— L’Ordre de Malte ne peut-il vous aider ? On dit qu’il possède…

— Beaucoup moins que vous ne croyiez ! Depuis que l’on a décidé la sécularisation des biens de l’Église, nos commanderies nous sont enlevées et nous n’en touchons plus les revenus. Il serait même question de priver de la nationalité française tous les affiliés à l’Ordre dont le siège est « à l’étranger ». Notre Grand-Maître, Emmanuel de Rohan-Polduc, se débat dans des difficultés sans nombre et à Paris, le bailli de Virieu, luttant contre vents et marées, s’efforce de faire admettre que nos biens appartiennent à une puissance neutre. C’est pourquoi je ne retournerai pas à Malte. L’urgence est en France et j’entends me dévouer au service du Roi. Le sacre en a fait l’élu de Dieu… Voilà pourquoi je veux voir Guillaume : ou je me trompe fort sur la qualité d’un être ou je crois pouvoir compter sur lui… Je l’attendrai donc !… Espérons seulement qu’il ne tardera pas trop.

— C’est que…

La mine embarrassée de la jeune femme, son regard qui fuyait celui de son interlocuteur, son effort visible pour trouver une histoire convaincante, tout cela vint à bout de la patience du bailli.

— Et si vous cessiez de mentir ? fit-il rudement. Vous m’avez reconnu le nom de père, aussi vais-je me comporter comme tel. En venant ici je suis entré dans des auberges où les gens parlent. On dit que Guillaume Tremaine a disparu par une nuit fort noire et que sans doute le Diable l’a entraîné à sa suite parce que personne ne sait où il a pu passer. Alors maintenant je veux la vérité !

Confrontée à ce regard gris, impérieux et inquisiteur qui semblait vouloir fouiller son âme, Agnès vacilla. Elle tendit les mains mais ce ne fut pas pour se retenir. Seulement pour ramener le bailli à son fauteuil où elle le fit asseoir. Puis elle se laissa tomber à genoux, comme au tribunal de la pénitence, auprès de ce moine-soldat dont elle savait qu’il représentait peut-être le secours que, depuis des mois, elle tentait vainement d’obtenir d’un Ciel sourd.

— Je vais tout vous dire. Il me semble que cela me fera du bien…

— J’en suis persuadé mais ne restez pas dans cette position qui est celle d’une coupable. Approchez plutôt cette chauffeuse ! Vous avez besoin d’un ami ; pas d’un confesseur et je crains que vous n’ayez beaucoup souffert…

Elle eut pour lui un sourire tremblant mais plein de gratitude et commença son récit…

Le bailli put constater qu’il différait peu de celui de Potentin sauf en ce qui concernait Adèle Hamel en qui la jeune femme s’obstinait à voir une pauvre fille mal aimée et prête à se dévouer corps et âme pour le seul être qui lui accordât de l’amitié.

— Ma première réaction a été de colère et de brutalité lorsqu’elle m’a révélé la trahison de mon époux mais je m’en suis repentie et depuis, j’essaie de lui montrer quelque reconnaissance…

M. de Saint-Sauveur éclata de rire :

— Êtes-vous folle ? De la reconnaissance à quel propos ? Pour avoir brisé votre ménage, dénoncé vilainement un homme envers qui elle n’aurait dû éprouver que gratitude ? Votre premier mouvement comme vous dites était le bon et vous avez eu grand tort de la laisser prendre pied ici ! Par la barbe de mon saint patron – le bailli répondait au martial prénom d’Enguerrand ! – je suis prêt à jurer que vous lui avez donné tout juste ce à quoi elle travaillait ! L’envie et la rapacité sont écrites en toutes lettres sur la plate figure de cette femelle rancie… mais laissons ça pour l’instant ! C’est de Guillaume qu’il faut s’occuper. Vous avez lancé des recherches, j’imagine ?

— Non. Pourquoi voulez-vous que je me mette en quête d’un homme que j’ai chassé en lui défendant de reparaître devant moi ? Potentin s’en est chargé.

— Je verrai Potentin, murmura le bailli qui savait à quoi s’en tenir. Mais enfin, vous avez bien une opinion : un homme de sa carrure monté sur l’un des plus beaux chevaux que j’aie jamais vus ne s’évanouit pas ainsi en pleine campagne sans laisser de traces ?

— Je pense qu’il a dû… reprendre la mer, s’embarquer dans quelque port afin de retourner aux Indes d’où il venait ou peut-être au Canada, le pays de son enfance ?

— Si ma mémoire est bonne, il a des amis dans beaucoup de ports du Cotentin et même à Saint-Malo. J’imagine que votre majordome les a interrogés ?

— En effet. Personne ne l’a vu… mais il y a beaucoup d’autres points d’embarquement en dehors de ceux-là ?

— Vous dites des pauvretés ! s’emporta Saint-Sauveur. Votre raisonnement ne tient pas debout et vous n’y croyez pas. L’idée ne vous est pas venue qu’on pourrait l’avoir tué ? Qu’il est peut-être mort ?

— Oh, j’aimerais en être sûre ! fit Agnès avec une âpre amertume, car alors je pourrais lui pardonner.

