Celle qui venait chez les Tremaine comme chez le marquis de Légalle, les Rondelaire, les maîtres de Durécu, de Réville ou d’Ourville se nommait Gervaise Morin et venait de Quettehou. C’était une femme d’une quarantaine d’années un rien autoritaire mais fort entendue et l’on savait qu’avec elle tout jusqu’à la plus minime serviette serait blanchi, repassé, compté et quasi répertorié avec un minutieux scrupule. Et cela quel que soit le nombre des lavandières.
Les périodes habituelles de lessive étaient le printemps quand on vidait les armoires pour le nettoyage et la fin de l’été pour que le linge séché au soleil puisse être rangé dans sa bonne odeur de plantes déjà jaunies, bruyères, pins, fougères… Cela durait trois jours.
Le premier on empilait dans des charrettes paniers et lavandières pour les conduire au « douet ». Tremaine avait aménagé celui des Treize Vents sur le ruisseau alimentant le petit étang de la ferme avec des pierres inclinées pour le confort et un auvent contre les intempéries. Là, au milieu des caquets, des chansons et des claquements de battoirs, le linge était essangé, savonné, battu, tordu puis remis dans ses corbeilles afin de gagner la pucherie.
Il s’agissait d’un local spécial – Tremaine l’avait construit près de la ferme et du douet – muni d’une grande cheminée où se trouvait un chaudron contenant de la cendre de paille de sarrasin qui, comme chacun le savait dans la région, était la meilleure pour la lessive.
L’opération principale se déroulait dans une immense cuve aux douves cerclées comme un tonneau et déposée sur un vigoureux chevalet-trépied. Cette espèce de gros tonneau largement ouvert présentait, au fond, un trou que l’on bouchait avec du glui. Puis on procédait au remplissage qui commençait par l’étalage de branches de houx afin de faciliter la circulation de l’eau. Sur ce lit piquant, on disposait un vieux drap après quoi le linge lui-même était placé en commençant par le plus lourd : draps, nappes, taies, serviettes, pour aller vers le plus fin : chemises, jupons, etc. Ceci fait, on couvrait d’un autre vieux drap appelé carrier sur lequel on jetait de la cendre de bois et du laurier.
Pendant ce temps, dans la marmite, l’eau et sa cendre de sarrasin chauffaient doucement. Lorsqu’elle était tiède et à l’aide d’un puchoir – sorte d’énorme louche de deux ou trois litres – on mouillait le linge qui s’imbibait jusqu’au fond, après quoi l’eau s’écoulait lentement le long des brins de glui dans une chaudière identique à celle de la cheminée placée sous la cuve. Un peu plus tard, on remettait de l’eau plus chaude pour en arriver enfin à l’eau bouillante. Ce qui constituait une « bouillie ».
Ceci fait, on récupérait l’eau de la timbale pour la remettre au feu et l’on recommençait toute l’opération. Après la septième « bouillie » on retirait le linge fin mais le gros en subissait quatorze. Inutile de préciser que cette journée-là, pour laquelle d’ailleurs on réquisitionnait des hommes étant donné le poids des chaudrons, se révélait la plus dure et que l’on en sortait à la fois rompus et trempés par les vapeurs d’étuve.
Le troisième jour, on retournait au douet avec les charrettes où le linge reposait sur de la paille tressée bien propre et l’on procédait alors au rinçage à grande eau. Les langues retrouvaient toute leur agilité sous la fraîcheur des saules et dans les senteurs aromatiques du linge bien lavé.
Aux Treize Vents, seules Agnès, Clémence Bellec, la nourrice d’Adam et la gouvernante d’Élisabeth se voyaient naturellement dispensées de la corvée. Adèle Hamel aussi, en qualité de cousine, mais dans ces circonstances, elle prêtait la main au repassage où elle excellait. C’était à elle que l’on confiait le plus volontiers le linge de la famille lorsque revenait le temps de la grande lessive.
On avait prévu, aux Treize Vents, une vaste lingerie pourvue de placards, de deux longues tables à repasser et d’un grand fourneau pour tenir les fers au feu. Adèle s’emparait d’une des deux tables et commençait à officier dès que les corbeilles revenaient des champs. Tout était donc disposé au mieux pour la réalisation du plan qu’elle avait tracé lorsque son jumeau lui avait remis le produit de son larcin aux Hauvenières.
— Tu n’aurais pas pu trouver mieux, petit frère ! exulta-t-elle. Si, lorsque j’en aurai fini, le ménage Tremaine ne vole pas en éclats c’est qu’en vérité je suis la dernière des sottes !
Le projet était tout simple. À la grande « pucherie » d’automne, on lavait les amples vestes de toile blanche, assez semblables à celles des planteurs de Saint-Domingue ou de la Martinique, que Guillaume aimait à porter sur son domaine par les jours chauds. Il en possédait une dizaine qu’Adèle eut tôt fait de repérer sur le dessus d’une corbeille.
