— Vous m’avez promis de ne pas lui faire de mal et aussi de le laisser libre ! supplia la Hulotte.
— Si Tremaine est encore vivant, je tiendrai ma promesse. Sinon…
La réponse de la jeune fille fut noyée par le flot d’imprécations crachées par son étrange ami. Cependant le bailli de Saint-Sauveur – l’autre passager de la barque – baissait son arme :
— Soyez tranquille !… Moi aussi, j’ai juré ! Conduisez-moi près de notre ami…
Un moment plus tard, enveloppé dans une couverture de fourrure, Guillaume grelottant et à peine conscient était déposé dans la barque. Pour la première fois depuis des mois le ciel s’étendait au-dessus de son visage et en éclairait cruellement les ravages. Félix avait peine à retenir ses larmes. Sans la promesse que lui avait arrachée dans la nuit la jeune Catherine arrivée chez lui exténuée, il aurait volontiers déchargé son pistolet dans la figure de Nicolas. Rose d’ailleurs s’était jointe à elle :
— Nous devons payer son courage de gratitude et non d’une nouvelle souffrance. Cet homme est son seul ami : souvenez-vous-en !
Il s’en souvenait mais non sans peine.
Très sombre, le bailli qui passait par hasard la nuit au château afin d’explorer une autre direction ne cachait pas son pessimisme :
— À Malte et chez les Barbaresques, j’ai pris quelques teintes de médecine. Tout à fait insuffisantes hélas, pour sauver ce pauvre garçon ! Il lui faudrait… le meilleur médecin qui soit au monde, j’en ai bien peur…
— Nous n’avons pas le temps de chercher si loin ! dit Félix. À Saint-Vaast, il y en a un qui n’est pas sans valeur. Le Dr Annebrun a étudié à la faculté d’Édimbourg avant de servir dans la Marine puis de reprendre le cabinet du défunt Dr Tostain. C’est d’ailleurs lui le médecin des Treize Vents…
— Vous pensez qu’il vaudrait mieux le ramener au manoir ? fit Saint-Sauveur avec une grimace. Même dans cet état, je ne suis pas certain qu’il serait bien reçu…
Félix explosa :
— Je vous jure bien qu’Agnès le laissera rentrer chez lui. Sinon, il y sera porté par la moitié des hommes de la région. Il y en a qui n’ont pas oublié de qui elle est la fille ! Ce qu’elle a fait est inadmissible et je me charge d’elle !
Il se calma soudain : faible, à peine audible la voix de Guillaume venait cependant de se faire entendre :
— Félix ! souffla-t-il avec une ombre de sourire… Je n’espérais plus… entendre ta voix… Conduis-moi… chez Pierre Annebrun. Je ne veux pas… qu’Élisabeth me voie comme je suis.
Une quinte de toux lui coupa la parole.
— Faisons vite ! conseilla le bailli.
Afin d’être certain que Nicolas, toujours tenu en respect, ne leur causerait pas d’ennuis… et aussi pour soulager ses nerfs, Félix l’étendit dans l’herbe d’un maître coup de poing puis sauta dans la barque dont, cette fois, Saint-Sauveur se chargeait de manier la longue perche. La tête de Guillaume reposait sur les genoux de Catherine. La jeune fille pleurait sans retenue. Elle ne regrettait pas d’avoir tout fait pour sauver cet homme mais elle s’y était attachée et, dans un moment, lorsque l’on aurait rejoint la voiture qui attendait au bout de l’étang, là où la terre pouvait porter son poids, il faudrait se séparer. Sans doute pour toujours et cette idée la déchirait.
Elle avait pensé prier qu’on l’emmène, elle aussi, mais vers quoi ? Un tablier de camériste ? Une chambrette dans une demeure étrangère et au milieu d’inconnus ? Avant que Tremaine n’apparût dans sa vie, elle n’avait que Nicolas. À présent, il aurait besoin d’elle. Une fois sa colère passée – et elle ne la craignait guère ! – il serait heureux qu’elle soit restée auprès de lui. Peut-être même arriverait-elle à lui faire abandonner son îlot insalubre où ils venaient de vivre un cauchemar pour sa petite maison près de la grésière où l’on n’était pas si mal ? Peut-être arriverait-elle à le rendre un peu moins sauvage ?…
Lorsque Félix enleva son ami, elle le laissa glisser de ses bras, demeura là sans bouger, assise au fond de la barque et les mains ouvertes. Le bailli se pencha sur elle pour l’aider à se relever avec une courtoisie à laquelle elle fut sensible :
— Vous êtes exténuée, ma pauvre petite ! Tenez-vous vraiment à retourner là-bas ?
La Hulotte leva sur lui ce visage attentif, ses yeux transparents que les larmes rendaient semblables à de minuscules flaques d’eau quand le ciel s’y reflète :
— Il le faut, Monsieur. Nicolas est le seul être sur cette terre qui ait besoin de moi. Je ne peux pas l’abandonner.
— Ce sentiment vous honore et j’espère que votre ami saura vous apprécier à votre vraie valeur. Il a beaucoup plus de chance qu’il ne le croit…
Après avoir déposé Guillaume dans la berline de voyage, Félix revenait vers eux. Il tira de sa poche une bourse et voulut la mettre dans la petite main aux doigts abîmés, aux ongles cassés mais Catherine refusa ; non sans grandeur !
