— C’est le privilège d’une bonne maîtresse de maison et vous savez, Félicien, que je n’aime rien tant que me retrouver sous le manteau de votre cheminée… J’en conserve de si bons souvenirs !
Le spectacle qui les attendait dans la salle basse, lourdement voûtée et qui aurait pu être triste sans les fulgurances des cuivres bien astiqués, la gloire rougeoyante de l’âtre et la porte large ouverte sur un potager luxuriant, avait de quoi rasséréner l’humeur la plus morose. Sagement assis devant la grande table où s’alignaient les pots de verre bien brillant, Alexandre et sa sœur Victoire, d’un an sa cadette – Amélie, la petite dernière était au jardin avec sa nourrice – suivaient avec une attention pleine de gravité les gestes de leur mère et de Marie Gohel. Vêtue d’une robe d’indienne fleurie sous un vaste tablier blanc qui ne la mincissait pas vraiment, les manches haut retroussées sur ses bras ronds, ses boucles rousses en désordre sous un bonnet de mousseline à volant, Rose de Varanville, un pli d’application au front et ses dents blanches mordant sa lèvre inférieure, ressemblait à quelque fée domestique se livrant à une mystérieuse incantation. Imitée par sa cuisinière, elle venait d’empoigner un torchon épais et lança un vif coup d’œil aux arrivants :
— Surtout ne bougez pas ! C’est l’instant critique ! La confiture est juste à point et nous devons l’enlever du feu…
— Si vous me laissiez faire ? proposa Guillaume. Il doit être lourd comme le diable votre chaudron !
Sans attendre la réponse, il s’avança, enleva le torchon des mains de la jeune femme, écarta la vieille Marie puis saisissant les deux anses de la grosse bassine ventrue, il la souleva d’un mouvement précis et la posa sur la grande pierre plate qui l’attendait sur la table. L’ex-Rose de Montendre lui offrit un sourire éclatant :
— C’est ce qui s’appelle arriver à point nommé ! Merci, Guillaume et bonjour, Guillaume ! Quel bon vent vous amène ?
— L’envie de passer un moment avec vous. Mais d’où vient que vous fassiez vous-même les travaux de force ? Où sont vos valets ?
— Ils sont tous à Tocqueville pour cette drôle de fête qu’on y donne et qui ne m’a pas l’air bien chrétienne ! grommela Marie Gohel qui, sans perdre une minute, commençait à promener un pot au-dessus de la buée brûlante afin de le chauffer avant d’y verser la confiture. Le pire est que Madame leur a permis !
Rose embrassa Élisabeth qui, déjà installée auprès d’Alexandre, mangeait des yeux l’épais sirop rouge foncé semé de grosses cerises noires. À cet instant, Guillaume constata avec amusement que la couleur des cheveux de Rose était tout à fait semblable à celle de la petite fille :
— Heureusement qu’Élisabeth n’a pas les yeux verts, dit-il. Quelqu’un de mal intentionné pourrait supposer qu’elle est votre fille !
La jeune femme leva sur lui son regard pétillant :
— Voilà une plaisanterie qui vous coûterait cher si Félix était là ! remarqua-t-elle. Surtout qu’il aurait tendance, depuis quelque temps, à perdre son sens de l’humour !
— Vous avez eu des nouvelles ?
— Hier soir ! Mais venez, Guillaume ! Allons bavarder un peu chez moi pendant que Marie va nourrir toutes ces bouches affamées !
Ce que Rose appelait chez elle, c’était une petite pièce coincée entre la cuisine et la grande salle à l’ancienne mode, à la fois salon et salle à manger dont elle s’était contentée de refaire la décoration en y ajoutant de très beaux meubles, des sièges confortables, deux superbes tapisseries et quelques tapis de la Savonnerie grâce auxquels un parterre de fleurs semblait pousser sur les vieilles dalles. Le « coin » de la jeune châtelaine était lambrissé de placards où l’on rangeait la belle vaisselle, la verrerie et l’argenterie mais il comportait aussi un bureau sobre, un petit fauteuil, deux chaises et un meuble cartonnier qui eût mieux convenu à une étude de notaire qu’au boudoir d’une jolie femme et où celle-ci rangeait les dossiers et la comptabilité de son exploitation agricole. Une lampe à huile était posée sur la table voisinant avec un gros registre et une pile de papiers bien rangés. En fait, seul un petit vase de vieux cristal débordant de roses mettait une note féminine dans ce lieu austère.
Mme de Varanville se laissa tomber dans le fauteuil en épongeant d’un revers de main la sueur de son front. Guillaume prit une chaise.
— Parlez-moi de Félix ! Les nouvelles sont bonnes, j’espère ?
— Oui et non. Je ne sais trop que penser. Il dit que les enfants, moi et la maison nous lui manquons, qu’il songerait même à quitter la Marine, choses qui me feraient plutôt plaisir mais d’autre part, j’ai l’impression qu’il est malheureux…
— Il se plaint de quelque chose ?
— Non. Vous savez comme il est ? Pour rien au monde il ne voudrait que je me fasse du souci mais moi je sens que quelque chose ne va pas. Ce doit être cette idée de démission. Il aime trop la mer et les bateaux pour que cela lui ressemble vraiment… Je vous l’avoue, mon ami, je ne sais plus que penser.
