En rentrant de son expédition à Barfleur, Tremaine était d’humeur morose et plutôt inquiet. Les choses allaient mal là-bas entre les paysans utilisateurs du varech qui était le meilleur engrais de leurs cultures et les « soudiers » qui venaient s’emparer de l’algue précieuse pour la brûler et en tirer la soude nécessaire aux verreries du Cotentin et, singulièrement, la fameuse « glacerie » de Tourlaville d’où étaient partis, jadis, les plus beaux miroirs du monde : ceux de Versailles, pour la célèbre Galerie des Glaces enviée, copiée avec plus ou moins de bonheur par l’Europe entière. Sur toute l’extrémité du Cotentin, de la Hague au Val de Saire, ceux de la terre accusaient les soudiers de gâter les foins et de flétrir la fleur du sarrasin par les fumées nocives émanant de leurs feux.
Ce que l’on appelait la guerre du varech ne datait pas de la veille. Depuis des années, les Cotentinois s’affrontaient, plaidaient, chicanaient – c’était d’ailleurs là un de leurs péchés mignons ! – en appelant tour à tour la Société d’agriculture de Rouen, l’Académie des Sciences de Paris puis le parlement de Normandie pour en arriver finalement au Conseil du Roi. Mais, dans l’état actuel des choses, ces hautes structures du royaume voyaient s’effriter leur puissance. Chacun entendait n’en faire qu’à sa tête et, à présent, il arrivait trop fréquemment que les outils de travail devinssent armes de guerre. C’était ce qui venait de se passer au nord de Barfleur ; un soudier et un cultivateur chargé d’enfants s’étaient entre-tués et Tremaine, qui possédait quelques intérêts dans la Glacerie, se hâtait de rentrer afin de faire porter des secours aux veuves des deux hommes. Cependant son âme était triste et ses pensées amères. Cette révolution en abattant les barrières allait, il le craignait, libérer bien plus de mauvais instincts que d’incitations à la fraternité…
Aussi ne cacha-t-il pas son mécontentement en voyant, lorsqu’il entra chez lui, la salle à manger illuminée et la table parée comme pour une fête :
— Que célébrons-nous ce soir ? Aurions-nous des invités impromptus ? demanda-t-il à Potentin qui se hâtait de le débarrasser de son manteau à triple collet.
— Je ne crois pas, Monsieur Guillaume. Le couvert n’est mis que pour deux personnes…
— Ah !
Lorsqu’un peu plus tard il posa la même question à sa femme en la rejoignant après s’être débarrassé des poussières de la route, elle ne répondit pas, se contentant d’un sourire qu’il jugea amer et de mauvais augure. En outre, comme elle semblait peu disposée à la conversation, il jugea préférable de se consacrer à son estomac affamé, dévora une trentaine d’huîtres avant de laisser ses papilles s’épanouir sous la divine saveur des truffes.
En face de lui, Agnès, pâle, belle et veloutée comme un iris noir, grignotait du bout des dents, se contentant d’observer son époux à travers la frange de ses paupières mi-closes. Elle le guettait comme s’il eût été une proie attachée à un arbre et elle, une tigresse sûre d’avoir le dernier mot. La flamme des hautes bougies éclairait et creusait tour à tour les arêtes et les méplats de l’arrogant visage cuivré faisant jouer des reflets changeants dans les étranges prunelles, aussi fauves que la tignasse drue, serrée comme une toison qui le casquait. Était-il possible de haïr et d’adorer à la fois un être avec une égale intensité ?… Par instants, Agnès devait lutter sauvagement pour ne pas renverser cet obstacle dressé entre leurs deux corps, courir à Guillaume, l’envelopper de ses bras et le couvrir de baisers fous mais s’élevait soudain la silhouette vague et blanche d’une femme sans visage ; l’épouse trahie ne rêvait plus alors que de meurtre avec une telle violence qu’elle en venait à se demander si, en dépit de ce qu’on lui avait dit, le terrible comte de Nerville n’était pas un peu son père…
Debout derrière la chaise de son maître, Potentin observait ces deux êtres trop silencieux en se mordant les lèvres : il n’aimait pas du tout ce qui se passait ici ce soir…
Le regard de Mme Tremaine chercha le sien : tandis que Guillaume attaquait une tarte aux prunes particulièrement juteuse, elle dit :
— Veuillez, s’il vous plaît, Potentin, changer la serviette de Monsieur…
— Mais… elle n’est pas sale ? fit Tremaine.
— Elle est tachée et rien n’est plus difficile à ôter que le jus de fruits mêlé de sucre. Faites ce que je vous dis, Potentin ! Il y en a une sur la desserte… Donnez-la-lui et ensuite vous pourrez vous retirer. Je crois que nous allons avoir à parler…
— Bien, Madame Agnès.
Lorsqu’il toucha le linge qu’on lui indiquait, le majordome fronça les sourcils : le tissu ne ressemblait en rien à celui d’une serviette mais le regard impérieux d’Agnès ne le quittait pas et il n’osa pas lui désobéir. Il pressentait un drame. Lorsque la jeune femme montrait ce visage glacé, rien ne l’arrêterait. Pourtant, il osa un timide :
— Mais, Madame, ceci…
Déjà Agnès était debout :
— J’ai dit : donnez ça à votre maître et sortez ! Et tâchez, pour une fois, de ne pas écouter aux portes !
