— C’est vous qui l’avez fait ?
Occupé à sortir du pain de sa huche et, d’une des armoires, quelques œufs, un fromage frais et un pot en grès contenant un mélange de saindoux et de graisse de rognons de bœuf longuement mijotés avec une carotte, un navet, un bouquet d’herbes, un oignon piqué de clous de girofle et une gousse d’ail, Gabriel au son de la voix comprit de quoi il était question :
— Non. C’est l’homme qui habitait ici avant moi. On l’avait envoyé aux galères pour un crime qu’il n’avait pas commis…
S’il pensait être interrogé, il en fut pour ses frais. Le bailli ne dit rien. À présent, il s’intéressait au pot en grès qu’il soulevait à deux mains pour en humer le contenu :
— De la « graisse de Cherbourg » ! fit-il sur le ton du plaisir. Il y a bien longtemps que je n’en ai mangé !
— Eh bien, Monsieur, faites à votre aise ! Voici le pain et voici le couteau…
Ce fut seulement quand ils furent attablés face à face que le Maltais, sa première tartine avalée, reprit la conversation. Depuis un moment déjà on n’entendait que le martèlement de la pluie sur le toit de schiste et, de temps à autre, un gémissement du vent. L’orage, lui, s’éloignait…
— Pardonnez-moi si je vous parais curieux, mon ami, mais je voudrais que vous parliez encore de ceux de Nerville. Quand donc Madame Élisabeth a-t-elle quitté ce monde ?
— Il y a vingt-deux ans. Quelques mois après avoir mis au monde Mlle Agnès. Elle est morte… très vite. Ensuite, le comte Raoul s’est absenté encore plus souvent du château. C’était presque mieux pour la petite fille. Il la détestait…
M. de Saint-Sauveur cessa de manger, reposant sur la table le couteau à lame damasquinée, véritable œuvre d’art, qu’il avait tiré de sa poche et dont il se servait avec autant d’aisance qu’un paysan ou un simple pêcheur. Gabriel eut soudain l’impression bizarre qu’il se passait quelque chose : la figure basanée de son invité grisaillait curieusement :
— Est-ce que vous êtes souffrant ? demanda-t-il poliment.
L’autre tressaillit comme au sortir d’un rêve. Il essaya un sourire mais ne réussit qu’une grimace :
— En aucune façon.
Il se remit à manger presque goulûment et Gabriel eut la sensation bizarre qu’il reculait à présent devant d’autres questions. Pour détendre l’atmosphère soudain plus lourde, Gabriel se permit à son tour d’interroger :
— Vous avez bien voulu me confier que vous êtes normand, vous aussi. Puis-je demander de quel solage ?
Le sombre visage s’éclaircit un peu :
— Voyez, les choses sont étranges ! Moi qui n’ai aimé que la mer, je suis fils de la plus antique et la plus profonde de nos forêts. La demeure des miens s’élève – si elle est encore debout ! – non loin du signal d’Écouves qui est, comme chacun sait, le point le plus élevé du Duché. Dans mon enfance, j’ai passé bien des heures perché au sommet d’un arbre, plus haut encore que ce promontoire, à regarder les bois s’étendre à perte de vue. Je crois bien qu’alors je trouvais qu’il y en avait trop mais à voir leurs cimes frissonner sous les brises comme font les vagues soulevées par le vent, c’est là que m’est venue l’envie de naviguer. Il m’apparaissait que c’était pour moi la seule façon d’échapper à cette terre qui semblait infinie. J’étais un cadet destiné à l’Église, la chose s’est donc arrangée sans trop de difficultés grâce à un oncle ayant des intelligences à La Valette. On m’a tiré de mon collège d’Alençon et envoyé là-bas où, étant âgé de seize ans, et satisfaisant aux différentes « preuves » exigées et aux huit quartiers de noblesse je devins chevalier de majorité en attendant d’accéder, les vœux prononcés, au titre de chevalier de justice puis bailli… ce que je suis toujours !
À voir en face de lui l’un de ces moines-guerriers légendaires dont il arrivait qu’à la veillée, un vieux marin contât les exploits, un de ces « Maltais » comme l’avait été le maréchal de Tourville, le grand homme de mer contraint de sacrifier sa flotte à un ordre royal qu’il savait stupide et meurtrier mais dont, autour de la Hougue on vénérait le souvenir, Gabriel sentait grandir sa curiosité. D’une voix un peu timide il demanda :
— S’il vous plaît, Monsieur, parlez-moi de votre vie là-bas !
Le sourire du marin prit une chaude nuance de bonheur. Il tendit son gobelet :
— Tant que tu voudras, mon gars ! Seulement redonne-moi du cidre… mais pas du chaud !
— J’ai du « mait’cidre » bien bouché… et aussi de l’eau-de-vie de pomme déjà vieille. L’irait bien avec votre pipe !
— Va pour l’eau-de-vie !
Tandis que Gabriel le servait, il ralluma sa pipe à un tison et s’assit sous le manteau de la cheminée, à cette place qui, dans toute maison, paysanne ou seigneuriale, est celle du conteur ou de la conteuse. Gabriel le rejoignit, chauffant un verre entre ses mains et durant deux grandes heures, il resta là muet, attentif, oubliant sa vie solitaire, l’orage qui ne cessait de tourner autour de sa maison et jusqu’au décor paisible de celle-ci. Le rideau d’un théâtre magique venait de se lever pour lui sur le fabuleux décor d’une mer infiniment bleue, infiniment poudrée de soleil sous un ciel dont les seuls nuages provenaient de la gueule des canons.
