Elle partit donc, raccompagnée jusqu’au vestibule par son amie mais en profita pour lui faire entendre sa façon de penser :

— Tu as tort, Agnès, de recevoir cette fille comme si elle était des nôtres, lâcha-t-elle d’un coup sans s’encombrer de préliminaires. Tu lui donnes trop d’importance et un jour elle en abusera.

Agnès haussa les épaules et leva les yeux au plafond :

— C’est incroyable ! Ma parole, vous vous passez le mot, toi et Guillaume ? Il la déteste alors qu’elle est sa cousine germaine…

— S’il fallait se mettre à aimer tous ses parents, la vie ne serait plus tenable. Guillaume préférerait sûrement que tu te penches un peu moins sur ses liens familiaux.

— C’est possible mais moi je l’apprécie. Elle est toujours prête à rendre service ; elle est douce et compréhensive…

— Une fieffée hypocrite, oui, voilà ce qu’elle est ! J’en donnerais ma main au feu et ma tête à couper !

Agnès se mit à rire en considérant tour à tour le frais visage auréolé de flammes brillantes et les petites mains potelées de la jeune Mme de Varanville :

— Ce serait dommage ! Je suis certaine que tu perdrais l’une et l’autre. Tu ne connais pas Adèle. Tu ne peux donc pas la juger.

— Oh que si ! C’est toi qui es aveugle. Seulement le jour où tes yeux s’ouvriront, il sera sans doute trop tard et moi je souffrirai de te voir malheureuse parce que je t’aime bien !… Seigneur ! soupira-t-elle en consultant la montre-bijou qu’elle portait à sa ceinture, j’oublie mes douairières ! À bientôt, ma belle ! Et pense à ce que je t’ai dit !

— Promis ! Embrasse les enfants !

Un baiser du bout des doigts et Rose s’envolait vers sa voiture. Agnès resta là un instant, saisie de la bizarre envie de lui courir après. Tout à coup, la présence d’Adèle dans son petit salon l’ennuyait mais surtout elle éprouvait le besoin d’être un peu seule. Peut-être aussi parce que les dernières paroles de son amie creusaient leur chemin dans son esprit… L’impression soudaine qu’un danger l’attendait au-delà de cette porte fermée !

Elle s’y arrêta un instant, hésitant à remonter dans sa chambre pour faire dire à sa visiteuse qu’elle se sentait souffrante, mais elle chassa vite cette impulsion qu’elle jugea stupide. Comment la pauvre Adèle, toujours si prévenante et si gentille, pouvait-elle constituer une menace ? En tout cas, elle, Agnès, n’entendait pas faire siennes les préventions de Guillaume et de Rose qui, comme toutes les préventions, ne présentaient aucune base solide. Elle entra au moment précis où Adèle se mouchait bruyamment puis s’essuyait les yeux d’un geste vif.

— Mais… vous pleurez ? s’étonna Mme Tremaine. Qu’avez-vous, cousine ?

— Rien du tout… Une poussière, je pense, fit-elle d’une voix suffisamment tremblante pour qu’Agnès ne crût pas un mot de ce qu’on lui assurait. Elle prit Adèle par le bras et la conduisit jusqu’à un petit canapé où elle la fit asseoir auprès d’elle :

— Voyons ! Dites-moi ce qui ne va pas ! Vous savez quel intérêt je vous porte…

— Oui… et c’est pourquoi je suis si malheureuse ! Je vous en supplie, ma cousine, ne m’interrogez pas plus avant et permettez-moi, au contraire, de me retirer…

— Mais enfin pourquoi ?

— Je ne… je ne supporte pas l’idée que vous puissiez avoir mal… Alors, je vous en prie, laissez-moi !…

Se levant vivement, Adèle s’élança vers la porte. Sans trop de hâte toutefois : juste ce qu’il fallait pour permettre à Agnès de la devancer…

— Vous en avez trop dit… ou pas assez ! Et puisque je suis en cause, je veux savoir ! Je vous jure, Adèle, que vous ne sortirez pas d’ici sans avoir parlé !

La cousine leva sur elle un regard d’épagneul malheureux et parut livrer un intense combat intérieur. Finalement, elle se laissa tomber sur une chauffeuse et soupira :

— J’ai peur que vous ne me détestiez. Tout ce qui touche à mon cousin vous est tellement sensible…

Agnès pâlit brusquement :

— Mon époux ?… Vous avez quelque chose à lui reprocher ?

— Oui… Puis dans une soudaine explosion de rage et de fureur : Il est mauvais !… Tellement mauvais !… Un homme sans honneur et sans foi !… Oh, sûr qu’il ne vous mérite pas…

Insensible à la flatterie, la jeune femme s’écria, indignée :

— De quel ragot êtes-vous en train de vous faire l’interprète… et dans la maison de celui que vous accusez encore ? Je ne vous aurais jamais crue capable de cette vilenie !

— S’il ne s’agissait que d’un bruit quelconque, je n’en aurais pas été affectée. Des calomnies, j’en ai déjà entendu sans y prêter la moindre attention : c’est un homme trop différent des autres pour ne pas donner prise à une malveillante curiosité. Ou du moins, je le croyais…

— Vous croyiez quoi ?

— Qu’il était différent… Malheureusement il n’en est rien ! C’est un homme, voilà tout !

