Tout de suite il pensa que c’était un ancien marin. Pas seulement à cause de l’habit bleu tendu sur une largeur d’épaules témoignant d’une grande force physique, ou du visage dont il ne voyait qu’un profil en proue de navire que seules les grandes brises océanes avaient pu boucaner à ce point mais aussi à ce rien impalpable où se reconnaissent les hommes de la mer. Possesseur d’un petit cotre grâce auquel il gagnait sa vie en péchant, Gabriel se sentait proche de tous ceux qui naviguaient fût-ce sur un vaisseau du Roi comme c’était sans doute le cas pour celui-là. Un gentilhomme à tous les coups. Rien que les mains fortes mais fines émergeant des manchettes blanches, l’arc un rien dédaigneux de la bouche et la coiffure nette des cheveux bruns grisonnants aux tempes rassemblés sur la nuque dans une bourse en cuir glacé nouée d’un ruban de faille noire disaient qu’il ne s’agissait pas là d’un robin ou d’un marchand. D’ailleurs, à mieux observer, Gabriel s’aperçut qu’un tricorne de beau feutre orné d’un galon d’or éteint reposait sur une pierre moussue. Qu’est-ce que cet inconnu pouvait bien faire là ?

Inquiet de voir troubler ces solitudes dont il se voulait l’unique gardien, le jeune homme marcha résolument vers l’étranger qui, au bruit de pas, tourna vers l’arrivant une figure trop marquante pour qu’on pût l’oublier : plutôt ronde, mais avec un grand nez charnu fendu au bout et une mâchoire puissante, elle était creusée de ces rides autoritaires désignant les hommes habitués aux responsabilités et au commandement ce qui n’empêchait pas l’ensemble d’être plutôt gai. Ce visage-là savait sourire et non sans charme ainsi que Gabriel le constata lorsque l’étranger lui adressa la parole :

— Je vous donne le bonsoir ! Vous arrivez à point nommé pour me tirer d’une grande perplexité. Est-ce qu’autrefois, il n’y avait pas ici un grand château ?

— En effet…

— Le château de Nerville, n’est-ce pas ? Une antique et noble demeure aux tours imposantes. Jadis il était…

— Jadis est un mot impropre, Monsieur. C’est naguère qu’il faudrait dire…

— Quoi qu’il en soit, je l’ai bien connu. Aussi suis-je fort surpris de ne retrouver que ces pierres. Il semblait construit pour défier encore quelques siècles ou même les fortes tempêtes qui ne sont pas rares dans les parages. Que lui est-il arrivé ?

— La chose la plus simple comme la moins attendue : la dernière descendante l’a fait jeter bas il y a cinq ans.

— Jeter… bas ? Comment l’entendez-vous ?

— Comme je le dis, Monsieur. On y a mis la pioche et puis l’on a tout emporté.

Les yeux de l’étranger dont on ne découvrait pas facilement le gris, froid comme une lame d’acier sous le surplomb broussailleux des sourcils, s’arrondissaient au rythme des réponses de Gabriel. Le dernier mot y ajouta toute une théorie de points d’interrogation :

— Emporté ? Et où cela ? Les pierres ont-elles été réemployées pour une autre demeure ?

— Nullement. Vous auriez peine à les retrouver : elles sont à présent sous la mer, réparties dans les deux derniers cônes de la grande jetée de Cherbourg ?

— Celle dont on a interrompu la construction il y a deux ans ?

— Tout juste ! dit le jeune homme avec amertume. C’est dire qu’elles sont à jamais perdues.

Il y eut un silence. L’étranger se releva révélant une taille moins élevée que la puissance de son torse ne le laissait supposer : ses jambes, bien que solidement musclées, étaient plutôt courtes et Gabriel se trouva plus grand que lui.

— On dirait que vous le regrettez ? fit doucement le voyageur. Étiez-vous attaché à ce manoir ?

— J’y suis né, je l’ai servi jusqu’au dernier jour, et même davantage puisque je suis le seul à y revenir, dit Gabriel d’un ton dont l’amertume n’échappa pas à son interlocuteur.

— Pas tout à fait puisque j’y reviens moi aussi. Voyez-vous, il y a de cela plus de vingt ans, le vaisseau sur lequel je servais et qui venait de subir de graves dommages sur le raz de Barfleur après un dur engagement avec trois frégates anglaises, est venu chercher abri et réparations sous la Hougue. Nous sommes restés là un assez long temps pour que je me familiarise avec les alentours… dont ce château de Nerville. Là vivait, assez solitaire, une jeune dame fort belle qui se trouvait être un peu ma cousine…

— La comtesse Élisabeth ?…

— C’était son nom en effet. Nous avions découvert cette parenté un peu par hasard et je m’en suis trouvé fort heureux… Qu’est-elle devenue ?

— Elle est morte il y a bien des années. Je viens d’aller fleurir sa tombe car c’est aujourd’hui l’anniversaire. Mais, puisque vous lui étiez attaché, Monsieur, comment se fait-il que vous vous en souciiez seulement aujourd’hui ?

— J’ai été longtemps absent de ce pays de Normandie. Les guerres du Roi ont alterné pour moi avec le service de Dieu et le combat contre les Barbaresques. Voilà des années que je n’ai revu ma terre natale. C’est une chose qui arrive lorsque l’on appartient à la Religion, ajouta-t-il avec un sourire qui avait l’air de se moquer de lui-même mais Gabriel avait compris et saluait :

— Veuillez me pardonner d’avoir parlé avec tant de liberté à l’un des seigneurs de Malte, moi qui ne suis qu’un…

— Vous êtes mon frère en Dieu, tout simplement. Me direz-vous votre nom ?

