À la grande surprise d’Agnès, il accompagna ces paroles courtoises d’une espèce de sourire qui lui retroussa les babines d’une manière vaguement menaçante mais le temps n’était plus aux explications : déjà le voyageur franchissait la porte devant laquelle Potentin se tenait au garde-à-vous et venait s’incliner devant la maîtresse de maison :
— Je n’ai pas, Madame, l’honneur d’être connu de vous et j’espère que vous voudrez bien me pardonner l’audace de me présenter ainsi dans votre demeure sans autre introduction qu’un nom honorable mais qui n’est sans doute jamais parvenu jusqu’à vos oreilles…
Tandis qu’il la saluait, Agnès donna raison à Potentin : ce voyageur inconnu ne venait pas de n’importe où. En dépit de l’âge il était de ces hommes qu’une femme reçoit toujours avec plaisir. Elle allait traduire cette impression mais le chanoine ne lui en laissa pas le temps.
— Les miennes en ont gardé le souvenir pour l’avoir entendu plus souvent que vous ne pensez. Et je n’ai pas oublié votre visage… bien que vous ayez changé.
Le bailli se tourna vers l’auteur de cette remarque où le sarcasme rejoignait la colère. Un instant, ils restèrent là, face à face, sans un geste, un peu à la manière de duellistes qui se jaugent avant d’engager les armes. Dans les yeux de l’officier passa une flamme amusée :
— L’abbé Tesson ?…
— Lui-même, monsieur le chevalier ! Et je suis chanoine !
— Et moi je suis bailli ! Nous sommes montés en grade l’un et l’autre. Pourtant je ne suis pas certain que votre… affection pour moi ait grandi en même temps. Vous ne m’aimiez guère…
— Je ne vous aime pas davantage. Et je vous trouve bien de l’audace à vous présenter ici. Vous… vous ne… ne devriez même pas co… connaître l’existence de Mme Tremaine, bredouilla le vieil homme que la colère faisait bégayer. Co… comment l’avez-vous trouvée ?
— Assez simplement ! Je suis allé hier à Nerville où je n’ai trouvé qu’un tas de pierres et un jeune homme. Nous avons parlé. C’est chez lui que j’ai passé la nuit avant qu’il me conduise jusqu’ici. J’ai appris de lui bien des choses qui m’ont fort attristé…
— Seulement a… attristé ? Elles auraient… d…û… vous f… faire comprendre qu’il f… ffallait vous… éloigner !
D’abord médusée, Agnès suivait maintenant cet étrange dialogue avec une attention passionnée et en se gardant bien de l’interrompre. Le nouveau venu eut un mouvement d’épaules où entrait autant de lassitude que de dédain :
— Quand on arrive au soir de la vie, monsieur le chanoine, et que, cette vie, on l’a passée à courir les mers ou à désespérer rivé aux chaînes de l’esclavage, on éprouve le besoin de revoir les lieux qui vous ont été doux.
— Je peux comprendre. Cependant encore faut-il ne pas réveiller les douleurs assoupies.
Trouvant tout de même que l’on faisait bon marché de sa présence, Agnès jugea qu’il était temps pour elle d’intervenir. Elle se leva mais déjà le chanoine venait à elle :
— Ce qui se passe ici, Madame, doit vous demeurer entièrement étranger. Veuillez nous permettre de sortir, Monsieur et moi, et d’aller discuter de ce qui nous occupe en dehors de votre maison.
Le ton ne lui plut pas et elle fronça les sourcils :
— Est-ce que vous ne vous arrogez pas des droits excessifs, monsieur le chanoine ? Comme vous venez de le dire, cette maison est la mienne. M. de Saint-Sauveur y est venu de sa pleine volonté avec, si je l’ai bien compris, le désir de saluer en moi la dernière des Nerville. Souffrez qu’il n’en sorte qu’à ma seule invitation !
— Madame, Madame, vous ne savez ce que vous dites ! Il s’agit là d’une affaire grave et…
— S’il est question d’une affaire grave, fit Guillaume qui venait d’entrer sans que personne s’en fût aperçu, on pourrait peut-être me la soumettre ? De quoi parlez-vous donc, monsieur Tesson ? Vous voilà tout ébouriffé ! Puis se tournant vers sa femme : Potentin me dit que vous avez un visiteur, Agnès. Je suppose qu’il s’agit de Monsieur et j’espère que vous nous ferez la grâce de nous présenter, ajouta-t-il avec un de ces sourires qu’il savait rendre irrésistibles.