Une sorte de connivence, née de l’alcool partagé mais aussi d’une sympathie silencieuse, s’installait à présent entre les deux hommes tandis que le bailli évoquait ses premiers temps dans l’île des chevaliers et ses débuts sans gloire. Il rêvait alors de ces fameuses « caravanes » — les quatre campagnes d’au moins six mois chacune qu’il fallait accomplir sur un vaisseau de l’Ordre pour cesser d’être un postulant – mais découvrit alors qu’avant d’y avoir droit il devait assumer un peu agréable service hospitalier. Ce qui était d’ailleurs tout à fait logique, les « Maltais » vouant leur vie aux pauvres, aux malades et aux captifs. Seulement quand, à seize ans, on souhaite surtout envoyer par le fond des dizaines de navires ennemis, il est peu agréable de se retrouver en train de rouler des pilules ou de distribuer des tisanes. Et le jeune Saint-Sauveur se contentait de soupirer en regardant, par une fenêtre de l’hôpital, les grandes galères rouges quitter le port dans le soleil levant pour gagner la haute mer…
— Il fallut deux ans, dit le bailli en riant avant que je puisse enfin endosser le bliaut, la cotte d’arme écarlate frappée de la croix blanche et apprendre le commandement pour courir sus aux Infidèles. Jusqu’au jour, où mon navire coulé, je me retrouvai, les fers aux pieds et aux mains. Si cette maison est celle d’un galérien, j’y suis tout à fait à ma place. Je sais ce que c’est…
Pour ce garçon fasciné, le bailli égrena encore bien des souvenirs, les plus beaux, les plus glorieux pour le plaisir de voir briller les yeux bleus de son compagnon.
Il fallut pourtant bien en venir à la fin : au dernier débarquement à Brest où il venait de donner sa démission de la Marine Royale à l’amiral-comte d’Albert de Rions.
— Lui aussi va partir, d’ailleurs. On dit que M. de Bougainville lui succède, mais il n’y a plus guère de place pour un vieil officier comme moi sur les vaisseaux à la mode de cette révolution imbécile ; alors je rentre au logis voir s’il me reste un peu de famille. Ensuite, je retournerai à Malte…
— Pourquoi n’y aurait-il plus de place pour vous ?
M. de Saint-Sauveur se leva et s’étira puis haussa les épaules.
— Je ne sais si le Roi est au courant de ce qui se passe actuellement dans la Marine qu’il aimait tant mais moi je préfère ne pas en parler ! Puis jetant un coup d’œil à l’horloge dont le grand balancier poli taillait le temps : Sapristi, mon garçon, je n’ai pas vu passer l’heure ! Le moment est venu de prendre congé. Mon cheval doit être sec…
— Il ne le sera pas longtemps si vous sortez maintenant. Vous n’entendez donc pas la pluie, Monsieur le bailli ?… J’ai deux chambres à l’étage et si vous vouliez me faire l’honneur…
— De coucher chez toi ? Avec joie !… J’ai été content de te rencontrer. Une sympathie spontanée, ce n’est pas si fréquent, tu sais ?
— Je sais !… Je vais aller préparer votre lit et allumer du feu…
— Je t’accompagne. Il y a longtemps que je sais faire ça !
Tandis que, de part et d’autre d’un grand lit campagnard en châtaignier abrité sous des rideaux d’indienne verte, tous deux tiraient soigneusement draps et couverture, le bailli demanda enfin :
— Si je t’ai bien entendu, tout à l’heure… elle est mariée ta demoiselle Agnès ?
— Oui…
— C’est son époux qui a fait démolir Nerville ?
— Non. C’est sa volonté à elle… pour les venger, elle et Mme la comtesse, de ce qu’elles ont souffert dans ses murs.
— Et… qui a-t-elle épousé ?
Les mains de Gabriel se crispèrent sur le gros édredon rouge qu’il était en train de disposer tandis que son visage s’empourprait lentement.
— Un qui n’est pas digne d’elle… un homme de petit lieu, pas plus noble que je ne le suis : son grand-père faisait le sel à Saint-Vaast. Seulement il est riche lui…
— Ne me dis pas que c’est pour ça qu’elle lui a donné sa main ? Ou alors elle n’est pas vraiment la fille de sa mère…
Il y eut un petit silence puis Gabriel, trop honnête pour dissimuler la vérité, lâcha :
— Non. Elle était folle de lui ; elle doit l’être encore. Je crois qu’elle l’aurait marié même s’il avait été pauvre comme Job ! C’est un homme dont rêve plus d’une fille et puis il connaît le monde. D’abord il est né loin, en Nouvelle-France et puis ensuite il est allé aux Indes avant de revenir ici bâtir sa maison… C’est là qu’ils habitent et à présent ils ont deux petits…
— Où est-elle cette maison ?
— Une lieue et demie environ. Après Quettehou en direction du Val de Saire, sur un hameau qu’on appelle La Pernelle. Le manoir – on peut dire que c’en est un ! — il l’a baptisé les Treize Vents !
"Le réfugié" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le réfugié". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le réfugié" друзьям в соцсетях.