La colère du marin tomba d’un seul coup. Impossible de raisonner avec cette femme torturée à la fois par la jalousie, la passion, le désespoir, l’orgueil blessé et une rancune qui ne voulait pas céder !

— Vous êtes de drôles de gens, tous les deux ! À la place de Guillaume, au lieu de me laisser mettre à la porte comme un petit garçon, je vous aurais administré une solide correction. Après quoi je vous aurais demandé pardon… puis je vous aurais fait l’amour avec tant de conviction que vous auriez oublié l’autre femme…

— Monsieur le bailli ! s’écria Agnès scandalisée. Je n’aurais jamais cru entendre de vous une telle phrase… Je croyais que les chevaliers de Malte faisaient vœu de chasteté ?

— Sans doute mais nous sommes aussi des hommes et la chair est faible. Votre présence, ma chère petite, en est la meilleure preuve.

— Et vous croyez que je l’aurais permis ?

— Oui… après une honnête défense. Au moins vous ne seriez pas l’ombre de vous-même, telle que je vous vois et vous ne passeriez pas votre vie dans les pires tourments de l’enfer…

— Quoi qu’il en soit, il n’y a pas à revenir sur le passé. Auriez-vous une suggestion ?

— Oui. Reprendre les recherches depuis le début. Je ne quitterai pas cette maison sans avoir une certitude. Sachez que je suis un assez bon limier et qu’il m’est arrivé de retrouver des hommes perdus en plein désert. Je vais voir votre Potentin et, demain, nous reprendrons la piste…

— Vous allez perdre un temps précieux que vous devez au Roi ! Songez à lui et oubliez Guillaume comme je m’y efforce : je suis certaine qu’il n’existe plus…

— Pas moi ! Quant au Roi, il a besoin de votre mari autant que… ses enfants. Il me semble que vous en faites bon marché ?

— Soit ! Je vous donne Potentin et toute l’aide que vous pourrez désirer mais retenez bien ce que je vais vous dire : si vous retrouvez le corps de Guillaume Tremaine, vous pourrez le ramener ici où il recevra tous les honneurs possibles… et toutes les larmes. Mais s’il est vivant, n’oubliez pas que je n’ai pas changé d’avis : je refuse de l’accueillir et de reprendre une vie commune qui ne m’inspire plus que du dégoût. Il serait mieux pour moi de ne le revoir jamais.

— Comme je vous plains !…

Laissant Agnès à ses contradictions, M. de Saint-Sauveur s’en alla trouver Potentin.

VII

L’HOMME DU MARAIS

En vérité, même s’il l’eût cent fois préféré, Guillaume n’était pas mort. Il n’était même pas bien loin : une lieue ou à peine plus le séparait des Treize Vents et cependant il eût été plus proche de l’autre côté de la Manche, au bout de la Bretagne ou au fin fond de l’Auvergne. Il se retrouvait brisé, malade, à peine conscient, perdu dans un univers d’ombres glauques, hors de toute civilisation, exilé au fond des âges. Peut-être sur une autre planète ?…

Des moments qui avaient suivi l’accident – car c’en était un, une erreur tragique, une de ces coïncidences comme le Destin se plaît parfois à en imaginer ! – il ne gardait qu’un souvenir vague : celui d’une souffrance aiguë et d’un interminable cheminement, ballotté sur quelque chose de vivant dont les mouvements lui arrachaient des plaintes à travers des ténèbres denses et trempées de pluie.

Il y eut ensuite un trou noir profond comme des abysses, moins angoissant toutefois que la demi-conscience traversée de douleurs fulgurantes. Auparavant, il avait eu l’impression bizarre qu’on le jetait dans une barque au bout de laquelle s’érigeait, vaguement luisante, une forme triangulaire armée d’une longue perche. Il entendait le faible clapot de l’eau qui le balançait à peine mais, en même temps, cette eau le transperçait, noyant ses cheveux, ses mains, imbibant ses habits dans lesquels il tremblait de froid…

Lorsqu’il émergea de ces profondeurs moites, il retrouva les élancements de sa tête, de ses jambes et sut, à leur intensité terrestre, qu’il ne se trouvait ni en purgatoire ni même en enfer. Pourtant il y avait là des bourreaux, des êtres verdâtres dont l’un tirait sur une de ses chevilles comme s’il cherchait à l’arracher. Pas de flammes cependant autour de ces démons mais de grosses tiges ligneuses baignant dans un demi-jour gris et brumeux. Une traction plus cruelle que les autres le renvoya d’où il venait…

Combien de temps s’écoula avant qu’il ne remonte une seconde fois à la surface en dépit d’une espèce de brouillard installé dans son cerveau ? Il retrouva le bizarre décor de grosses branches colmatées avec de la terre évoquant une cabane de charbonnier mais si basse qu’il devait être impossible de s’y tenir debout. À genoux peut-être ?… Et encore !

Il était couché sur quelque chose de sec qui se froissa sous sa main avec un bruit de papier. Des feuilles de roseaux ? Mais lorsqu’il voulut se redresser une nausée lui souleva l’estomac tandis que sa tête chavirait, lui rappelant son unique expérience du mal de mer. Il retomba en arrière dans un gémissement. Une ombre plus épaisse que les autres bougea à cet instant et il comprit qu’il y avait quelqu’un auprès de lui. Un souffle passa sur sa figure :