Elle se laissa emmener docilement et but même avec une sorte d’avidité le brûlant liquide que le médecin lui servait. Il fut heureux de constater qu’un peu de rose remontait à ses pommettes. Même il eut d’elle un demi-sourire.
— Merci ! Cela va mieux… Je crois, en vérité, que vous aviez raison : je n’aurais pas dû venir…
— Je voulais surtout vous éviter un spectacle pénible. Il n’est plus lui-même…
— Au physique sans doute… encore que je vous croie capable de le ressusciter. Mais moralement il est tout à fait lui-même… exactement semblable à ce qu’il était lorsque je l’ai vu pour la dernière fois. À présent, je vous laisse. Dites à votre petit valet de ramener ma voiture !
— Vous n’allez pas repartir seule… et par ce temps ?
Elle lui sourit franchement cette fois et posa un court instant une main sur la sienne.
— Je suis venue seule… et par ce temps ! Le retour ne sera pas plus difficile. Au contraire… puisque j’ai acquis la certitude d’avoir en vous un ami véritable. Merci d’avoir tenté de m’épargner !
Laissant le médecin à la fois navré et au fond ravi de ce qu’il venait d’entendre, elle s’enveloppa étroitement dans sa grande cape et glissa vers la porte restée ouverte pour se fondre dans la nuit comme un fantôme. Annebrun courut après elle, réussit à l’atteindre au moment où elle montait en voiture.
— Reviendrez-vous ? demanda-t-il sans souci de la pluie qui le cinglait.
— Non. Sauf s’il le demande mais j’enverrai aux nouvelles et s’il guérit…
— Nous n’en sommes pas là ! Je ne peux même pas encore en répondre…
— C’est trop juste ! Bonne nuit, docteur Annebrun !
— Bonne nuit à vous, Madame…
Sortie du hameau et une fois le cabriolet engagé dans le chemin de Rideauville, Agnès laissa son cheval rentrer de lui-même à la maison. Elle savait qu’il la retrouverait sans peine et elle-même se sentait à bout de forces, à bout de courage, à bout d’espérance… cette faible, cette débile espérance qu’elle conservait malgré tout, par-delà la colère et l’orgueil blessé, qu’un jour Guillaume lui reviendrait et que l’amour d’autrefois pourrait renaître. Ce soir, elle venait d’acquérir la certitude que l’autre femme serait toujours la plus forte. Le délire qui possédait Tremaine n’était que trop révélateur de ses sentiments profonds. Il expliquait l’interdiction furieuse adressée au bailli par le médecin et aussi l’expression horrifiée d’Anne-Marie Lehoussois quand, tout à l’heure, Agnès était entrée dans la chambre où elle veillait en égrenant son chapelet.
C’est vrai qu’avec cette barbe broussailleuse qui dévorait son visage émacié, presque réduit à l’état mortuaire, Guillaume n’était guère reconnaissable. Les ciseaux miséricordieux de la vieille demoiselle avaient coupé ses cheveux trop longs et emmêlés aussi court que possible afin qu’il fût plus à l’aise sur l’oreiller et avec sa peau grisâtre, trop tendue sur les os et sur les globes des yeux fermés, il semblait beaucoup plus vieux et surtout tellement plus fragile ! Mais la voix qui appelait, qui gémissait, qui suppliait par instants, balbutiant toujours les mêmes mots comme une obsédante litanie : « Marie. Marie-Douce… Marie… Marie… » C’était bien la même qui lui avait dit « Je – t’aime », à elle, Agnès, il n’y avait pas si longtemps…
D’un geste, elle avait imposé silence à Mlle Lehoussois qui, désolée, tentait d’expliquer que Guillaume revivait son enfance. À quoi bon ? Peut-être y avait-il un peu de vérité dans cette excuse que la vieille demoiselle essayait de trouver mais Agnès savait bien que l’amour de Guillaume pour cette Marie ne s’était qu’endormi au moment de leur mariage et qu’elle-même n’avait aucune chance.
Quand la voiture franchit la grille des Treize Vents, Agnès reprit les rênes et arrêta son cheval. À travers les larmes qui brouillaient sa vue, elle resta là un moment, contemplant sa belle maison doucement éclairée par les lumières du vestibule et de la cuisine. Personne, sans doute, n’avait compris combien elle lui était chère ! Personne n’avait compris qu’en obligeant Guillaume à la quitter, elle voulait seulement, du fond de son chagrin et de sa colère, préserver ses souvenirs : ceux de tous ces jours où ils étaient seuls tous les deux avec l’amour tout neuf qu’ils s’efforçaient de bâtir aussi beau, aussi clair que les murs de cette vaillante demeure.
Une fois de plus Agnès s’émerveilla de la voir se dresser dans les tourbillons de pluie qui, autour d’elle, agitaient les cimes des grands arbres et faisaient grincer ses girouettes. Elle était bâtie pour défier les âges, envelopper de ses bras solides et doux de nombreuses générations, accueillir les égarés, rassurer et réconforter les âmes perdues, apaiser les chagrins. Sauf peut-être celui de cette femme solitaire qui, du fond de sa nuit, la contemplait en pleurant et en se disant que jamais elle n’accepterait de la perdre, qu’elle aimerait mieux la démolir pierre à pierre pour la jeter à la mer comme le château de Nerville plutôt que de la laisser à l’Autre. C’était déjà suffisant qu’elle lui ait pris son époux : elle ne lui prendrait pas sa maison.
