En effet, Jacques-Jean Lecoulteux, que l’on appelait habituellement M. du Moley 5, régnait sans partage sur la banque française depuis que les Saint-James et les La Borde avaient disparu de la scène. Sans attaches avec la Cour et chaud partisan des idées nouvelles, il entretenait les meilleures relations avec les têtes pensantes de l’Assemblée qu’il traitait fastueusement dans son palais situé au coin du boulevard et de la rue de Richelieu ou dans sa maison des champs de la Malmaison dont il était seigneur.
Il était le plus en vue des membres d’une vaste tribu parisienne issue d’une importante famille de banquiers, armateurs et magistrats rouennais dont Jean Valette avait pu, dans ses affaires avec l’Europe, apprécier l’habileté et la puissance de travail. Tous ces Le Coulteux, titrés respectivement de La Noraye, de Caumont, de Canteleu, de Verclives, tenaient le haut du pavé mais se détestaient cordialement entre eux au point qu’on leur trouvait parfois une vague ressemblance avec les Atrides. Au crime près toutefois !… Tous très riches au demeurant.
Dire que Tremaine débordait d’affection pour ce gros homme plutôt mal bâti serait excessif. Grand mangeur, grand buveur, et volontiers brutal, Du Moley aurait déplu profondément à Agnès. En effet, bien qu’il eût épousé sa cousine Geneviève-Sophie de La Noraye, c’était sa maîtresse, la fameuse Dugazon, qui régnait dans ses demeures et cela bien qu’elle fût elle-même résolument royaliste. Seulement, c’était un financier sachant mener ses affaires avec une impitoyable lucidité. Ainsi, dès 1789, il engageait Guillaume à se défaire de ses parts dans la Compagnie des Indes, assez récemment remise à flot par Calonne mais que la fameuse nuit du 4 août allait priver de ses derniers privilèges. En outre, il dirigeait, depuis le début des troubles, ses placements de fonds sur la Hollande, la Russie et les royaumes scandinaves.
Les nouveaux maîtres sont conformes à ce que j’attends d’un gouvernement, expliquait-il alors à Tremaine. Je crains cependant que d’autres ne viennent qui pourraient amener la ruine et la misère. Je n’ai aucune intention de leur abandonner ce que nous possédons l’un et l’autre.
Comment ne pas approuver ? L’accord étant d’ailleurs entier entre les deux hommes, peu de correspondance s’échangeait. Cependant, deux lettres étaient arrivées pendant la disparition de Guillaume et Potentin avait fait de son mieux pour y répondre :
— Je me suis borné à écrire que vous accomplissiez un voyage dont la destination devait être tenue secrète et j’ai conclu en conseillant à M. du Moley de traiter ces affaires au mieux de vos intérêts. En l’assurant, bien sûr, de votre entière confiance !
— Tu ne pouvais mieux agir, approuva Guillaume. Ces grands requins de finance ont parfois des sensibilités qui leur font apprécier la confiance. Surtout celle d’un homme riche mais… comment t’en serais-tu sorti si l’on ne m’avait pas retrouvé, si j’étais mort ?
— Je n’ai jamais cherché seulement à l’imaginer, répondit Potentin avec simplicité. Il y avait en moi quelque chose qui m’assurait de votre retour… Cela dit, si j’étais vous, j’abandonnerais quelques-unes de mes affaires locales. La région est encore saine mais le climat se dégrade petit à petit. La bande de Valognes à laquelle appartient votre cousin Adrien est de plus en plus remuante. Elle travaille les esprits des piliers de cabarets, s’arroge le droit de visites domiciliaires et s’infiltre dans tous les villages et les petites cités des environs…
— À quel titre ? Valognes a perdu son rang de chef-lieu de district au bénéfice de Cherbourg quand l’année dernière notre Cotentin est devenu le département de la Manche ?
— Justement. Il s’agit de s’assurer le plus de puissance possible. Plus préoccupant, Le Carpentier qui commande le 1er bataillon de la Garde Nationale dispose de la force publique et fait donc ce qu’il veut. Il a des intelligences sur toute la côte Ouest et songerait à étendre la main jusque sur Granville. Lui et son acolyte Buhot ne se suffisent plus de Valognes. Quant à Adrien Hamel, ça n’a pas été une très bonne idée de l’installer à Rideauville d’où viennent beaucoup de nos garde-côtes. On m’a dit qu’il s’employait à leur farcir l’esprit de dangereuses billevesées visant surtout les nobles… et les riches.
— Donc moi ! Tu as raison, j’ai commis une bêtise mais je le savais déjà. Il va falloir que je règle mes comptes avec cette petite ordure… et sa digne sœur. Sais-tu où elle est, celle-là ?
— À Valognes bien sûr. On dit que Buhot et Le Carpentier se la partagent et qu’elle y mène joyeuse vie…
— Elle ne perd rien pour attendre. Dès que j’aurai retrouvé l’usage de mes jambes, je saurai bien la dénicher. En attendant, je vais suivre ton conseil et me défaire déjà des moulins dont je ferai cadeau à ceux qui les font marcher. Demain, tu demanderas au notaire, Me Lebaron, de bien vouloir monter jusqu’ici… En attendant, je vais écrire quelques lettres à Paris, Cherbourg et Granville…
Et Guillaume plongea dans le travail avec l’ardeur d’un homme réduit à l’inaction depuis trop longtemps. Entre sa correspondance, la lecture, les visites du Dr Annebrun et d’Anne-Marie Lehoussois qui venaient tous les deux jours, en alternance, l’examiner et donner les soins nécessaires, le temps passa très vite. Surtout, Tremaine consacrait de longs moments à ses enfants qu’il retrouvait avec délices !
