En fait, il était injuste d’incriminer l’une ou l’autre des deux femmes : la première avait écrit mais sa lettre était encore en chemin. Lorsqu’il arriva aux Hauvenières, au début de l’après-midi il se trouva en face d’un bien joli spectacle : toute vêtue de fine batiste et de dentelles, un ravissant bonnet sur ses cheveux de lin, lady Tremayne assise dans son lit et confortablement étayée par des oreillers donnait le sein à son bébé, un vigoureux garçon né au matin du 14 juillet, jour de la Saint-Bonaventure, qui pompait son lait avec l’ardeur d’une jeune chèvre.
L’entrée de Guillaume illumina le ravissant visage de sa mère. Marie-Douce rayonnait de bonheur et de bonne santé. Elle tendit ses lèvres au baiser du nouveau père avant de lui présenter le fruit de leurs amours :
— Regarde comme il est beau ! Je suis certaine qu’il sera plus tard ton vivant portrait !
— Encore un rouquin ! gémit Tremaine avec un curieux sentiment d’accablement qu’il s’efforça de cacher sous un sourire moqueur…
— Pourquoi dis-tu cela ? demanda la jeune femme vaguement offensée par ces trois mots si peu conformes à ce qu’elle attendait.
— Parce que j’en ai déjà deux, mon cœur ! Élisabeth et Adam sont aussi pourvus de cette sacrée toison rouge ! Heureusement l’une a les yeux gris et l’autre des prunelles qui tournent au bleu…
— J’espère qu’il aura les mêmes que toi ! Ceci prouve en tout cas que les mères comptent peu lorsqu’elles portent tes enfants. Qu’elles soient blondes ou brunes, c’est ton empreinte qui prévaut ! Et tu n’imagines pas à quel point j’en suis fière. Nous l’appellerons Guillaume, bien entendu !
— Sûrement pas ! s’écria l’intéressé franchement épouvanté cette fois. Appelle-le comme tu veux mais ne lui donne pas mon nom.
— C’était aussi celui de ton père…
— Qui, lui aussi, était roux ! Ma douce, ne crois-tu pas qu’il vaut mieux éviter de compliquer les choses ? Que ce gamin ait décidé de me ressembler est déjà suffisamment préoccupant…
Devant la mine soudain assombrie de son amie, il n’ajouta pas que la venue d’une fille l’eût beaucoup arrangé. Un mâle – et qui naturellement porterait son nom à peine anglicisé – risquait de poser quelques problèmes par la suite. Et si Marie s’obstinait à vouloir l’élever à une aussi courte distance des Treize Vents – à peine une douzaine de lieues ! – tôt ou tard le secret, devenu de plus en plus fragile par la force des choses, finirait par déborder les arrières de Port-Bail pour s’étendre à la manière d’une nappe d’huile d’un bord à l’autre du Cotentin. Cependant il était encore un peu tôt pour s’occuper de la promesse faite à Mlle Lehoussois et pour engager la jeune femme à quitter une retraite qu’elle aimait…
La tétée s’achevait. L’enfant, repu, lâchait le bout rose du sein s’abandonnant aux bras de sa mère, les yeux clos et sa petite bouche bien relâchée. Une femme d’une trentaine d’années, mince, frêle et blonde avec une figure pointue de souris et des yeux bruns aussi fidèles et doux que ceux d’un épagneul, parut surgir des rideaux du lit, offrit à Guillaume une preste révérence et s’empara du bébé dont elle se mit à tapoter le dos. Marie-Douce eut un chaud sourire :
— Voici Kitty dont je t’ai déjà parlé, Guillaume. Elle veille sur moi mieux que ne le ferait ma mère bien qu’elle soit ma cadette… Donnez l’enfant à M. Tremaine, Kitty !
Avec des gestes tendres et précis, la camériste nicha l’enfant au creux du bras de son père. À ce contact, celui-ci sentit une émotion d’une qualité nouvelle. Ce qu’il tenait contre lui, c’était sa chair et celle de la femme entre toutes aimée, la quintessence même de leur amour. Soudain, il eut envie de le garder, de le protéger, de l’élever à la face du monde en le proclamant son fils bien-aimé… ce qui était, évidemment, la dernière sottise à faire. Ne fût-ce que dans l’intérêt de l’enfant et de sa mère. Qu’Agnès apprît leur existence et l’on pouvait tout craindre d’une femme douée d’une haine assez patiente pour démolir le château de ses pères et le jeter à la mer sans permettre qu’il en subsistât la moindre parcelle et cependant assez attachée à sa longue histoire pour souhaiter à présent le ressusciter en accolant son nom à celui de ses descendants ! Par prudence et pour ne pas blesser davantage Marie-Douce, il remit à plus tard la question de l’éloignement.
Ce fut fête ce jour-là dans la maison au bord de l’Olonde. Durant le plantureux repas que Marie-Jeanne Perrier servit au voyageur – Mlle Ledoux rassurée sur l’état de sa patiente était repartie la veille pour Bricquebec – on débattit du nom qui siérait le mieux. Guillaume dont les goûts en matière de patronyme penchaient pour la simplicité s’en tenait aux Apôtres : Pierre, Paul, Jean mais pour ce fils en qui elle voyait l’aboutissement d’un amour de légende, Marie, passionnée par les romans de la Table Ronde, souhaitait un parrainage moins prosaïque. Guillaume dut rompre quelques lances pour épargner au petit garçon les Lancelot, Gauvain, Perceval ou d’autres noms tirés de l’histoire normande comme Tancrède ou Radulphe. Chacun faisant un bout du chemin on finit par se mettre d’accord sur Arthur, encore que Tremaine lui trouvât une consonance un peu trop britannique. Mais il lui était impossible de contrarier davantage sa belle maîtresse, doublement désolée d’avoir dû renoncer à « Guillaume » et de savoir que le père la quitterait à l’aube pour reprendre son chemin vers Brest.
