— Une mauvaise copie… à demi invalide ! Mais peut-être ne seriez-vous pas là s’il en était autrement ? Votre présence me touche infiniment… Voulez-vous vous approcher ?
La main qu’il étendait offrait un siège au chevet du lit mais aussi espérait en recevoir une autre. Agnès ne s’y trompa pas : ôtant sa mitaine de soie rose, elle vint poser ses doigts dans la paume tendue qui se referma dessus. À ce contact elle sentit courir un frisson qui l’effraya. Les choses ne se présentaient pas comme elle les imaginait : elle s’était préparée à jouer les anges secourables, les bonnes fées magnanimes venues répandre les bienfaits d’un pardon apitoyé sur un demi-cadavre et elle retrouvait, presque identiques, les sensations éprouvées lors de leur première rencontre. Privé de jambes, ce démon restait aussi séduisant qu’autrefois ! Peut-être même l’était-il un peu plus ! Ces cheveux coupés court qui bouclaient serré comme une toison rouge convenaient à merveille à la structure arrogante du visage où la peau tendue reprenait sa couleur de bronze cuivré.
Sentant le terrain se dérober sous ses pieds, elle voulut retirer sa main mais Guillaume la tenait bien :
— Agnès !… Ma lettre demandait votre pardon. Êtes-vous venue me l’apporter ?
— S’il en était autrement je ne serais pas ici. En outre… j’ai moi aussi des excuses à présenter et…
— N’en dites pas plus !… Sinon nous n’en finirons pas, ajouta-t-il avec un demi-sourire. Puis soudain grave : Voulez-vous que nous essayions de rebâtir notre couple ? Je crois qu’avec de la patience… et beaucoup de tendresse, nous pourrions y arriver…
Soudain, le vernis de bons sentiments dont s’enveloppait la jeune femme craqua. Sa jalousie brusquement réveillée, elle lança d’une voix irritée :
— De la patience, de la tendresse ? Quel couple passionnant nous allons former !… Vous avez la mémoire courte, Guillaume, ou bien le mot amour vous fait-il peur lorsqu’il s’agit de moi ?
— Croyez-le ou non, je n’ai jamais cessé de vous aimer, murmura Guillaume assombri. Vous et les enfants faites partie de moi-même.
— Mais c’est à une autre que vous donnez ce que je pensais n’être qu’à moi. Alors ne dites pas que vous m’aimez !
Avec un soupir de lassitude, Tremaine libéra la main qu’il tenait toujours et détourna la tête :
— Croyez-le ou ne le croyez pas, je n’ai aucun moyen de vous convaincre. Sinon peut-être celui-ci : la dame dont vous parlez a quitté ce pays…
— Je le sais !
— Vous savez vraiment beaucoup de choses ! Quoi qu’il en soit, je ne chercherai pas à la retrouver. Vous avez ma parole !
— Et si c’est elle qui vous cherche ? Vous oubliez qu’elle a un enfant de vous ?
— Je ne le renie pas. S’il a besoin de moi, je ferai ce que je dois. Ne m’en demandez pas plus ! soupira Guillaume dont la patience commençait à s’émousser. Vous devrez vous satisfaire de ma promesse de ne pas revoir sa mère…
Devant la mine boudeuse de sa femme, il fit effort sur lui-même pour maîtriser sa colère naissante :
— Tout ceci est ridicule, Agnès ! Voulez-vous, oui ou non, enterrer la hache de guerre ? Voulez-vous m’accorder une confiance semblable à celle que j’ai toujours eue en vous ?
— Et si je ne voulais pas ?
— Vous seriez tout de même obligée de subir ma présence. Les Treize Vents sont à moi. Je veux y rentrer. Ma lettre demandait votre pardon, pas votre permission. Il dépend de vous que nous y vivions en époux respectueux l’un de l’autre. Je vous serai désormais aussi fidèle que vous l’êtes vous-même… À vous de décider !
Lentement, une profonde rougeur envahit les joues d’Agnès. Sous le regard impérieux de son époux, ses yeux s’affolèrent, s’évadèrent. Les lèvres soudain tremblantes, elle balbutia :
— Rentrez quand vous voulez !… Vous serez le bienvenu !
Ayant dit, elle éclata en sanglots et s’enfuit en courant, bousculant même au passage Pierre Annebrun qui, ne pouvant plus résister à la curiosité, s’apprêtait à frapper à la porte. Il voulut la suivre mais elle grimpait déjà dans sa voiture dont Potentin eut tout juste le temps de lui baisser le marchepied. Ce fut lui qui eut ses derniers mots :
— Vous viendrez demain m’apporter les ordres de votre maître, Potentin ! J’enverrai la berline le chercher jeudi…
Dire que la parole donnée ne coûtait pas à Guillaume serait une grave erreur. Jamais peut-être il n’avait autant aimé Marie-Douce qu’à l’instant où il y renonçait. Mais le temps n’était plus où il pouvait n’écouter que sa passion égoïste. Ce qui lui restait de forces et d’énergie, il les devait aux siens, à ces trois êtres qui composaient sa famille et aussi à cette chère maison bâtie pour eux. Elle était comme un vaisseau voguant vers les noirs nuages d’un gros temps et lui, le capitaine, se devait de demeurer à la barre. Même s’il lui fallait tramer, jusqu’à son dernier jour, le regret d’un amour qui n’avait plus le droit de vivre.