Elle prit la première, commença à l’étirer dans tous les sens et, après s’être assurée d’un vif coup d’œil que personne ne prêtait attention à ce qu’elle faisait, elle tira de sous son tablier la chemise de Marie-Douce qu’elle avait lavée et séchée la veille au soir mais sans la repasser bien sûr et la fourra dans l’une des larges poches de l’habit… Puis elle étala celui-ci sur sa table en le lissant soigneusement de la main. Naturellement l’une des poches présentait un bizarre gonflement :
— Tiens ! fit-elle à l’intention de Lisette, la femme de chambre d’Agnès qui officiait à l’autre table. Qu’est-ce que c’est que ça ? On a laissé quelque chose dans cet habit avant de le mettre à laver ?
— Ça m’étonnerait ! fit la jeune fille. Madame Gervaise passe toujours une inspection si sévère quand elle trie le linge…
— Il faut croire que ça lui a échappé ! Oh…mais c’est une chemise ? Et une belle même ! Je ne me souviens pas de l’avoir déjà vue à ma cousine. En tout cas cela ne dit pas ce qu’elle fait dans la poche de mon cousin !
Lisette se mit à rire d’un air entendu mais en rougissant furieusement :
— Peut-être que c’est lui qui l’a donnée à Madame ? Il a dû vouloir qu’elle l’essaie devant lui… et puis après il lui a retirée… et il l’a fourrée dans sa poche sans y penser parce qu’il avait d’autres chats à fouetter !
Et de rire ! Mais Adèle ne rit pas. Elle fronça même ses pâles sourcils :
— Viens donc voir !… C’est une chemise de ma cousine, ça ?
Lisette approcha pour mieux considérer les motifs brodés sur la fine batiste ; une lueur d’incompréhension traversa son regard toujours tellement paisible qu’il tirait un peu sur le bovin :
— Ma foi, je ne l'ai jamais vue moi non plus. Et puis… qu’est-ce que c’est que cette lettre ?
— Un « M » à coup sûr ! Et pourquoi donc ma cousine qui s’appelle Agnès porterait-elle du linge marqué comme voilà ? Non, selon moi, cette chemise est à quelqu’un d’autre…
— Mais qui ?… Oh, Bonne Sainte Vierge ! s’exclama Lisette réalisant enfin ce que cela pouvait signifier. Est-ce que notre Monsieur aurait une bonne amie ?…
Adèle lui appliqua vivement sa main sur la bouche :
— Chut !… Écoute, Lisette ! Tu ne parles à personne de notre trouvaille. Ça pourrait te porter tort. Le mieux est que tu n’aies jamais vu ce morceau de tissu. Alors tu oublies tout ce que nous venons de dire ! Entendu !
— Pour sûr, Mademoiselle Adèle ! Je ne veux pas être mêlée aux histoires de nos maîtres. Vous avez raison quand vous dites que je pourrais en éprouver du mal… mais, vous, qu’est-ce que vous allez faire ?
— Moi ? rien du tout ! répondit Adèle en remettant la lingerie dans sa poche. Il faut que j’en sache un peu plus long. Ensuite, je verrai. Ma cousine est si bonne avec moi que je ne permettrai jamais qu’on lui fasse tort !… À présent, assez bavardé ! L’ouvrage attend…
En reprenant son repassage, Adèle souriait à un avenir qu’elle espérait bien mener selon ses désirs. Tout se déroulait au mieux. Lisette était une fille simple et gentille qui pour rien au monde ne bavarderait à tort et à travers mais qui, le moment venu, pouvait servir de témoin. Ce qu’il fallait éviter à tout prix c’est que l’affaire vînt aux oreilles de la lessivière. Un objet oublié dans une poche, fût-ce un simple mouchoir, apparaîtrait comme une atteinte à sa compétence professionnelle. Il suffisait d’attendre, à présent, que le grand remue-ménage soit terminé et que les Treize Vents retrouvent leur calme habituel.
Sûre d’elle-même, Adèle attendit.
Ce fut deux jours après le départ de Gervaise Morin que la bonne âme résolut enfin de passer à l’action. Agnès était seule au logis. En se rendant la veille aux Treize Vents pour emprunter un peu de sucre comme cela lui arrivait fréquemment – lorsque ce n’était pas du sucre, c’était de la farine, de l’huile, des épices, du chocolat ou du café ! – Adèle s’était assurée qu’elle trouverait Mme Tremaine. Ou du moins elle l’espérait. C’était compter sans Rose de Varanville arrivée en fin de matinée et retenue à déjeuner.
Lorsqu’elle pénétra au salon, Mlle Hamel trouva les deux amies en train de bavarder et fut bien obligée de jouer la confusion : elle était navrée de déranger, son intention étant seulement de saluer sa cousine et de passer quelques instants en sa compagnie mais elle allait se retirer sur l’heure :
— Il n’y a rien que je déteste autant qu’être importune, conclut-elle avec un sourire confus. Clémence aurait dû me dire que Mme la baronne était là…
— Ne soyez pas stupide ! fit Agnès avec bonté. Clémence sait parfaitement que je vous vois toujours avec plaisir, Adèle, et, de toute façon, Mme de Varanville parlait justement de prendre congé. Restez !
Rose qui, d’instinct, détestait Adèle aurait donné n’importe quoi pour prolonger sa visite mais elle venait d’annoncer que sa tante de Chanteloup arrivait dans l’après-midi chez elle en compagnie de la vieille marquise d’Harcourt pour passer la nuit au château en attendant de rejoindre son propre manoir. Il était impossible de ne pas être au pied de l’escalier pour accueillir les deux douairières.
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