Celui-ci, passant alternativement des délices du paradis aux tourments de l’enfer, ne savait plus s’il était heureux ou malheureux. Sa passion pour l’épouse de Guillaume et son amitié pour le même Guillaume suivaient une courbe croissante sans qu’il eût le courage de rompre l’une ou l’autre. Il lui arrivait de rougir quand la main de Tremaine se tendait vers lui et il devait lutter, alors, contre une folle envie de fuir mais lorsque les bras d’Agnès se nouaient à son cou, il eût volontiers étranglé le mari si d’aventure il lui était apparu à ce moment-là. D’ailleurs chaque fois qu’il se hasardait à parler sagesse, à balbutier qu’il faudrait bien un jour en finir avec ce bonheur défendu, la jeune femme lui fermait la bouche d’un baiser sans permettre qu’il s’expliquât davantage. Il serait temps d’aviser lorsque Guillaume pourrait à nouveau se déplacer…
En attendant, bien décidée à savourer longtemps encore un amour qu’elle goûtait avec un plaisir d’autant plus vif qu’il était de plus en plus pervers, Agnès s’était découvert un grand besoin d’activité. Elle qui jusqu’alors ne quittait guère les Treize Vents s’intéressait aux petites gens d’alentour, développant une soudaine charité que l’on attribuait à une ardente reconnaissance envers le Ciel pour avoir exaucé ses prières en lui rendant un époux très aimé. Il lui arrivait aussi de se rendre en visite chez une voisine, Mme de Rondelaire, au manoir d’Escarbosville ou chez la maîtresse d’Ourville. Peu à peu on prit l’habitude de voir son cabriolet sur les petites routes et dans les chemins de terre. On l’admira. On la bénit même…
Il ne serait venu à l’idée de personne de remarquer que les sorties de Mme Tremaine s’inscrivaient dans un quadrilatère délimité par La Pernelle, Le Vicel, Pépinvast et Fanoville. Personne, surtout, n’aurait imaginé que, certains jours – environ une fois la semaine –, le cabriolet et son beau conducteur, toujours modestement vêtu comme il convient lorsque l’on fait le bien, s’enfonçaient sous une futaie fourrée de buissons, dans le plus creux des sentiers, pour gagner une vieille tour ruinée dont il ne restait guère qu’une sorte de cave et que, là, sur un lit de fougères, la châtelaine des Treize Vents et le médecin de Saint-Vaast pratiquaient cette vieille charité bien ordonnée qui commence par soi-même. Naturellement, Pierre arrivait par un sentier différent.
De ces étreintes d’autant plus ardentes qu’elles devaient être brèves, Agnès sortait rayonnante de vitalité, le teint animé, les yeux las sans doute mais sa beauté un peu froide s’en trouvait réchauffée. Elle atteignait parfois même à ce doux éclat qui est l’apanage des femmes heureuses, bien qu’elle fût seulement comblée car d’amour pour son amant il n’était toujours pas question. Il lui permettait de satisfaire des désirs toujours plus exigeants et de savourer, lorsqu’elle retrouvait son époux cloué à ses coussins, l’intime plaisir d’une vengeance secrète. Grâce à ces heures volées, elle résistait victorieusement à l’attrait puissant que Guillaume exerçait toujours sur elle et qui, sans cet exutoire, l’eût conduite au pire. En effet, elle était assez lucide pour savoir à quel point elle restait vulnérable en face de lui : qu’il lui fît un compliment ou qu’il gardât sa main un peu trop longtemps contre ses lèvres et elle sentait son cœur trembler…
Ainsi le soir où elle entra chez lui quelques instants avant le souper et où Guillaume fut frappé de son éclat. Simplement vêtue d’une robe de taffetas d’un rouge profond, un ruban de velours de même nuance retenant la masse brillante de ses cheveux noirs haut relevés, sans autre bijou que l’alliance d’or sur ses mains pâles, elle était fascinante.
— Vous êtes bien belle ce soir ! soupira Guillaume. Il en faudrait peu pour croire que vous êtes heureuse ?
Une flamme s’allumait dans le regard fauve qu’elle connaissait si bien. Elle la fit frémir de joie. La pensée qu’il lui serait peut-être possible, un jour, de vaincre le souvenir de l’Anglaise la traversa. S’il pouvait se reprendre de passion pour elle, quel plaisir il y aurait à le faire attendre, espérer, souffrir ?…
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Vous allez de mieux en mieux et c’est demain que vous serez débarrassé de vos instruments de torture…
Sans répondre, il prit sa main, posa un baiser au creux de la paume puis la garda un instant contre sa joue.
— Une épreuve que j’appréhende… mais il m’est doux de savoir que vous serez auprès de moi…
— Aurais-je donc encore quelque prix à vos yeux ?
— Ne dites pas que vous l’ignorez ! Et ce prix augmente chaque jour. Depuis que je suis rentré, je vous regarde et je vous admire avec un sentiment qui ressemble à du remords. Vous m’apportez votre grâce, votre sourire comme si rien ne s’était passé…
— Vous venez de prononcer le mot qui convient : le passé ! Il dépend de vous, Guillaume, qu’il disparaisse…
— Pas seulement de moi…
Il détourna un peu la tête, trouva la saignée du poignet qu’il caressa des lèvres en remontant doucement vers le creux tendre du coude. Agnès ferma les yeux en frissonnant et retira sa main sans brusquerie. Il était trop tôt, beaucoup trop tôt pour lui laisser croire à une si rapide reconquête ! Avant de la posséder à nouveau, il devrait le demander à genoux… en admettant que cet exercice lui soit encore possible ? songea-t-elle avec cruauté.