— Merci à vous, Monsieur, mais j’ai seulement voulu sauver M. Tremaine. Pas me laisser acheter…
Elle saisit la longue gaule de frêne, la planta dans les roseaux de la berge et, d’une poussée, envoya le petit bateau vers le plus large de l’étang. Une sarcelle dérangée fila au-dessus d’elle avec un cri de protestation.
— Décidément, fit le bailli qui la regardait s’éloigner, il existe une bien étrange noblesse chez les plus humbles de nos filles normandes…
— Beaucoup plus, parfois, que chez les plus nobles, approuva Félix. L’ex-Mlle de Nerville devrait prendre exemple ! Venez, Monsieur le bailli ! Nous n’avons que trop perdu de temps !
VIII
INCERTITUDES.
Haut comme l’une de ces armoires normandes qu’il affectionnait, bâti en conséquence et doué d’une force peu commune, le Dr Pierre Annebrun, lorsqu’on ne le connaissait pas, évoquait à première vue un tailleur de pierres-bâtisseur de cathédrales ou encore l’un de ces « maîtres de haches » qui, au temps du Roi-Soleil, édifiaient pour M. de Colbert vaisseaux de haut bord ou rapides galères. Le vieux sang Viking triomphait en ce gaillard blond comme les éteules abandonnées par la faux du moissonneur, capable de tordre un fer à cheval entre ses mains mais dont les doigts déliés savaient, avec la délicatesse d’une dentellière, délivrer une femme en couches, soigner la plus cruelle des blessures, ou encore – et c’était à cela qu’il consacrait ses rares loisirs ! – reconstituer en de minutieuses maquettes les beaux navires qui avaient enchanté sa prime jeunesse.
Son parcours dans l’existence présentait quelques analogies avec celui de Guillaume Tremaine dont il était l’aîné de trois ou quatre ans. Fils d’un médecin de Cherbourg marié à une Écossaise, il avait perdu son père à sept ans. À l’instar de Mathilde Tremaine qui n’aimait pas le Canada, sa mère Mary Keithland ne s’habitua jamais à la Normandie dont elle jugeait le climat trop chaud et soupirait après les brumes de son pays natal. Devenue veuve, elle se hâta de regagner Dunbar et la maison paternelle où sa propre mère vivait seule en compagnie d’une tante âgée.
Cette atmosphère exclusivement féminine ne convenait guère au petit garçon qui, au pied du château ruiné où Mary Stuart et son troisième époux Bothwell luttèrent contre la révolte soulevée par leur mariage, regrettait sa montagne du Roule, son jardin sur lequel un vieux figuier étendait ses branches lourdes, et les étranges mirages, les moirures et les halos, dont se parait la mer lorsque le soleil venait s’y endormir. Heureusement les barques des pêcheurs de Dunbar lui permettaient d’assouvir un vif attrait pour la navigation qui le disputait en lui au non moins vif désir de suivre les traces de son père et de devenir médecin…
Ce fut ce dernier qui l’emporta à la prière de Mary Annebrun qui craignait de voir son unique enfant s’éloigner d’elle. D’autant que la célèbre faculté d’Édimbourg n’était distante que d’une douzaine de lieues. Le jeune Pierre y conquit brillamment ses diplômes sans jamais avouer qu’il ne souhaitait guère exercer dans un pays où il s’était toujours senti un peu étranger. Et puis il y avait toujours cette soif d’aventures qu’il gardait au fond de lui et qui revenait parfois le tourmenter.
La mort de sa mère, survenue trois ans après celle de la grand-mère et cinq après celle de la tante âgée, le laissa seul au monde mais libre et en possession d’un peu d’argent qu’il augmenta en vendant la maison et les quelques terres arides qui l’environnaient. Il rentra en France.
C’était l’époque où le roi Louis XVI envoyait le comte de Rochambeau au secours des colonies anglaises d’Amérique entrées en rébellion. Pensant avec juste raison qu’il y avait là une grande occasion de voir du pays et que ses qualités médicales pouvaient y trouver leur emploi, Annebrun réussit à s’embarquer à bord du Neptune commandé par le chevalier Destouches. Le 2 mai 1780, à cinq heures du matin, il quittait Brest avec l’escadre du chevalier de Ternay à destination de Newport. Il avait manqué de peu mettre son sac à bord de l'Amazone, la rapide frégate de M. de La Pérouse. Son destin, sans doute, en eût été changé : il eût très certainement suivi le grand navigateur dans son voyage autour du monde et pourrirait quelque part du côté des îles Tonga mais un malentendu sépara les deux hommes et le Dr Annebrun resta en vie.
Après Yorktown, il demeura en Amérique, s’éprit d’une jolie fille de Baltimore, manqua l’épouser, s’aperçut à temps qu’elle courait plusieurs lièvres à la fois en s’ingéniant à faire monter les enchères. Blessé dans ses sentiments mais soulagé d’échapper enfin aux filets de tortue bouillis arrosés de beurre et de sherry qu’on lui servait trois fois la semaine chez ses futurs beaux-parents, il vendit le cabinet qu’il avait ouvert sur le port et décida qu’il était temps pour lui d’aller revoir sa Normandie.
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