En préparant son sac dans lequel prirent place plusieurs objets appartenant à l’ameublement de sa chambre – une petite pendule et deux statuettes de Sèvres – elle pensa qu’il serait agréable de rejoindre son jumeau à Valognes pour un petit séjour et d’y renouer avec son ancien ami Buhot. Un homme plein de ressources dès qu’il s’agissait de nuire ! Et ce fut d’un pas assez allègre qu’elle quitta sa chambre après avoir, à titre de dédommagement, éventré à coups de ciseaux les matelas, les sièges, les coussins et brisé, sur le marbre de la cheminée, les choses fragiles qu’elle ne pouvait emporter. Au moins personne n’en profiterait après elle !

Devant le perron, elle trouva une autre satisfaction en voyant le cabriolet au lieu de la charrette annoncée sans penser un seul instant qu’elle devait ce changement à la capote dont était muni le véhicule et grâce à laquelle Potentin ménagerait ses rhumatismes. Elle y monta en se donnant des mouvements de tête arrogants pour le seul bénéfice du chef des écuries, de Victor et de Lisette accourus au spectacle et elle partit en reine outragée.

Aucun visage n’apparut derrière les rideaux de la chambre d’Agnès. Clémence Bellec s’employait à y coucher la jeune femme transie et à lui prodiguer les soins fervents inspirés par le renvoi d’Adèle. Une fois Agnès installée dans son grand lit et pourvue d’une bouillotte en grès pleine d’eau chaude, elle lui annonça qu’elle allait lui préparer du thé. La jeune femme approuva silencieusement mais comme Clémence allait sortir elle la rappela :

— Clémence !… Avec le thé portez-moi donc un peu de rhum ! Le Dr Annebrun m’en a fait boire tout à l’heure et j’en ai ressenti un grand bien…

La cuisinière se mit à rire :

— Il a eu raison ! Je n’aurais pas osé en proposer à une dame mais il est certain que c’est un bon remède pour qui risque d’avoir pris froid !

Le lendemain, quand Lisette redescendit le plateau à la cuisine, le flacon était vide et Agnès dormait comme une bûche. Elle dormit ainsi jusqu’au soir. Ce long sommeil lui fit du bien et lorsqu’elle rejoignit le bailli pour le souper, après d’abondantes ablutions à l’eau froide, elle accueillit l’annonce du départ de son hôte en pleine possession d’elle-même.

— Ne puis-je vraiment vous garder plus longtemps ? fit-elle avec un regret sincère. Votre présence m’était douce…

— À moi aussi. Cependant, je manquerais à mon devoir de gentilhomme en m’attardant quand le Roi manque si fort de dévouements. Mes amis doivent être en peine de moi.

— J’espérais que vous demeureriez au moins jusqu’à ce que nous soyons fixés sur le sort de Guillaume ?

— L’attente peut être longue et, à Paris, le temps se fait pressant. Cependant, au cas où vous auriez besoin de moi, il vous suffira de m’appeler. J’habite rue de la Corderie numéro 10. C’est, à l’enclos du Temple, une petite maison appartenant à une dame Cormier… Je l’ai noté sur ce billet, ajouta-t-il en tirant de sa poche un papier plié…

— Je m’en souviendrai… si vous promettez de ne pas oublier que les Treize Vents vous sont un vrai foyer dont vous pouvez disposer à votre gré. Pour vous-même… ou pour ceux que vous souhaitez défendre !

— Comment dois-je l’entendre ?

— Bien simplement ! La mer est à nos pieds et, de l’autre côté, c’est l’Angleterre. En outre, mon époux possède des bateaux, en totalité ou en partie… Enfin, à l’exception de quelques têtes chaudes, je crois notre Cotentin sûr et sa population fidèle… comme nous le sommes nous-mêmes et comme cette maison le serait au cas où elle devrait donner asile à…

Par-dessus la nappe, la main du bailli vint se poser sur celle de cette jeune femme qu’il n’avait pas le droit de nommer sa fille mais dont, à cet instant, il était fier :

— N’en dites pas plus !… Je vous entends et vous remercie. Soyez sûre que je n’oublierai pas.

Dans la brume du petit matin et avant qu’il rejoignît son cheval ramené la veille par un palefrenier de Varanville, Agnès, pour la dernière fois, embrassa son père et, en même temps, glissa dans sa poche un objet dont il sentit le poids. Il voulut le ressortir mais elle l’en empêcha :

— Ce ne sont que quelques perles dont je n’ai aucun besoin. En attendant le retour de Guillaume – si Dieu le veut ! – elles pourront vous être utiles pour le service du Roi…

— Votre époux serait peut-être mécontent ?

— Il n’a pas de ces mesquineries ! D’ailleurs, elles sont à moi… Prenez soin de vous !

— Vous aussi, Agnès ! Vous m’êtes… infiniment chère…


Pendant ce temps, au Hameau-Saint-Vaast, Pierre Annebrun et Anne-Marie Lehoussois livraient une bataille acharnée pour sauver Tremaine, employant pour cela toutes les ressources de leur savoir.

Il toussait moins, cependant la fièvre s’acharnait et avec elle les divagations, si ardentes parfois que la vieille sage-femme, cependant habituée aux abîmes de l’âme humaine, quittait la chambre et s’en allait rejoindre Sidonie à la cuisine ou dire son chapelet dans la pièce voisine. Le docteur, lui, les écoutait avec une indignation qui finit, un soir, par éclater :

— Mais enfin, qui est cette Marie qu’il ne cesse d’appeler ?