Guillaume, cependant, était sincère. La douceur des instants qu’il goûtait auprès de sa femme atténuait un peu la douleur du renoncement. Cette Agnès étrange, imprévisible, il l’avait aimée ardemment, confondant peut-être les appétits de son corps avec les élans de son cœur, mais il découvrait qu’elle pouvait l’émouvoir encore et c’était, pour l’avenir de leur famille, le meilleur des présages. Il sourit :
— Vous ai-je blessée ?
— Non… Simplement vous ne devez songer qu’à vous-même… à vous ménager quelque temps encore !
Soudain, elle l’entendit rire. Pour la première fois depuis des mois et les souvenirs assaillirent Agnès. Il riait souvent après l’amour, ou même pendant parce que c’était une joie pour lui au contraire de Pierre. Il y avait de la dévotion dans la passion du médecin et le rire serait pour lui une espèce de sacrilège. Pour lutter contre la faiblesse qui lui venait, elle demanda, un peu pincée :
— Qu’ai-je dit de si drôle ?
— Rien, ma mie ! Je pensais seulement que si vous voulez me ménager, il faudrait copier vos robes sur celles de notre chère Anne-Marie. Dans celle-ci, vous ressemblez à un fruit parvenu à sa perfection. On aimerait vous éplucher, ajouta-t-il avec ce sourire en coin qui contribuait à son charme.
Le lendemain, Guillaume ne riait plus lorsque le Dr Annebrun vint l’éplucher lui-même. S’il ressentit un grand soulagement en voyant disparaître les emplâtres, gouttières, poids et autres engins de torture, la vue de ses jambes aux muscles fondus et à la peau flasque le plongea dans d’amères réflexions. Il leva sur son médecin un regard sceptique :
— Ce n’est pas beau à voir ! Tu crois que je pourrai un jour marcher avec ça ?
— Un : c’est superbe ! Les cicatrices sont parfaites. Deux : tu as l’air de supporter fort bien les plaques d’argent qui maintiennent tes os. Trois : nous allons te réapprendre à marcher et, en même temps, nous te ferons faire, Mlle Lehoussois et moi, de petits exercices accompagnés de massages afin de t’aider. Évidemment les débuts ne sont jamais bien agréables. Potentin, si vous voulez bien m’aider, nous allons le lever !
Les premiers pas étayés par les solides épaules des deux hommes furent ce qu’ils devaient être : fort désagréables. Plus encore quand, des épaules, on passa aux béquilles. Guillaume considérait ses grands pieds avec une sombre méfiance comme s’ils étaient des pièces rapportées ne lui ayant jamais appartenu et ce fut avec un profond soulagement qu’il retrouva son lit :
— Ce n’est pas brillant !
— Tu trouves ? Quel ingrat : tu devrais tomber à mes genoux pour avoir sauvé tes jambes !
— Je le voudrais bien, soupira Guillaume.
Annebrun se mit à rire :
— Ne fais pas cette tête ! Tu as une chance incroyable : tu repousses de l’os comme un homard ses pinces ! Quelle nature !
— Tu trouves ? Je vais être boiteux, n’est-ce pas ?
— À peine ! Un talon un peu plus haut à ta botte gauche et on n’y verra rien…
— Je n’aime pas tricher.
— Alors une canne ! Cela donne une démarche pleine de majesté. Mettons les choses au point, Tremaine ! Tu marcheras normalement ou presque. Courir te sera sans doute difficile et tu souffriras par temps humide mais…
— Mais quoi ? grogna Guillaume. Il y a encore quelque chose ?
— Oui. Avec un cheval sous toi, tu oublieras vite ces petits inconvénients…
Le visage du blessé s’illumina comme si un brusque rayon de soleil venait de le frapper :
— Il fallait le dire tout de suite, animal !… Merci, mon Dieu ! Et merci à toi, Pierre Annebrun ! Tu es un grand homme et le meilleur ami qu’un éclopé puisse avoir.
Enivré par la joie, il ne vit pas le médecin changer de visage. La satisfaction d’avoir réussi dans un cas difficile, l’euphorie du triomphe avaient fait oublier un moment à celui-ci qu’il n’avait plus droit à ce beau titre d’ami. En prononçant le mot, Tremaine venait de le ramener à la suppliciante réalité.
— Je suis là pour réparer les gens, dit-il d’un ton bourru. Il eût été vraiment dommage que toi je te rate !… À présent, je te donne les premiers soins et je m’en vais.
— Tu ne veux pas souper avec nous ? Juste pour fêter ta victoire ?
— Non, vraiment ! Il faut que je passe à Aigremont. Il y a là un vrai malade. Toi, tu n’es plus intéressant…
Tandis qu’il accomplissait sa tâche, il ne leva pas une seule fois les yeux sur Agnès qui se tenait accoudée à la cheminée. Lorsqu’il eut achevé d’oindre et de bander plus souplement les membres abîmés, il salua la jeune femme – toujours sans la regarder –, adressa un salut à peine audible à Guillaume et quitta la bibliothèque précédé par Potentin. Le parquet des salons grinça sous leurs pas :
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