Trouvant qu’on le laissait un peu trop longtemps sous l’averse le cheval eut un long hennissement, s’ébroua et se remit en marche de lui-même en direction des écuries d’où l’on vit bientôt accourir Prosper Daguet une lanterne à la main. Un coup d’œil à l’intérieur de la voiture lui révéla que Mme Tremaine n’était pas dans son état normal. Il ramena l’attelage à la maison, appela Clémence qui accourut. À eux deux, ils firent descendre la jeune femme qui, le regard fixe, semblait insensible à toutes choses et n’avait même pas l’air d’entendre ce qu’on lui disait. Son visage inondé de larmes était bouleversant.
— Monsieur Tremaine doit être mort ? murmura le palefrenier atterré…
— Saint Michel Archange ! gémit la cuisinière en se signant précipitamment. J’espère que non ! Madame, je vous en supplie, dites-nous ce qu’il en est ! ajouta-t-elle en secouant la jeune femme avec plus d’énergie que de compassion. Néanmoins cela produisit son effet : Agnès tourna vers elle un regard las mais lucide.
— Non… il vit ! Ramenez-moi à ma chambre, je vous en prie !
— Bien sûr ! Et je vais vous préparer une bonne tasse de thé, assura Clémence à qui, depuis longtemps déjà, Guillaume avait révélé les vertus de cette plante dont raffolaient les Anglais.
Appuyées l’une sur l’autre, elles montaient vers l’étage quand, à mi-hauteur, elles virent accourir Adèle qui, au risque de se rompre le cou, se précipita sur Agnès avec un empressement débordant de compassion :
— Ma chère cousine ! Dans quel état vous voilà !… Oh, mon Dieu ! Pardonnez-moi ce retard mais j’étais en prières et je n’ai pas entendu la voiture… Donnez-la-moi, madame Bellec ! Je vais m’en occuper…
Volubiles, les mots se pressaient sur ses lèvres agaçant visiblement Clémence qui ouvrait la bouche pour l’envoyer promener quand Agnès déclara :
— Ne me quittez pas, Clémence ! Je n’ai besoin que de votre aide. Quant à vous, Adèle, vous pouvez aller préparer vos bagages !…
— Ma cousine ! coupa l’autre. Vous ne voulez pas dire…
— Ne m’interrompez pas !… Je sais parfaitement ce que je dis : j’entends que demain, dès le jour levé, vous quittiez cette maison où vous n’avez fait que trop de mal. Rentrez chez vous ! Potentin vous ramènera avec la charrette !
— Agnès !… Je vous en supplie ! Vous ne pouvez pas me chasser ainsi !… Oubliez-vous que je vous aime, que j’ai toujours été de votre côté et que…
— De mon côté, il y avait mon époux et vous avez tout fait pour qu’il n’y soit plus… Ni lui ni quiconque d’ailleurs !… Si jeune qu’elle soit, ma fille vous déteste et je ne suis pas certaine qu’il y ait ici une seule personne qui vous aime. J’aurais dû comprendre depuis longtemps qu’il y avait à cela une raison… Comment ai-je pu être aveugle à ce point ?… Allez-vous-en !… Je ne veux plus vous voir !
— Vous vous faites mal, Madame. Venez ! fit, avec une grande sollicitude, Clémence qui, au fond de son cœur, entendait les anges chanter « Alléluia ! ». Toutes deux passèrent devant Mlle Hamel figée sur sa marche d’escalier et qui les regardait achever leur ascension avec une horrible expression de haine. Elle voulut au moins avoir le dernier mot et d’une voix que la rage faisait trembler, elle lança :
— Je m’en vais mais un jour je reviendrai et ce jour-là, Agnès, tu pleureras des larmes de sang. J’aurai le plus grand plaisir à les compter…
Du bas de l’escalier lui parvint la voix paisible de Potentin :
— Nous serons deux à les compter, alors !… Puis-je vous conseiller de vous hâter. La voiture sera là dans vingt minutes et j’aurai le bonheur de vous raccompagner moi-même…
— Elle a dit : demain ! hurla Adèle au comble de la fureur.
— Je ne vois aucune raison de vous accorder ce délai, insista le majordome toujours aussi calme. Dieu sait ce que vous pouvez en faire !
— Je ne partirai pas ! Je m’enfermerai chez moi !
— Il m’est toujours très pénible de casser quelque chose. Néanmoins, je pense que Mme Tremaine n’objectera pas à ce que nous démolissions votre porte, Auguste, Victor et moi… Puis-je rappeler que je vous ai accordé vingt minutes et que vous êtes en train de les user bien futilement ? ajouta-t-il en tirant sa montre.
Adèle comprit qu’elle avait perdu. Au moins cette partie-là. Après tout, dans la maison de Rideauville qu’elle devait à la sotte commisération de Tremaine, elle aurait les mains plus libres pour ourdir de nouveaux complots. Sans compter que les Treize Vents, en la seule compagnie d’une femme offensée, devenaient ennuyeux et qu’il y aurait plaisir à laisser tomber enfin le masque de la cousine affectueuse sous lequel Adèle commençait à étouffer…
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