La présence des petits l’enchantait. Dès le matin, Élisabeth accourait, souvent sur ses pieds nus pour voir son père se raser. Il accomplissait toujours lui-même cette importante opération et c’était pour la petite fille une source de ravissements sans fin. Elle s’installait dans le grand fauteuil d’ébène et de cuir noir que Guillaume affectionnait parce qu’il était jadis celui de Jean Valette. On le tirait près de son lit de camp. Là, les jambes passées sous l’un des gros bras à tête d’éléphant, elle s’y accoudait comme au bord d’une loge de théâtre et, son menton dans la main, observait avec gravité tous les mouvements paternels. Naturellement, elle recueillait le précieux privilège d’être la première à embrasser la joue toute douce et toute fraîche. Père et fille se câlinaient alors interminablement. Tout au moins jusqu’à ce qu’Adam, trop petit à quatorze mois pour s’aventurer seul dans le grand escalier, fit son entrée porté par Jeanne. Bien entendu il eût cent fois préféré galoper tout seul ! Mais, depuis qu’il marchait, la nourrice vivait dans la crainte perpétuelle de le voir se casser quelque chose et le portait le plus souvent en dépit de protestations de plus en plus indignées. On l’entendait venir de loin, cependant tout se calmait comme par enchantement dès qu’il passait dans les bras de Guillaume. Il y restait remarquablement sage, considérant, l’air attentif, la figure de son père qu’il aimait palper avec la délicatesse un rien solennelle d’un expert maniant un bronze rare ou une ancienne sculpture.
Magnanime, Élisabeth tolérait ces privautés. Elle aimait beaucoup son petit frère envers qui elle se sentait des responsabilités. Rien de comparable avec le sentiment qui l’unissait à son « jumeau ». Alexandre, c’était son chevalier, son compagnon d’aventure et, depuis le long séjour effectué à Varanville dont les murs et le jardin retentissaient encore de leurs exploits et de leurs disputes, son futur mari, celui à qui il faudrait un jour obéir encore qu’il y eût beaucoup à dire sur une coutume tellement vieille qu’elle en devenait franchement barbare. Certes, il y avait plus de réflexion et de calme dans la tête brune d’Alexandre que sous les boucles rousses d’Élisabeth mais la petite fille estimait tout de même qu’elle était taillée pour la souveraineté. En attendant elle l’exerçait sans scrupules sachant bien qu’il lui suffisait de plaquer un gros baiser sur la joue de son ami pour qu’il se rendît à ses désirs.
Tels qu’ils étaient, Guillaume adorait ses « petits rouquins » : Adam, tout rond, tout rose avec de grands yeux bleus dans lesquels le père croyait revoir ceux de Mathilde, sa propre mère, et surtout Élisabeth douée d’une grâce lumineuse plus attachante que la joliesse joufflue habituelle aux petites filles de son âge. Ses yeux gris variaient selon son humeur : tantôt brillants, tantôt d’une ténébreuse opacité. Son petit visage sensible, dont les traits rappelaient un peu ceux de Guillaume en beaucoup plus fins mais presque aussi arrogants, pétillait d’intelligence et de malice mais, parfois, il devenait grave, songeur, et revêtait alors une espèce de dignité bien au-dessus de son âge, surtout lorsque sa mère la réprimandait.
Entre Agnès et elle, les relations demeuraient moins chaleureuses qu’entre la jeune femme et Adam qui n’avait pas eu à affronter les mêmes chagrins que sa sœur. La petite fille se montrait déférente à défaut de vraiment soumise. Pour vaincre définitivement ce caractère volontiers rebelle, il eût fallu le briser. Agnès, sachant que Guillaume s’y opposerait farouchement, ne s’y essayait pas, préférant user de douceur dans l’espoir que la fillette oublierait les jours sombres du dernier hiver. Cependant, le côté légèrement pompeux de leurs relations frappa Guillaume :
— Est-ce que tu n’aimes plus ta maman ?
— Oh si ! fit Élisabeth avec une certaine désinvolture. Je l’aime surtout depuis qu’on vous a retrouvé…
Guillaume préféra ne pas pousser plus avant son investigation. Il se doutait bien qu’après sa disparition les choses s’étaient dégradées entre mère et fille sinon Rose n’aurait eu aucune raison de récupérer l’enfant mais il ne cherchait pas à en apprendre davantage pour le moment. Plus tard il tâcherait de faire parler Mme de Varanville ou même Élisabeth.
Agnès et lui veillaient à maintenir entre eux un certain décorum indispensable à une reprise harmonieuse dans le tissu si brutalement déchiré de leur ménage. En apparence, tout était comme par le passé : Agnès, un ouvrage aux doigts, passait de longues heures auprès de son mari ainsi qu’il convient à une épouse attentive. Les repas leur étaient servis dans la bibliothèque et se déroulaient dans une entente apparente. On conversait volontiers et d’autant plus facilement qu’il n’était pas rare d’ajouter un couvert à l’intention d’un ami. Félix venait souvent, avec ou sans Rose. Mlle Lehoussois déjeunait tous les deux jours avec le couple et, parfois, Guillaume s’efforçait de retenir son médecin sans y parvenir autant qu’il l’aurait voulu. En général, Pierre Annebrun s’excusait, invoquant un nombre important de malades à voir. Agnès appuyait l’invitation, sans trop insister cependant, comprenant bien que l’hospitalité de son mari était pénible à son amant.
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