Le minois rond dont l’exquise fraîcheur était le plus grand charme avec de magnifiques yeux d’un ver lumineux, si triste tout à coup, émut Tremaine parce qu’il évoquait celui d’Élisabeth quand elle avait du chagrin. Il éprouvait pour cette Rose si courageuse et si gaie une affection de grand frère et ne supportait pas de la voir malheureuse.
— Vous l’aimez trop, votre Félix ! C’est là que le bât vous blesse… Vous devriez lui accorder le droit de vous payer de retour. Pourquoi ne souhaiterait-il pas vivre entre vous et ses enfants dans sa maison familiale ?
La jeune femme haussa les épaules :
— Sincèrement, Guillaume, vous le voyez à cette même place, le nez dans les registres, recevant tel ou tel métayer, se rendant aux foires pour vendre des bestiaux ou louer des servantes ?
— Je m’y suis bien habitué. Pourquoi pas lui ? Au fait, d’où écrit-il ?
— De Brest. Son navire est au radoub dans la Penfeld mais il n’a pas le droit de le quitter. Il ne dit pas pourquoi.
— Il peut y avoir cent raisons… Mon Dieu, Rose ! Cette mine désolée ne vous va vraiment pas ! Vous avez endossé une charge trop lourde, celle-là même que Félix pensait assumer avant votre mariage. Alors ne vous tourmentez pas trop !
— Je ne peux m’en empêcher. Il était tellement heureux de reprendre la mer !
— Il est un homme comme les autres. Il a dû changer. Écoutez, Rose, je vais essayer de vous aider.
— Je ne vois pas comment.
— C’est pourtant bien facile : je vais aller le voir !
Le regard vert s’illumina comme si le soleil venait d’entrer dans le bureau.
— Vous feriez ça ? Oh, Guillaume, ce serait si gentil !
— Pour vous rendre votre sourire j’en ferais bien davantage et puis Brest n’est pas au bout du monde. Enfin, je serai heureux de revoir ce vieux Félix. Il me manque à moi aussi.
— Agnès ne sera peut-être pas très contente. Elle déteste que vous vous absentiez…
Tremaine se mit à rire :
— Quelque chose me dit qu’elle va être assez satisfaite d’être débarrassée de moi pendant quelques jours. Nous nous sommes un peu querellés parce qu’elle s’est mis en tête d’affubler nos enfants du nom de Nerville…
— Ce n’est pas vrai ? s’écria Mme de Varanville les sourcils en accent circonflexe. Où a-t-elle été chercher une idée pareille ?
— Si vous pouviez me l’apprendre ! Quand je vous disais que les gens changent ! À présent, permettez-moi de vous quitter, le temps se gâte de nouveau…
En effet, au-dehors une violente rafale venait de s’abattre sur les saules bordant la rivière. Presque aussitôt une pluie diluvienne s’abattait sur le petit château crépitant comme une salve de mousquets contre les ardoises du toit.
— Vous n’allez pas partir sous cette averse ? Attendez encore un peu…
— Non. Cette fois, Agnès se tourmenterait. Elle ne sait même pas que je suis venu…
— Alors laissez-moi au moins Élisabeth ! Elle passera la nuit ici et je la ramènerai moi-même demain…
— Je n’ose pas refuser… mais vous savez de quoi elle et Alexandre sont capables quand ils sont ensemble !
— Je prends le risque. Elle dormira dans ma chambre pour plus de sûreté. Quant à vous, tâchez donc d’être absent demain tantôt quand j’irai aux Treize Vents. J’avoue que la lubie nervillienne d’Agnès m’intrigue et que j’aimerais bien bavarder un moment avec elle à cœur ouvert.
— Alors ne lui dites pas que vous avez laissé vos serviteurs aller à la fête de Tocqueville. Elle me reproche comme un crime d’avoir assisté à la célébration de Saint-Vaast…
— Elle a tort ! déclara Rose d’un ton définitif. Par les temps que nous vivons, il est bon d’accorder certaines libertés à ceux qui nous servent. Cela peut éviter l’idée de les prendre de force !… Je vais dire à Félicien d’amener votre cheval. Et tâchez de ne pas prendre un arbre sur la tête !
Trois jours plus tard, ayant conclu avec Agnès le seul traité de paix que la jeune femme fût incapable de refuser, celui qui se signait sur l’oreiller, Guillaume partait pour la Bretagne. Une longue chevauchée mais qu’il comptait effectuer rapidement en employant des chevaux de poste. Partir avec Ali l’obligerait à des repos nécessaires. Or il comptait voyager jour et nuit pour rattraper le temps qu’il voulait passer aux Hauvenières. Il n’en pouvait plus d’être sans nouvelles de Marie-Douce alors que le temps de la naissance devait être proche. La proposition faite à Rose, si généreuse en apparence, n’était pas sans arrière-pensée : il fallait qu’il sache où l’on en était, il fallait qu’il aille là-bas puisque Mlle Ledoux, la sage-femme procurée par Anne-Marie Lehoussois, ne se décidait pas à prévenir celle-ci comme il en était convenu. À moins que la vieille demoiselle n’eût choisi de garder les renseignements pour elle ? Quoi qu’il en soit et puisqu’il partait, il eût été stupide d’aller le lui demander…
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