UN SÉJOUR EN ENFER
1791
VI
LES LARMES DE POTENTIN
Le battement de l’horloge découpait le silence.
Sans interrompre un instant le jeu alerte de ses aiguilles à tricoter, Mlle Lehoussois leva les yeux pardessus les lunettes de fer qui chevauchaient son nez imposant et considéra l’homme épuisé assis en face d’elle.
Tassé dans le petit fauteuil de bois, la tête renversée en arrière, Potentin avait l’air de dormir mais autour de la bolée de cidre chaud qui lui apportait un certain bien-être, ses doigts étaient bien serrés. Assoupi, non, à demi mort de fatigue oui après ce long trajet dans les tourbillons de pluie glacée. Peut-être aussi de chagrin. Il y avait du désespoir dans ses yeux quand il avait passé la porte…
Une demi-heure plus tôt, le pauvre homme était tombé – beaucoup plus que descendu ! – d’un cheval fourbu à présent installé dans la petite grange de la vieille demoiselle en compagnie de son âne. Il était si las qu’il pouvait à peine parler. Tout juste respirer et Mlle Lehoussois ne posa aucune question. Peut-être par crainte des réponses.
Sans rien dire, elle l’aida à tirer ses bottes boueuses, lui donna de la soupe, du jambon, du fromage et de la confiture de prunes. Il dévora avec, dans son œil triste, la petite flamme reconnaissante d’un chien affamé. Ensuite, elle l’installa au coin de l’âtre, et s’assit en face de lui avec son tricot.
Dans son for intérieur, elle brûlait d’interroger le voyageur mais, en bonne Normande, elle était douée d’une infinie patience. Elle savait attendre et goûter l’instant de chaleur partagée. Au-dehors, une dure tempête faisait rage aggravée par un froid vif comme on en subissait rarement dans le Cotentin. Si les arbres à fruits venaient à geler ce serait une catastrophe de plus… et puis, avec cette mer démontée qui pouvait dire combien d’hommes et de barques allaient être engloutis ou jetés à la côte ?
Ainsi, en attachant sa pensée à l’extérieur, la vieille demoiselle s’efforçait de faire patienter son angoisse mais, quand elle vit deux grosses larmes rouler et se perdre dans la moustache noire de Potentin si arrogante naguère mais qui retombait à présent de chaque côté de la bouche d’un air découragé. Potentin ne ressemblait plus du tout aux grands empereurs moghols mais à un vieil homme bien las et bien malheureux.
Ces deux gouttes amères, échappées au contrôle d’un être toujours soucieux de son apparence, bouleversèrent l’ancienne sage-femme. Mettant son ouvrage de côté, elle se pencha pour poser ses mains sur celles de son hôte :
— Ça va refroidir ! Buvez… et puis vous me direz !
Durant quelques instants, Potentin absorba le liquide auquel son hôtesse avait ajouté un petit jet d’eau-de-vie de pomme puisant son courage aussi bien dans sa saveur que dans le regard attentif et amical posé sur lui.
— Au fond, soupira Mlle Lehoussois lorsqu’il eut fini, vous n’avez sans doute pas grand-chose à m’apprendre : il n’y a toujours rien ?
— Rien ! Elle ne l’a pas revu ; elle n’a reçu aucun message… C’est affolant ! Mon Guillaume a disparu dans cette nuit maudite aussi complètement que s’il avait été enlevé au ciel. Voilà des semaines que je fouille le pays entre ici et Port-Bail sans trouver la moindre trace. Personne ne l’a vu seulement passer. Pourtant où qu’il aille il y avait toujours quelqu’un pour remarquer sa tête rouge et son grand pur-sang noir…
— Sans aucun doute ! J’avoue qu’il y a là un mystère… Si je compte bien, c’est la troisième fois que vous allez aux Hauvenières…
— Pour obtenir le même résultat à chaque voyage : lady Tremayne n’en sait pas plus que nous…
— Comment réagit-elle ?
— Mieux que je ne le pensais. Elle refuse le désespoir. Voyez-vous, elle lui garde un tel amour et une telle foi ! Je crois qu’elle n’accepterait même pas l’évidence si on le lui montrait mort…
— Taisez-vous ! Il y a des mots que je ne veux pas entendre moi non plus… Mais est-ce qu’elle ne ferait pas mieux de rentrer en Angleterre ? Ces temps-ci, les esprits se montent un peu contre les étrangers…
— C’est ce que j’ai tenté de lui faire entendre mais elle ne veut pas partir tant qu’elle ne saura pas ce que Guillaume est devenu. C’est de la folie si vous voulez mon sentiment, mais je crois qu’elle se moque de ce qui peut lui arriver…
— Pensez-vous qu’elle puisse courir un danger ? L’endroit est écarté, solitaire…
— Oui, mais Gilles Perrier m’a parlé d’un homme que l’on voit parfois dans les environs de la maison. Il s’agit d’un certain Germain Quintal, une espèce de contrebandier de réputation douteuse. Quand la jeune Kitty, la femme de chambre, est arrivée, c’est lui qui l’a guidée et à présent, il s’efforce de lier amitié avec elle. Cependant Perrier est persuadé que ce n’est pas la petite Anglaise qui l’intéresse mais bien lady Marie : il ne rate pas une occasion d’essayer de l’approcher…
— Hum ! Je n’aime pas beaucoup ça !… Malgré tout ce Perrier est un homme solide, un habile chasseur et il a des chiens. Il devrait pouvoir faire bonne garde… Quand le printemps reviendra j’essaierai d’aller là-bas pour parler raison à cette pauvre femme. Sans trop d’espoir, ajouta la vieille demoiselle en reprenant son tricot, mais au moins j’aurai fait mon devoir…
Le silence à nouveau, si lourd en dépit du ronronnement du feu et des clameurs de la tempête que l’on aurait pu entendre les douloureux battements de ces vieux cœurs réunis dans le chagrin. Mlle Lehoussois murmura comme pour elle-même :
— C’est étrange. On dirait, depuis qu’il n’est plus là, que tout le pays a cessé de vivre… Et là-haut, c’est comment ?
