprise, Monsieur ! s’écria le majordome. Qui aurait imaginé que vous quitteriez Cherbourg aujourd’hui ?

L’avocat éternua et considéra d’un œil désolé son élégante et légère redingote de nankin qui ressemblait à un chiffon trempé.

— J’arrive de Paris, bougonna-t-il, et j’espérais faire une entrée plus saisissante !

— Pour être saisissante, elle l’est ! s’écria Guillaume qui descendait lentement l’escalier appuyé sur une canne. Conduis-le à la cuisine, Potentin ! S’il égoutte son eau boueuse sur les tapis, Mme Agnès ne le lui pardonnera jamais ! Ensuite tu lui prépareras une chambre… Heureux de te voir, mon ami ! Il me semble qu’il y a des siècles.

— À moi aussi !… Te voilà ressuscité ?

— Presque ! Tu as de la chance, Agnès est sortie. Ainsi tu auras tout le temps de te parer pour le souper…

— Par ce temps ? Tu la laisses courir les routes toute seule ?

— Pourquoi pas ? Elle les connaît par cœur et elle conduit son cabriolet à la perfection. Conformément aux usages de ses aïeules elle s’adonne à la charité mais je crois qu’aujourd’hui, elle allait voir Mme de Rondelaire à Escarbosville… Elle y attend sûrement la fin de l’orage. Allons, viens ! Tu as grand besoin de te sécher et de te réconforter !

Ingoult se laissa emmener, songeur. Tout à l’heure, voyant venir la tempête, il avait voulu couper au plus court en évitant Quettehou et quitté la route au hameau de La Poule afin de rejoindre La Pernelle en passant par Le Tronquet. Il venait de dépasser la Croix d’Ourville quand il aperçut roulant devant lui à quelque distance une légère voiture à caisse vert foncé qu’il croyait bien reconnaître. Son cheval étant déjà fatigué, il n’osa pas le pousser et ne chercha pas à rejoindre l’attelage qui, d’ailleurs, disparut soudain de sa vue après une légère montée. Le fracas du tonnerre qui affola sa bête le dissuada de chercher où la voiture avait bien pu passer. Il crut l’entrevoir s’enfonçant dans l’épaisseur d’un taillis mais ne songea plus qu’à gagner les Treize Vents au plus vite pour échapper à la pluie diluvienne, oubliant aussitôt l’incident. Pourtant il lui revint bizarrement lorsque Tremaine parla de sa femme partie à Escarbosville… qui n’était pas vraiment dans cette direction.

Une heure plus tard, il vit Agnès rentrer avec le cabriolet et eut alors la certitude qu’il s’agissait de la même voiture et s’il se demanda ce que Mme Tremaine pouvait bien aller chercher dans un bois par temps d’orage, il se garda bien d’y faire la moindre allusion quand, le moment venu, il baisa la main qu’elle lui tendait avec une grâce inhabituelle.

Non que les sentiments de la jeune femme se fussent soudain réchauffés mais, venant de Paris, l’avocat représentait une distraction inattendue par une soirée qui s’annonçait morose. À cause du mauvais temps et d’une surcharge de travail, Pierre Annebrun, après l’avoir fait attendre pendant près d’une heure, ne lui avait accordé qu’un bref instant. Ce qu’elle considérait comme une insoutenable désinvolture ne l’avait pas mise de bonne humeur. lngoult tombait bien et elle se montra, pour une fois, la plus charmante des hôtesses à l’heureuse surprise de son époux.