La nuit qui suivit fut étrange, miel et soufre mélangés. Comme si elle devinait que son amant désirait l’éloigner, la jeune accouchée, au mépris de toute prudence, se mua en une affolante sirène qui s’offrait et se refusait tour à tour, ne permettant aucun repos, éveillant sans cesse le désir de Guillaume par de savantes caresses pour ne paraître céder qu’à la force lorsque à demi fou, il la soumettait enfin. Ils s’appartenaient depuis plusieurs années déjà et cependant jamais encore Guillaume n’avait trouvé si savoureux ce corps doucement moelleux, blond, nacré, soyeux, serti dans les flots de la chevelure argentée, satin au-dehors velours au-dedans. Ivre d’un plaisir qu’aucun vin, fût-ce le plus capiteux, ne pouvait égaler, oubliant tout ce qui n’était pas ce délicieux et torturant paradis charnel, Guillaume balaya de son esprit ses dernières promesses, ses belles résolutions. Que pouvait savoir une Lehoussois, une Agnès ou n’importe lequel de ses amis, de la passion qui le dévorait ? Il adorait cette femme dont les grands yeux couleur de mer scintillaient puis pâlissaient à l’instant où il la dominait et qui, ensuite, se nichait contre sa poitrine en ronronnant comme un chaton repu.
Lorsqu’un coq chanta dans la campagne, il s’endormit, épuisé mais divinement heureux et décidé à toutes les folies et aux pires imprudences pour garder Marie auprès de lui. Il partirait pour Brest plus tard… beaucoup plus tard ! Il suffirait seulement d’aller plus vite…
C’était l’heure où Kitty apportait le bébé pour son premier repas. Sans montrer la moindre surprise en découvrant en travers du lit ravagé le grand corps brun, maigre et musclé pareil à un transi sur un tombeau un poing enfermant une brume de cheveux argentés tandis que Marie, aussi peu vêtue que lui, se tenait à genoux près de lui baisant doucement ses paupières closes et sa bouche entrouverte.
— Voulez vous que je revienne plus tard ? chuchota la jeune fille.
— Non, Kitty ! Arthur pourrait pleurer et le réveiller. Donne-moi plutôt un peignoir !… Tu vois, je crois que, cette nuit, j’ai gagné une grande bataille. En dépit des sermons de cette vieille sage-femme, je suis certaine à présent qu’il ne m’obligera pas à m’éloigner de lui. Je ne le permettrai pas, tu sais ? Je le veux à moi seule…
— Je suis sûre qu’il le voudrait aussi mais il n’est pas libre. Il y a sa femme, ses enfants, sa maison, sa vie enfin…
— Je n’oublie rien. Ce ne sont pas choses que l’on balaye d’un revers de main, seulement moi, je ne suis pas pressée. Tout ce que je désire c’est rester ici, dans cette maison qui a vu notre amour…
— Pendant combien de temps ? Milady, vous aviez l’habitude d’une grande demeure, d’une existence confortable…
— … Dont ma mère règle chaque instant ? Même une chaumière serait préférable !
— Vous avez peut-être raison. Seulement il faut songer à votre fils. Regardez avec quelle ardeur il tire de vous sa vie !
L’enfant, en effet, tétait goulûment, les yeux clos, en pleine béatitude gourmande. Marie lui sourit et caressa d’un doigt léger la petite joue duveteuse :
— J’y pense, tu peux en être certaine ! Et je fais confiance à cette providence qui nous a réunis, Guillaume et moi, et qui a permis sa naissance. Elle a sûrement écrit quelque part qu’à un moment donné nous pourrons continuer notre route ensemble. Sinon pourquoi nous avoir remis en présence ? Il y a là un signe…
— Peut-être ! Cependant, je vous avoue que je suis inquiète…
— Tu as tort. Au pire, nous pourrions partir tous les trois, loin de tout ce qui nous sépare ? Il y a l’Amérique, les Indes où il a vécu et cent autres pays où le bonheur nous tend les bras…
Grands ouverts sur les lointains mythiques où son esprit l’emportait toutes amarres rompues, les yeux de Marie-Douce s’évadaient bien au-delà du paisible décor de sa chambre et Kitty sentit un désagréable filet glacé couler vers son cœur. Elle aimait sincèrement lady Tremayne qui l’avait sauvée de la misère mais cette exaltation nouvelle où elle la voyait ne laissait pas de la soucier. Fallait-il qu’elle adorât cet homme qu’elle ne songeait même pas à recouvrir comme si elle souhaitait que le monde entier pût l’admirer ! Qu’il fût séduisant ne faisait aucun doute mais Kitty se demandait si ce charme qu’il dégageait n’était pas nuisible à l’équilibre mental de sa maîtresse. Jusqu’où était-elle capable d’aller pour le garder, elle qui abandonnait une vie agréable et sans soucis dans un pays tranquille, deux enfants qu’elle ne pouvait avoir cessé d’aimer et une véritable cour d’admirateurs riches, nobles, les deux parfois et beaux à l’occasion. Ce que cet homme offrait en échange paraissait bien misérable à la jeune fille…
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