— Voilà mon papa ! cria-t-elle, voilà mon papa !
Soudain débordante d’amour, elle trépignait pour qu’il la prit contre lui. Il ne résista pas au petit visage rayonnant qui quêtait ses baisers. Il se pencha, l’enleva de terre et la nicha contre son épaule tandis qu’elle glissait ses petits bras autour de son cou avec un soupir de bonheur. Tous deux formaient ainsi un charmant tableau devant lequel cependant le regard d’Agnès ne s’attendrit pas. Ses yeux gris chargés de nuages parurent s’assombrir encore davantage :
— Vous êtes déjà de retour ! fit-elle sèchement.
Refusant d’entrer dans son jeu, il s’efforça de prendre les choses avec bonne humeur :
— Déjà ? C’est un reproche, non ? On dirait que je ne vous ai guère manqué ?
— Si ! lança-t-elle avec une violence mal contenue. Vous me manquez toujours lorsque vous vous absentez. Si je ne dis rien ce n’est pas indifférence mais raison. Je sais que vous vous devez à vos affaires et que vous n’êtes pas homme à tourner en rond entre cette maison et l’écurie. Mais que vous ayez choisi de vous montrer à cette fête misérable !…
— Misérable ? Comme vous y allez ! Une messe en plein air et même en plein vent dite sur l’autel de la Patrie en présence de tout le pays ? Je ne vois là rien de misérable…
— Moi si ! Je n’ai jamais connu d’autels que ceux de Dieu et cette Patrie qui tente de supplanter le Roi ne me dit rien qui vaille. Nous ne sommes, que je sache, ni Grecs ni Romains et surtout pas en République encore que ces assemblées qui poussent un peu partout comme de la mauvaise herbe cachent mal leur désir de l’instaurer… Je gage qu’aucun des nôtres n’était présent ?
— Qu’appelez-vous les nôtres ?
— Les gens de noblesse, bien entendu !
Guillaume exhala un soupir. Depuis que la Révolution était en marche, la nervosité de sa femme s’accroissait en même temps que se réveillait en elle une sorte d’orgueil de caste, le besoin étrange d’affirmer sa naissance aristocratique :
— Dont je ne fais pas partie. Donc, à vous entendre je ne suis pas des vôtres. Les enfants non plus d’ailleurs !
— Ne soyez pas stupide, Guillaume ! Vous n’êtes peut-être pas « né » mais vous êtes mon époux. Quant aux enfants, la question ne se pose même pas. Je suis d’une famille dont le ventre anoblit et ils auront parfaitement le droit d’ajouter mon nom au vôtre !
Un éclair dangereux brilla dans les yeux de Guillaume. Aussi doucement qu’il put car elle le tenait bien, il détacha les bras de sa fille, mit un gros baiser sur sa joue, alla jusqu’à la porte, appela Béline qui patrouillait dans le couloir et lui confia la petite en dépit de ses protestations :
— Nous irons nous promener tous les deux tout à l’heure ! promit-il pour ramener le calme. Pour l’instant, nous avons à parler ta maman et moi.
Quand il rentra dans la chambre, le claquement de la porte traduisit sa colère et fit sursauter Agnès qui, se croyant maîtresse du champ de bataille, s’était remise à feuilleter le livre de M. Perrault. La figure de Guillaume lui laissa entrevoir que les choses n’allaient pas se passer aussi simplement. Elle n’eut d’ailleurs pas le temps d’ouvrir la bouche. Il attaqua dès le battant refermé :
— Entendons-nous bien, Madame Tremaine, et surtout entendons-nous une fois pour toutes ! Mes enfants portent mon nom et je ne tolérerai jamais qu’on lui en adjoigne un autre !
— C’est ridicule ! Vous ne voyez peut-être dans une particule qu’un hochet de vanité mais si cela peut les aider à avancer dans le monde…
— Le monde ? clama Guillaume avec un rire féroce. Et lequel s’il vous plaît ? Celui de vos ancêtres ? Cette vieille société lézardée en train de s’écrouler ? Au pas où vont les choses, il se pourrait qu’elle se révèle un jour plus encombrante que flatteuse votre particule !
