Approuvant d’un simple mouvement de tête, Potentin mit son cheval au trot et piqua droit sur l’entrée de la cuisine. Il y trouva Mme Bellec aux prises avec Adèle.

Depuis l’installation de la « cousine », les relations s’étaient constamment détériorées entre les deux femmes. Sûre de son pouvoir, Mlle Hamel s’érigeait en porte-parole de la maîtresse de maison et sous le couvert de cet avatar jouait à la dame et distribuait à la cuisinière des ordres et même des critiques. La grande Clémence les supportait d’autant moins que bien peu de personnes pouvaient lui en remontrer dans l’art de manier les casseroles. Il s’agissait, ce matin-là, de la potée de tripes qui mijotait sur le coin du fourneau. Adèle qui en avait reniflé le fumet depuis l’étage et qui ne les digérait pas – excellente raison pour Clémence de mettre au menu du jour ce plat qu’elle réussissait à merveille ! – venait de faire entendre d’aigres protestations :

— M. Guillaume n’étant plus là, je ne vois pas pourquoi vous vous obstinez à faire absorber à Mme Agnès cette préparation vulgaire qu’elle n’apprécie pas ?

— Si elle ne l’appréciait pas, comme vous dites, elle me l’aurait déjà dit et jusqu’à présent, elle ne s’est pas plainte…

— Elle m’en a chargée ! Préparez autre chose !

— Il faudrait pouvoir ! Je vous rappelle que nous sommes en hiver, que les denrées sont rares et que ce n’est pas le moment de jouer les difficiles. Ceux des Étoupins m’ont porté les cinq abats de vache nécessaires à de bonnes tripes : le pied, la panse, le bonnet, la caillette et le feuillet. Ils sont superbes et vous n’imaginez pas que je vais jeter tout ça aux ordures ? Madame se régalera, je la connais. Quant à vous, si vous n’aimez pas ça, je vous servirai de la soupe d’hier au soir avec du caillé et une tranche de lard fumé…

— Je ne mange pas les restes. Vous me ferez une omelette !

Mme Bellec vira au rouge brique et agita dangereusement son écumoire sous le nez de son ennemie :

— Plus jamais je n’en ferai et Mme Agnès le sait bien. C’était le plat préféré de notre pauvre M. Guillaume et vous, en tout cas, n’en mangerez plus sous ce toit ! Du moins confectionnés par moi… Si vous en voulez, vous n’avez qu’à retourner à Rideauville !

— Ma cousine tient beaucoup à ce que je reste auprès d’elle. Mais votre présence me paraît de moins en moins nécessaire…

— Pour que vous vous empariez de mes casseroles et empoisonniez toute la maisonnée afin d’hériter plus vite ? N’y comptez pas !

L’entrée de Potentin mit fin à la bagarre. Avec un dédaigneux haussement d’épaules, Adèle abandonna le champ de bataille. En dépit de son audace, elle supportait mal le regard pesant du vieux majordome qui avait le don de la mettre mal à l’aise. Clémence lui tomba presque dans les bras :

— Enfin vous voilà ! L’atmosphère de cette maison est irrespirable sans vous. Je crois que je n’y tiendrai plus longtemps…

— Il le faudra bien, mon amie ! Ni vous ni moi n’avons le droit d’abandonner notre poste. Ce serait livrer les enfants à cette mégère…

L’écumoire retomba le long des jupes de Clémence qui soupira :

— Oh, je le sais bien et c’est manière de parler. Quelles nouvelles nous rapportez-vous ?

— Aucune, hélas !… J’ai bien peur qu’il n’y ait plus guère d’espoir…

Tout en parlant, il plaçait son doigt sur ses lèvres puis, dressé sur la pointe des pieds, glissait vers la porte derrière laquelle il lui semblait déceler un froissement de jupes, l’ouvrit d’un mouvement brusque et vit la robe bleue d’Adèle disparaître derrière le grand escalier. Clémence eut un petit rire :

— Pas la peine de prendre tant de précautions ! Vous auriez pu y aller carrément : elle écoute toujours aux portes…

— Eh bien, il va falloir nous relayer pour l’en empêcher : il nous arrive un allié de poids et il serait souhaitable que Mme Agnès et lui pussent s’entretenir sans oreilles qui traînent…


Clémence avait raison de penser que son plat ne serait pas dédaigné : le bailli lui fit un succès et Agnès qui grignotait depuis des semaines retrouva subitement un peu d’appétit. Visiblement, la venue de M. de Saint-Sauveur lui apportait une vraie joie en même temps qu’une trêve bienfaisante aux souffrances infligées par la jalousie à un amour qui ne voulait pas mourir. Elle réussit même – et sans que son visage perdît de son apparente sérénité ! – à regretter que Guillaume « en voyage pour affaires dans les Pays-Bas » manque une visite qui l’eût enchanté.

Le bailli joua le jeu. De temps en temps, son regard froid effleurait Adèle qui, fidèle à son habitude, mangeait les yeux baissés et s’abstenait, prudente, de prendre part à la conversation. Le visiteur l’assumait d’ailleurs dans sa quasi-totalité, Mme Tremaine se contentant de quelques remarques… Il arrivait de Paris où la Révolution, en ces premiers mois de l’année 1791, semblait s’endormir un peu, sans doute engourdie par l’hiver. À peine la reconnaissait-on au port de la cocarde tricolore et encore ! La mode et le bon ton l’avaient modifiée de mille manières au point que nombre de chapeaux ne l’arboraient plus. On parlait vaguement de transmettre la couronne au duc d’Orléans mais il s’agissait de rumeurs suscitées par le Palais-Royal.