— Vous voulez dire aux Treize Vents ? J’allais vous le demander. Voilà une grande semaine que je suis parti…
— On voit bien que vous n’avez pas de rhumatismes, vous ! J’ai beau les tartiner avec du chou vert écrasé dans de la graisse de mouton ils me font damner quand le temps est si mauvais ! Même Sainfoin, mon âne, refuserait de grimper jusque-là. À quoi bon, d’ailleurs ? Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de changement…
— Au moins pour la petite, reprocha doucement Potentin. Elle est si malheureuse !…
Une nouvelle larme vint aux paupières du vieux majordome à l’évocation d’un visage d’enfant, d’une petite fille de quatre ans qui ne riait plus jamais, ne savait même plus sourire et qui parlait à peine sinon pour demander quand son papa reviendrait.
Depuis le départ de Guillaume, Élisabeth errait à travers la maison devenue curieusement silencieuse. Même les premiers jours lorsque courait la version officielle : Tremaine était parti pour Granville dans la nuit appelé par une affaire urgente. Ce n’était pas la première fois et il n’y avait aucune raison de penser qu’on ne le reverrait pas bientôt. Mais d’habitude Agnès annonçait elle-même le départ de son époux. Ce jour-là ce fut Potentin : Mme Tremaine, prise d’un soudain accès de fièvre d’une origine mystérieuse et d’autant plus étrange que l’on ne sollicita pas les soins du Dr Annebrun, gardait la chambre où seule Lisette était autorisée à pénétrer.
La petite fille écouta le vieil homme avec cet air de gravité propre aux enfants que l’on cherche à duper, cependant qu’une voix secrète leur souffle qu’il s’agit d’un mensonge, mais lorsque Potentin affirma que Guillaume serait bientôt là elle secoua sa tête chargée de boucles cuivrées toujours un peu en désordre et murmura :
— Ce n’est pas beau de mentir, Potin – elle n’arrivait pas encore à prononcer le nom tout entier –, mon papa ne reviendra pas parce que maman lui a dit de s’en aller…
Puis elle s’enfuit en courant vers le jardin laissant le majordome sidéré et fort ennuyé. Béline, aussitôt dépêchée, eut bien du mal à la retrouver. Au crépuscule, après de longues heures de recherches, on découvrit enfin Élisabeth endormie dans le cimetière de La Pernelle, près de la tombe de sa grand-mère Mathilde où Guillaume l’avait bien souvent conduite. Sur son petit visage mâchuré les traces de larmes étaient plus que visibles. Elle avait dû pleurer longtemps car elle ne se réveilla pas quand Potentin l’emporta après avoir défendu aux domestiques d’avertir Mme Tremaine de l’incident. Ce n’était pas la première fugue de la petite et il craignait qu’elle ne fût grondée. Ce qui n’aurait rien arrangé…
À partir de ce moment, la grande maison ne retentit plus des clameurs, des caprices et des trépignements de la fillette qui se comportait comme s’il y avait un mort entre les murs des Treize Vents. On la voyait porter continuellement une poupée à laquelle, jusqu’à présent, elle n’accordait guère d’intérêt lui préférant les chiens de l’écurie ou de la ferme – Agnès n’en voulait pas dans la maison – et surtout les chevaux sans compter les canards, les poules et même les oies dont elle n’avait jamais eu peur. Ainsi chargée, elle trottait, Béline sur les talons, s’asseyant parfois dans le grand salon comme si elle eût été une dame en visite. D’autres fois, et c’était le plus souvent, elle allait dans le cabinet-bibliothèque de son père dont sa gouvernante était bien obligée de lui ouvrir la porte sous peine de déchaîner une véritable crise de rage. Là, elle s’installait près du feu – Potentin en faisait allumer tous les jours pour que le maître trouvât la pièce chaude s’il reparaissait – sur un coussin au pied du fauteuil préféré de Guillaume et elle restait des heures entières à regarder les flammes réduire en braises puis en cendres les grosses bûches de hêtre ou de pin. Ensuite, elle se montrait d’une docilité surprenante lorsque sa gouvernante lui disait qu’il était temps de prendre son repas ou de monter se coucher…
Chose plus étrange encore, sa mère et elle semblaient se fuir. Plus jamais, Élisabeth n’avait pour Agnès ces élans fougueux qui la jetaient dans ses jupes, bras grands ouverts, et plus jamais elle ne lui adressait la parole, se contentant de répondre brièvement. Lorsque la jeune femme, mécontente, lui demandait de s’expliquer, l’enfant répondait invariablement :
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