Le sacrifice était cruel. Cependant Guillaume le trouva plus léger quand la voiture qui le ramenait s’arrêta devant le perron des Treize Vents et qu’un cri d’enfant retentit :
— Papa !… Mon papa !
Dévalant les marches, la petite Élisabeth, boule de soie blanche et de cheveux flamboyants, se rua par la portière à peine ouverte et s’abattit sur Guillaume dont on n’avait pas encore eu le temps de descendre la civière. Elle prit sa tête dans ses petits bras et appuyant contre sa joue son visage aussi mouillé qu’une fleur sous la rosée :
— Mon papa chéri !… Je savais bien moi que tu reviendrais chez nous !… On va être si heureux maintenant !
Troisième partie
L’ENFANT VENU D’AILLEURS…
fin 1791 à 1794
X
LES ARRIÈRE-PENSÉES DE JOSEPH INGOULT
Il était temps pour les Treize Vents que le maître revînt. Même éclopé. En dépit de Potentin, de Clémence, de Daguet et des autres qui tenaient à honneur d’assumer leurs fonctions en toutes circonstances avec la même exacte conscience, l’absence de cette volonté qui les avait rassemblés se faisait sentir. Agnès, prisonnière de ses fureurs jalouses et, surtout, tombée sous la coupe d’Adèle, ne s’était guère souciée de la maison et, en laissant la bride sur le cou à sa favorite, elle lui avait implicitement permis de soulever des mécontentements qui auraient pu être graves avec des gens de moins haute valeur. En outre, privée des clameurs et des galopades d’Élisabeth, l’atmosphère s’alourdissait lentement jusqu'à devenir irrespirable.
Installé dans sa bibliothèque où on lui dressa un lit à sa demande, ce qui lui permettait de vivre au rez-de-chaussée, Guillaume s’accorda, deux jours durant, le loisir de goûter à nouveau le charme de sa maison, de renouer avec les gens, les objets, les décors et les habitudes qu’il aimait, de respirer l’air de son jardin entrant par les fenêtres ouvertes sur des senteurs d’aubépine, d’iris, de lilas et de roses. Cependant, pour cette première journée, il fit refermer celle prenant vue sur les écuries : le souvenir d’Ali, le beau cheval couleur d’ébène qu’il aimait tant, son ami mort à sa place par la faute d’un braconnier malveillant, lui était encore trop douloureux. Plus tard seulement il pourrait en parler avec Daguet et ses palefreniers. Pour l’instant, la seule vue des portes en chêne verni surmontées de petits frontons marquant le logis de chacun des beaux habitants lui était un chagrin. Or, il n’était plus temps de s’attarder sur le passé. Il avait devant lui trop de travail pour reprendre la ferme direction de ses affaires laissées à l’abandon durant tant de mois…
Enfermé en compagnie de Potentin, son homme de confiance depuis son adolescence indienne, il fit le point de sa situation financière, beaucoup moins inquiétante d’ailleurs que ne l’imaginait Rose de Varanville lorsqu’elle mettait Agnès en garde contre les conséquences d’une disparition. Les deux femmes l’ignoraient mais le vrai drame eût été que le fidèle majordome vînt à manquer lui aussi car il était le seul capable de s’y reconnaître dans les rouages multiples constituant la fortune de Tremaine : depuis les modestes moulins à papier et à huile des bords de la Saire jusqu’à certaine cachette aménagée par Guillaume et lui-même, peu de temps après la construction de la maison, derrière l’une des boiseries d’un cabinet de toilette attenant à la chambre du maître et dont la clef, enfermée dans un petit coffre d’acier, logeait sous l’une des lames du parquet de ladite chambre. Là reposait ce qui avait été le trésor de Jean Valette : une collection de très belles pierres, émeraudes, rubis et saphirs plus trois diamants roses dont plusieurs avaient été offerts au négociant de Porto-Novo par le nabab Hayder Ali, son ami auquel il avait rendu de précieux services.
C’était pour cet ensemble de gemmes non montées que Tremaine, à son retour en France, avait acheté la petite maison des bords de la Rance, près de Saint-Servan, où Potentin montait une garde débonnaire mais vigilante lorsqu’il avait fait la connaissance de Clémence Bellec.
Les deux hommes y entreposèrent aussi d’autres pierres et l’or qui serviraient à la construction des Treize Vents et à l’établissement de plusieurs entreprises : le chantier naval de Saint-Vaast, les participations chez Vaumartin à Granville, la mine de Carteret et l’armement des deux goélettes destinées au commerce des denrées coloniales. Enfin, le reste de la fortune léguée par Jean Valette à son fils adoptif se trouvait investi dans les affaires du financier Lecoulteux du Moley, un homme de dix ans plus âgé que Guillaume et que, dès son arrivée en France, celui-ci avait su séduire : une relation qui faisait grand honneur au flair du nouveau venu.
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