Celui qu’Agnès lui offrit était si lumineux qu’il en fut un instant ébloui :
— Avec un très grand plaisir, mon ami ! Monsieur le bailli, voici mon époux, Guillaume Tremaine. Il n’est pas gentilhomme de naissance mais, en ce qui le concerne, c’est la naissance qui a tort. Il mériterait cent fois de l’être… Quant à vous, mon ami, j’espère que vous ferez grand accueil à un voyageur venu de plus loin encore que vous-même. Il est celui que je désirais rencontrer depuis des années et je souhaite qu’il ne me tienne pas rigueur de brusquer un cérémonial qui ne me paraît guère de saison. Je vous présente donc à M. le bailli de Saint-Sauveur appartenant comme son titre l’indique à l’Ordre souverain de Malte… et dont j’ai tout lieu de croire qu’il est mon père…
Une triple exclamation de stupeur salua cette étonnante déclaration. Celle de Saint-Sauveur fut une protestation :
— Madame ! Je ne sais d’où vous tirez cette assurance mais croyez que…
— Je vous en prie ! Ne prenez pas la peine de nier, ce serait me faire beaucoup de peine. Pulchérie Osbern qui m’a élevée m’a tout dit lorsque j’étais si malheureuse, si honteuse aussi d’être la fille du comte de Nerville. Elle ne se souvenait plus très bien de votre nom mais tout à l’heure, le profond mécontentement de notre cher chanoine lors de votre apparition a été plus que révélateur. N’était-il pas le confesseur de ma pauvre mère ?
— En ce qui me concerne, je n’ai à reprocher à M. de Saint-Sauveur que d’avoir poursuivi de ses assiduités une femme mariée qui, je le crains, a souffert de son départ brusqué. La confession ne saurait entrer en ligne de compte. Même si j’étais autorisé à en violer le secret, je n’aurais rien à dire car je n’entendais plus Mme de Nerville à cette époque. Son époux ne m’aimait guère. Il est rentré peu après et il m’a interdit sa maison…
— Pourquoi Pulchérie m’aurait-elle menti ? coupa Agnès. Rien de ce qui touchait ma mère ne lui était inconnu. Peut-être même n’a-t-elle pas tout révélé mais cela au moins elle me l’a avoué…
— Madame ! Vous me voyez infiniment gêné ! fit le bailli qui semblait effectivement mal à l’aise.
Guillaume pensa qu’il était temps pour lui de s’en mêler. Il alla vers le bailli les deux mains tendues :
— Je le conçois sans peine, Monsieur, pourtant souffrez que je vous accueille… comme étant de la famille. La joie que vous venez de procurer à mon épouse est sans prix pour moi et je pense qu’elle a été voulue par celle qui a payé si chèrement le bonheur de lui donner le jour. Je suis sûr qu’elle se réjouit de cet instant. Soyez le bienvenu, monsieur le bailli et veuillez, dès à présent, considérer cette maison comme vôtre !
Le chanoine, lui, venait de se laisser retomber dans la bergère où il s’épanouissait si douillettement peu de temps auparavant :
— Mon Dieu ! C’est le monde à l’envers ! gémit-il. Il est grand temps pour moi de chercher un endroit de paix et surtout de solitude ! Pensez-vous proclamer à la face du monde l’arrivée de ce beau-père tellement inattendu ?
— Qui parle de proclamer quoi que ce soit, l’abbé ! Personne n’a besoin de savoir ce qui s’est dit ici aujourd’hui et j’ose espérer que vous tiendrez votre langue ?
— Monsieur Tremaine, vous m’offensez ! s’écria le vieux prêtre indigné.
— Ce n’était pas mon intention et vous le savez bien. Je veux seulement vous faire comprendre que le secret restera entre nous. Il sera facile de trouver à M. de Saint-Sauveur un statut de vieil ami de la famille, ou de cousin qui lui permettra de séjourner ici aussi souvent et aussi longtemps qu’il le souhaitera en recevant l’affection de tous sans entacher le moins du monde l’honneur d’une défunte dont le souvenir est vénéré.
Se sachant vaincu, M. Tesson n’insista pas. Que pouvait-il ajouter ? Là, devant lui, Agnès venait de prendre dans ses bras le vieux marin qui ne parvenait pas à cacher son émotion. Elle posa un baiser sur chacune de ses joues :
— Je n’ai pas le droit de vous appeler mon père, dit-elle, mais au moins je pourrai vous embrasser autant que je le voudrai…
Guillaume considérait le couple avec satisfaction. Il ressentait la divine sensation d’avoir à jamais chassé loin de son toit l’ombre maléfique du vieux Nerville, damné à la face du ciel et dont le corps devait pourrir quelque part sous les sables de la baie. Il serait tout de même étonnant qu’après cela Agnès reparlât jamais d’accoler le nom maudit à celui des honnêtes Tremaine !
Dans la matinée du lendemain, le bailli quitta les Treize Vents regretté de tous après avoir promis un prompt retour qui n’aurait peut-être jamais lieu. Il se rendait d’abord chez lui, à Saint-Sauveur. Ensuite il devrait se remettre à la disposition de l’Ordre. À moins que le service du Roi ne le réclamât. Ce qui était probable étant donné les bruits qui couraient sur la situation critique de la famille royale.
Il était satisfait de ces quelques heures passées chez les Tremaine. C’était bon pour ce solitaire voué en parties égales au service de Dieu et au respect quasi fanatique de la Monarchie, de savoir qu’il y avait désormais pour lui aux confins extrêmes du royaume là où la terre se dissout dans la mer, un havre de miséricorde, un lieu d’asile, un refuge enfin ! Et cela confortait son courage…
Tout de même, avant de piquer vers les profondes forêts de son solage natal, il s’en alla, comme il l’avait promis, serrer la main de Gabriel puis déposer, en pliant le genou, un brin de bruyère au seuil d’une tombe isolée sur la lande…
Ce fut ce matin-là que Kitty vit le colporteur.
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