— Une amie d’enfance ! marmotta Mlle Anne-Marie sans lever le nez de son tricot.

— Une amie d’enfance à laquelle il fait l’amour à longueur de journée alors qu’il a une femme si merveilleuse ? Et vous êtes au courant à ce que l’on dirait ?

— C’est une vieille histoire, docteur, mais comme toutes ses pareilles elle a la vie dure. Le malheur veut qu’il ait retrouvé cette Marie au bout de trente ans et alors qu’il n’y pensait plus.

— Trente ans ? Elle ne doit plus être toute jeune ?

— Elle doit avoir quinze ans de plus que Mme Tremaine, pourtant on ne s’en douterait guère. Je n’ai jamais vu plus jolie femme…

Le médecin se laissa tomber sur un siège et considéra son malade avec rancune.

— Il y a des hommes qui ont trop de chance ! Je ferais mieux de le laisser mourir… Elle serait moins malheureuse !

— Votre devoir n’est pas de juger mais de soigner. Quant à Agnès, j’ai cru longtemps qu’elle et Guillaume pourraient être heureux bien qu’ils soient si différents mais elle a trop d’exigence, trop de passion aussi pour accepter les aléas de l’existence.

— Une maîtresse vous appelez ça un aléa ?

— Celle-là, oui… Je connais mal vos réactions à vous autres les hommes mais réfléchissez un peu ! Non seulement il la retrouve après un tiers de siècle, plus belle que jamais mais, en outre, devenue sa parente puisqu’elle a épousé son demi-frère et Anglaise de surcroît. Une Anglaise ! Lui qui exècre l’Angleterre ! Comment n’être pas tenté par une éclatante revanche, mis à part les sentiments profonds qui l’attachaient à son souvenir…

— Je vous trouve bien indulgente ! Si j’avais une femme comme la sienne aucune tentation…

— Allons donc ! On voit bien que vous ne connaissez pas lady Tremayne ! La déesse de l’Amour en personne. Et elle l’adore !

— L’adorera-t-elle encore s’il demeure estropié ? Ses jambes sont dans un triste état et je ne peux rien tenter tant qu’il est sous l’empire de la fièvre.

— Que voulez-vous dire ?

— Que s’il vit ce sera peut-être dans une chaise roulante et accroché à des béquilles.

Mlle Lehoussois tira son chapelet et en baisa la croix :

— Que Dieu me pardonne ! Il serait alors plus à plaindre vivant que mort ! Si c’est pour en arriver là laissez-le mourir ! Mieux vaut encore le mettre au linceul !

Dans la nuit qui suivit elle regretta ses paroles. La légère amélioration obtenue à force de soins fut soudain balayée par une terrifiante montée de fièvre contre laquelle tous deux se trouvèrent impuissants. Désespéré, Pierre Annebrun en oubliait sa rancune pour ne plus songer qu’à cette vie en train de lui échapper.

— Je n’y comprends rien ! Il devrait aller mieux… Ou alors il a contracté je ne sais quelle maladie inconnue dans le cloaque dont on l’a tiré…

Sans trop y croire, il opéra une saignée. Aussi rouge que ses cheveux, Guillaume dans les draps qu’il ne cessait de griffer ressemblait à un homard en train de bouillir. Il n’émettait plus que des sons inarticulés évoquant une agonie terrible. Épouvantée, la vieille demoiselle se laissa tomber à genoux au pied du lit, les mains sur les oreilles pour ne plus entendre ce râle qui la déchirait. Et puis soudain tout se tut et le malade, pâlissant à vue d’œil, resta inerte :

— C’est la fin… murmura le médecin en emportant la cuvette à demi pleine de sang…

Pourtant, lorsque le coq chanta, Guillaume ouvrit soudain les yeux…

Dans le champ de son regard il vit les poutres peintes en gris d’un plafond inconnu où la flamme d’une veilleuse animait des ombres. Il se sentait affreusement faible avec l’impression de mariner dans un bain froid tant la transpiration l’inondait mais, au moins, le feu ne brûlait plus sa poitrine endolorie par la toux. Il essaya de tourner la tête sans y réussir. Alors, rassemblant le peu de forces qui lui restaient, il balbutia :

— Soif !… J’ai soif !…

Aussitôt un visage apparut au-dessus de lui. En dépit des larmes qui le défiguraient, il reconnut la vieille Anne-Marie…

— Mon Guillaume !… Tu nous reviens ?… Oh, mon Dieu, soyez béni !…

— Soif !… répéta le malade mais elle était si heureuse qu’elle ne l’entendit pas et courut hors de la chambre en appelant Annebrun et en criant au miracle. Ce fut Sidonie qui apparut la première, en chemise de nuit et camisole, et qui fit boire à Guillaume un peu de tilleul presque froid pris dans la tisanière éteinte placée sur la table de chevet. Un moment plus tard, cependant, la maison bourdonnait d’activité. À la cuisine Mlle Poincheval soufflait à tour de bras sur les braises couvertes de cendres pour ranimer le feu tandis qu’au premier étage, on changeait la chemise, les draps, les oreillers et même les couvertures de Guillaume que la transpiration salvatrice avait trempés. On lui mit une bouillotte aux pieds, on le força à avaler un lait de poule bien chaud ne sachant visiblement qu’imaginer pour l’aider à reprendre pied sur le sol des vivants. Il se laissait faire, bien entendu, mais comprit beaucoup plus tard pourquoi, en le soignant, les deux vieilles filles pleuraient comme des fontaines tandis que le médecin ne cessait de rire et de jurer !