— Les étrangers qui viennent en France doivent penser qu’on leur a fait des contes sur le nouveau règne d’une bande de cannibales tant la paix semble profonde. La production massive des assignats a éteint la dette publique et le commerce va grand train. On dépense, on dépense ! fit Saint-Sauveur avec un sourire sceptique en mirant le rubis profond de son Bourgogne dans son verre de cristal.

— Tout de même ! protesta Agnès. Il y a cette horrible persécution exercée sur nos prêtres ?…

— Je vous ai montré les apparences et non les profondeurs ! Ce problème est grave et je crains qu’il n’aille en empirant. L’Assemblée a nommé, le 2 février, neuf évêques constitutionnels et le scandale est grand dans bien des classes de la société comme dans certaines provinces. L’émigration des nobles s’accentue : ainsi Mesdames Tantes, filles de feu le roi Louis XV, ont obtenu de quitter la France. Cependant les théâtres sont pleins ! ajouta-t-il en reprenant ce ton léger qui déroutait son hôtesse. Jusqu’à ce qu’un froncement de sourcils suivi d’un rapide coup d’œil en direction d’Adèle fit comprendre à celle-ci que le bailli souhaitait s’entretenir avec elle sans témoins. Aussi pressa-t-elle un peu le service et, le repas achevé, demanda-t-elle à Potentin de servir le café dans la bibliothèque bien qu’elle n’aimât guère cette pièce où tout rappelait Guillaume. Mais c’était, de par sa situation à l’extrémité de la maison, le seul endroit à l’abri des oreilles indiscrètes : pour espionner il eût fallu se hisser jusqu’aux fenêtres et casser un carreau.

Mieux encore : comme Adèle se disposait à la suivre, elle déclara qu’elle souhaitait un tête-à-tête avec son visiteur et la remercia de prendre le café sans eux. Il fallut bien que Mlle Hamel se résignât :

— De toute façon, je n’aime pas beaucoup le café ! fit-elle mais sa bouche pincée disait assez qu’elle était vexée. Les yeux au plafond, Potentin remercia mentalement le Ciel… Si seulement cette exclusion pouvait marquer le début d’une ère nouvelle ?

Installé dans le fauteuil préféré de Tremaine, le bailli absorba deux tasses d’un odorant moka avant de rompre le silence. Les yeux mi-clos et un vague sourire aux lèvres, le vieil officier semblait avoir tout oublié d’une terre où les choses ne se trouvaient pas au mieux. Pendant quelques instants, il offrit l’image même de la béatitude.

Agnès se leva pour le resservir. Il refusa d’un hochement de tête mais saisit au vol la main de la jeune femme et la garda dans les siennes.

— Quelle idée a bien pu passer par la tête de votre époux, ma chère Agnès ? dit-il doucement. Je sais qu’il est bon marin mais est-ce que l’hiver n’est pas une curieuse saison pour s’en aller naviguer au pays des neiges et des canaux gelés ?

— Guillaume n’a jamais eu peur de rien ! fit-elle brièvement.

— Sans doute, sans doute !… Et quand l’attendez-vous ?

— Je ne sais pas… Bientôt, j’espère…

— Moi aussi…

Il prit un temps pour examiner avec sérieux ses mains jointes par le bout des doigts puis ouvrit brusquement les yeux et les darda sur la jeune femme : une manœuvre qui produisait toujours un certain effet.

— Eh bien, fit-il avec un bon sourire, nous allons l’attendre ensemble… à moins que ma présence ne vous gêne bien sûr ?

Tout de suite Agnès perdit pied.

— Me gêner ?… Vous savez bien que non… tout au contraire ! Mais… pourquoi tenez-vous tellement à rencontrer mon époux ?

— Parce que en vérité c’est lui que je viens voir. Naturellement les élans de mon cœur, comme disent les bons auteurs, obéissent parfaitement aux intérêts que je sers et la pensée de vous revoir, vous et les enfants, a stimulé mon zèle. Cependant il s’agit d’une chose grave et j’ai besoin du concours… financier de votre mari.

— Mais… pourquoi ?

Le bailli quitta son fauteuil, saisit Agnès par le bras et l’entraîna vers l’angle le plus éloigné de la pièce comme s’il craignait que, par le conduit de la cheminée, on ne pût saisir leurs paroles depuis l’étage supérieur.

— Pour le Roi et sa famille. Nous sommes une poignée de gentilshommes dévoués à nous inquiéter pour eux, à penser qu’il faut à tout prix leur faire quitter Paris où ils seront tôt ou tard en danger…

— Vous disiez tout à l’heure que la ville était calme et qu’on ne parlait plus beaucoup de la Révolution ?

— Elle progresse tout de même, dans l’ombre et sans bruit. Il est des esprits échauffés, des meneurs souterrains qui se préparent. L’Assemblée leur paraît tiède et je ne suis pas certain que celle-ci ne soit pas en train de perdre ses pouvoirs. Croyez-moi, le danger est réel. Seulement pour tout préparer il faut beaucoup d’argent et aucun de nous n’est riche…