— Je n’écoute jamais aux portes, Madame !
Outré, Potentin disparut avant que Guillaume, sidéré par la rapidité de la scène et un peu engourdi par les fumées d’un excellent vin après une longue course en plein air, se décidât enfin à réagir :
— Qu’est-ce qui vous prend, Agnès ? protesta-t-il. Potentin est un homme admirable et je ne permettrai jamais que vous le traitiez de cette façon !
— Vraiment ? Pour me faire la leçon, mon cher, il faudrait que vous consentiez, vous, à me traiter d’autre manière !
Guillaume, qui avait pris machinalement la « serviette » offerte par Potentin, la jeta sur la table :
— Dieu me pardonne, vous perdez l’esprit ! Me direz-vous ce que tout cela signifie ?
Le doigt vengeur de la jeune femme se tendit vers le petit tas de batiste :
— Vous ne devriez pas traiter de la sorte un objet si fragile, mon ami ! Je gage qu’en un autre lieu vous en auriez pris grand soin… comme de la personne à qui il appartient. Si j’étais vous, j’y regarderais de plus près. Allons ! Dépliez ! Je vous jure que ça en vaut la peine !…
Guillaume déplia, regarda mieux et sa figure bronzée prit une curieuse teinte grisâtre en complète contradiction avec le petit rire qu’il émit.
— Si c’est une plaisanterie, expliquez-moi ! Je ne comprends pas…
— Vraiment ?
— Vraiment !
La voix de Tremaine restait ferme, unie, sereine. Il eût fallu être un observateur exceptionnel pour y déceler un trouble imperceptible traduisant le désarroi de son esprit qui, à cet instant, tournait à une incroyable vitesse.
— Je reconnais que vous mentez de façon très convaincante mais vous ne me ferez pas croire que vous n’avez pas reconnu cette lingerie si féminine… cette initiale surtout ? Je suis certaine qu’elle parle à vos yeux comme à votre cœur.
Ah, certes, elle parlait ! Guillaume revoyait ses mains sur les épaules de Marie-Douce faisant glisser le fragile tissu jusqu’à ses pieds… Néanmoins, il se contenta de hausser les épaules.
— Il doit y avoir au monde, et même par ici, plus d’une femme dont le nom commence par M. D’où sortez-vous ceci ?
— D’une de vos poches ! La chose a été trouvée le jour de la grande lessive…
— Par qui ? Ne me dites pas que c’est Gervaise Morin ?
— Non. C’est quelqu’un d’autre. Qu’avez-vous à dire ?
— Rien du tout sinon qu’il s’agit là d’un piège que l’on vous a tendu…
— C’est un peu simple comme défense ! Oseriez-vous jurer… sur la tête de vos enfants que vous n’avez jamais vu cette chemise et que vous ignorez d’où elle vient ?
Au prix d’un mensonge, Guillaume pouvait en finir avec cette scène dangereuse mais Agnès entendait y mêler les têtes innocentes de ses petits et pour rien au monde il n’aurait voulu attirer sur eux fût-ce l’ombre d’un malheur. Il essaya de biaiser encore :
— Dites-moi d’abord qui prétend l’avoir trouvée !
Le cri d’Agnès, douloureux, désespéré, fut celui d’un cœur à l’agonie :
— Vous ne jurerez pas, n’est-ce pas ?… Vous ne jurerez pas parce que c’est impossible ! Alors moi je vais vous dire d’où ceci provient : d’une maison située au bord de la rivière Olonde et qui s’appelle « Les Hauve-nières »… Il y a là une Anglaise… une fille de rien avec qui…
— Taisez-vous !
À son tour Guillaume venait de crier mais le regretta aussitôt en voyant se plomber le pâle visage de sa femme. La souffrance y suintait sous le masque de la colère et il se détesta d’en être la cause. Sa passion pour Marie-Douce n’éteignait pas la tendresse qu’Agnès lui inspirait. Il l’avait aimée ; il l’aimait encore assez pour être prêt à tout s’il lui restait une seule chance de la garder. Il fallait essayer de calmer cette douleur trop visible :
— Pardonnez-moi de me laisser emporter ! dit-il gravement. Je n’imaginais pas qu’il pût se trouver autour de nous quelqu’un d’assez vil pour venir vous tourmenter avec une histoire… sans importance !
Les deux derniers mots eurent du mal à passer et il en demanda mentalement pardon à Marie mais si la paix de son ménage était à ce prix… Surtout ne plus voir dans les yeux d’Agnès ces noirs nuages de chagrin ! Hélas, il comprit tout de suite qu’elle ne le croyait pas. Comme toute femme profondément amoureuse Agnès possédait une sensibilité à fleur d’âme capable de déceler la plus infime fausse note.
— Sans importance ? répéta-t-elle lentement… alors que cette femme a de vous un enfant ? Vous êtes pire encore que je ne le croyais. Allez-vous-en !
— Agnès !
— Sortez d’ici ! Partez ! Quittez cette maison où je ne supporterai pas de vivre une heure de plus avec vous…
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