— Gabriel Osbern pour vous servir…

Cette fois l’officier partit d’un beau rire mais Gabriel n’eut pas le temps de s’en fâcher car il s’écria :

— Osbern ? Mes compliments ! Vous êtes plus « vieux Normand » que moi. Je ne suis que le bailli de Saint-Sauveur…

Pris par leur dialogue, les deux hommes ne prêtaient aucune attention au ciel qui cependant noircissait d’inquiétante façon. Un violent coup de tonnerre coupa la parole au voyageur. Presque simultanément un éclair aveuglant zébra le ciel dont il ouvrit les écluses. Une véritable trombe d’eau s’abattit sur le plateau :

— Où peut-on s’abriter ? fit M. de Saint-Sauveur en remettant son chapeau.

— Vous êtes à pied ?

— Non. J’ai laissé mon cheval un peu plus loin sous les arbres et je comptais prendre logis à l’auberge de Quettehou mais…

— Le plus proche c’est chez moi ! Allons chercher votre cheval. J’ai une petite grange où il sera au sec…

En dépit de leur célérité qu’apparemment l’âge et les jambes courtes n’affectaient pas chez le « Maltais » lui, son guide, le cheval et le chien étaient trempés lorsqu’ils atteignirent enfin le vieux logis que les gens d’alentour continuaient d’appeler « la maison du galérien 4 ». En dépit du déluge le chevalier, à sa vue, eut une exclamation charmée :

— Comme c’est joli !

En effet les branches d’un fuchsia géant escaladaient la façade. Les clochettes rouge et violet n’opposaient aucune résistance à la pluie qui glissait sur elles en une multitude de menues cascades.

— Entrez et séchez-vous ! cria Gabriel en entraînant le cheval vers un appentis situé sur le côté de la maison. Je vais mettre votre monture au sec et lui donner à manger. Il y a du feu dans la salle…

Lorsqu’il revint, il trouva son invité débarrassé de son habit bleu soigneusement pendu au dossier d’une chaise et accroupi devant la grande cheminée de granit, activant à l’aide d’un soufflet les flammes où il venait d’ajouter une « bourrée ». Les bottes fumaient déjà sur un coin de l’âtre surveillées par le chien qui, après s’être vigoureusement ébroué, se chauffait à présent avec béatitude, le nez sur ses pattes.

— Vous devriez faire quelque chose pour votre cheminée, remarqua le chevalier. L’orage y tombait si dru qu’il avait presque éteint le feu…

— Je vais m’en occuper à présent et d’abord réchauffer du cidre. Vous aurez ainsi une petite chance de ne pas attraper le mal de mort…

— Voilà bien longtemps qu’il me court après, celui-là. J’ai plus d’une tempête à mon actif… sans compter cinq années passées à ramer sous le fouet des reis d’Alger. Mais je boirais volontiers votre cidre chaud.

Tandis que Gabriel remplaçait le gros coquemar de cuivre, accroché au-dessus des flammes et grâce auquel on pouvait avoir de l’eau à volonté, par un plus petit qu’il alla remplir à la resserre, le chevalier observait son hôte :

— Vous vivez seul ici ?

— Oui. Depuis que le château a été démoli, voici cinq ans sonnés. Mademoiselle Agnès m’en a fait don quand elle s’est mariée, à charge pour moi de veiller sur la tombe de Mme la comtesse. C’est la petite chapelle qui se trouve ici près, au bord de la lande et que vous avez peut-être aperçue en venant…

Le marin hocha la tête puis, tirant d’une poche une blague à tabac et une longue et mince pipe en terre, il entreprit de bourrer celle-ci après avoir offert du tabac au jeune homme qui refusa. Peut-être ce qu’il venait d’entendre appelait-il ses questions, pourtant il choisit de les garder pour plus tard. Son regard gris errait sur les murs blanchis à la chaux de la petite maison, s’arrêtait un instant sur les deux armoires de hêtre sculptées, l’une d’un bouquet, l’autre d’un panier de fleurs qui avaient dû voir le jour à l’occasion de mariages, puis passait au manteau de la cheminée sur lequel une petite Vierge en vieux « Valognes » baissait les yeux vers son enfantelet, peut-être pour ne pas voir les deux espingoles à canon de cuivre qui montaient auprès d’elle une garde barbare.

Il y avait de jolies faïences anciennes dans le vaisselier, des lampes à huile – en cuivre elles aussi ! – simples mais d’un beau dessin, un vieux fauteuil en tapisserie comme les aimait jadis M. de Voltaire et qui gardait quelque chose de seigneurial. Le lit que l’on apercevait dans les ombres du fond était garni d’indienne rouge comme les étroites fenêtres. Enfin, le regard gris s’arrêta sur une petite commode en bois fruitier où s’épanouissait un navire en réduction, un de ces chasse-marée comme il s’en trouvait encore beaucoup dans les petits ports du Cotentin. L’étranger eut pour lui un sourire et, comme s’il était fait d’une manière d’aimant il se leva et alla vers lui : ses grandes mains fortes et belles prirent le « modèle » avec une délicatesse teintée de piété, le caressèrent :