— Mais enfin expliquez-vous ! cria Mme Tremaine hors d’elle. Si vous avez une accusation à formuler, portez-la franchement… et avec une preuve. Ou alors sortez ! Tout compte fait, je crois que ce serait la meilleure solution… Je regrette de vous avoir accueillie ici !

D’une poche dissimulée dans sa jupe, Adèle tira la pièce de linge avec une intense jubilation intérieure. Si le ménage de Guillaume résistait à cette affaire, elle voulait bien être chassée à jamais de cette maison si convoitée cependant !

— Vous voulez une preuve ? Est-ce que ceci vous convient ?

— Qu’est-ce donc ? murmura Agnès, sa colère abattue sous le coup d’une subite inquiétude.

— Une chemise. L’autre tantôt, en repassant une des vestes de mon cousin, je l’ai trouvée dans la poche… Et je ne crois pas qu’elle vous appartienne ?

Les mains de la jeune femme tremblèrent quand ses doigts touchèrent le fragile tissu et plus encore quand ses yeux déchiffrèrent le monogramme fleuri avec une stupeur incrédule :

— C’est impossible ! fit-elle sourdement… Dans sa poche, dites-vous ?… En comptant le linge, avant la lessive, Gervaise Morin se serait aperçue de la présence de cette… de cet objet !

Adèle haussa les épaules la mine de plus en plus grave.

— Pourtant elle ne l’a pas trouvée. Rien d’étonnant d’ailleurs : la toile des vestes a de la tenue et ce linge est si mince… si léger ! On doit tout voir au travers, ajouta-t-elle avec une cruauté calculée qui porta : la pâleur d’Agnès s’accentua et les ailes de son nez se pincèrent. À tel point que la vipère s’effraya : si Mme Tremaine perdait connaissance, il faudrait appeler à l’aide et Adèle ne tenait aucunement à voir Lisette, et moins encore Clémence Bellec, intervenir dans sa pièce si bien préparée…

— Vous n’êtes pas bien ? s’enquit-elle avec sollicitude. Mon Dieu, si j’avais pu penser que vous attacheriez tant d’importance à ce chiffon…

— Qui vous dit que j’y attache de l’importance ? fit Agnès avec un dédain que l’autre ressentit comme une gifle. Après tout, pourquoi n’auriez-vous pas placé vous-même ce linge dans la veste ? Je sais que vous détestez mon époux…

Du coup, Adèle éclata en sanglots : elle était de ces femmes capables de pleurer sur commande :

— C’est vrai, je le déteste… mais c’est seulement parce qu’il ne vous aime pas assez… Et vous m’accusez, moi ?… Mais co… comment est-ce que j’aurais pu trouver du linge aussi fin… aussi cher ? Je ne suis qu’une pauvre fille dont le seul tort… est de s’être attachée… à vous !

Elle se tordait les mains de façon très convaincante et avec une telle expression de désespoir qu’Agnès sentit la pitié lui revenir.

— Soit !… Les mots ont dépassé ma pensée… Je vous prie de me pardonner, mais admettez que l’on peut tout imaginer…

— Tout sauf la vérité, n’est-ce pas ? Après tout, ajouta la fille avec amertume, que peut-il y avoir d’étonnant à ce que le beau Monsieur Tremaine ait une maîtresse… ou deux… ou dix ? Est-ce qu’ils ne font pas tous la même chose quand leurs femmes portent leurs enfants ?

— Taisez-vous ! ordonna Agnès. Ceci ne prouve rien. Ce peut être un mauvais tour joué à mon époux. L’esprit de certaines gens se révèle parfois si tortueux !

— Je le penserais comme vous s’il n’y avait… hélas !… un fond de vérité…

Dans un élan elle se jeta à genoux aux pieds de la jeune femme dont elle saisit les mains :

— Oh ma chère, ma bonne cousine, si belle et si douce, comment peut-on vous traiter de la sorte ? Voilà longtemps que j’ai conçu des soupçons touchant certains voyages de mon cousin…

Agnès voulut retirer ses mains mais l’autre la tenait fermement :

— Quels voyages ? Ceux vers Granville, je suppose ? Il a là-bas un ami que je n’aime pas…

— Non. Ceux vers Carteret. Il y a là, voyez-vous, un abcès qu’il faut percer. Nous y avons des amis dévoués. Ils pensent, comme moi, qu’il faut obliger cette femme… cette Anglaise à repartir chez elle. Avec son enfant bien sûr…

Mme Tremaine se leva si brusquement que la dénonciatrice manqua choir les quatre fers en l’air et dut s’accrocher à un meuble pour se relever. Et soudain, elle eut peur, mais ce mot ne suffisait pas pour qualifier la déroute qui envahissait son esprit retors et son cœur haineux : comme une furie, Agnès se jetait sur elle, les ongles prêts à griffer, à déchirer. Blême jusqu’aux lèvres, les yeux flambant de fureur, elle ne ressemblait plus du tout à la belle jeune femme élégante et fière qu’elle était voici seulement un instant. Ne restait plus qu’une femelle défendant son territoire et son mâle. Avec un gémissement de terreur, Adèle, jetée à terre, parvint à éviter l’étreinte dirigée vers son cou et profita de ce que son assaillante, ne trouvant rien à saisir, s’affalait sur le tapis pour se relever et courir vers la porte. Là, elle s’arrêta afin d’achever son ouvrage et celle qu’elle venait de blesser si cruellement :