— Parce que vous vous imaginez que l’agitation de quelques croquants pourra durer éternellement ?
— Sûrement pas. Reste à savoir néanmoins ce qu’elle laissera derrière elle. En attendant, daignerez-vous me confier quel nom vous souhaiteriez accoler à celui de mon père ? Tout de même pas Nerville, je pense ?
— Pourquoi pas ? C’est l’un des plus anciens du pays et, après tout, c’est le mien.
— C’était le vôtre ! Encore que, si j’ai bien compris certaine révélation dont vous m’honorâtes lors de vos noces avec l’admirable M. d’Oisecour, vous n’y ayez même pas droit. De toute façon vous avez une fière audace d’oser prétendre faire cohabiter un nom roturier peut-être mais sans tache avec celui d’un abominable assassin, d’un misérable comme cette terre n’en pas connu beaucoup, Dieu merci ! Quant à vous…
En trois enjambées, il eut traversé la chambre et, saisissant sa femme par le poignet, il l’obligea à se lever.
— Guillaume ! s’écria-t-elle effrayée par la curieuse teinte de bronze grisâtre répandue sur le visage de son mari et par ses narines pincées. Vous me faites mal !
— Voilà qui m’est égal ! Retenez ceci, Agnès, je vous ferai plus mal encore au cas où vous permettriez de vous faire appeler Tremaine de Nerville ! Ça, je vous l’interdis !
En dépit de la peur qu’il lui inspirait à cet instant, elle eut un rire strident qui le défiait :
— Vous me tueriez peut-être ?
— Ne me confondez pas avec votre prétendu père !
— Alors ? Vous me battriez ?
— Comme plâtre ! Je vous jure que vous en auriez pour des semaines à effacer vos bleus ! Ensuite, j’attendrais patiemment que ces croquants, comme vous dites, aient accouché d’une loi à laquelle j’entends dire qu’ils commencent à songer.
— Laquelle ?
— Celle du divorce ! Si vous ne savez pas ce que c’est, je vais vous l’apprendre : c’est un vieux mot latin qui veut dire séparation. Le « divortium » s’accomplissait, chez les anciens Romains, par consentement mutuel ! Il se peut que nos énergumènes l’améliorent !
Ce fut au tour d’Agnès de pâlir :
— Quelle horreur ! Oubliez-vous que votre mariage a été béni par l’Église et que je suis votre femme devant Dieu autant que devant les hommes ?
— Je n’oublie rien mais, vous, tâchez donc de vous en souvenir un peu plus et d’agir en conséquence afin de m’éviter une trop forte tentation !
Il sortit sur cette flèche du Parthe sans attendre une réponse qui en vérité ne l’intéressait guère parce qu’il se sentait déçu, frustré. Que sa femme, celle qu’il avait choisie, voulue à cause de sa fierté, de sa façon de se battre contre l’adversité, en vînt pour de pareilles vétilles à vouloir se parer encore d’un nom honni dans tout le pays, c’était ce qu’il ne pouvait supporter ! En arriverait-il un jour à regretter un mariage qui, cependant, lui avait donné beaucoup de bonheur ?… Une voix intérieure lui souffla que si Marie-Douce n’était réapparue dans sa vie, il eût montré peut-être plus d’indulgence pour Agnès mais, cette voix, il la fit taire. Rien ni personne, pas même sa conscience, ne l’obligerait à renoncer à sa bien-aimée. Même si leur amour ne recevait jamais la sanction des hommes, elle serait sa femme devant le ciel, les nuages, la forêt, la mer, les plantes, toute la Nature qu’ils aimaient et qui, dès leur naissance, leur avait offert l’un de ses cadres les plus grandioses : un promontoire rocheux cerné de bois immenses et enfoncé dans les eaux sauvages du majestueux Saint-Laurent.
Un moment plus tard, la petite Élisabeth installée devant lui et bien calée contre sa poitrine, il trottait allègrement sur le chemin vert creusé d’ornières mais tapissé d’herbe odorante qui descendait vers le Val de Saire. Un chapeau de paille planté à la diable sur sa toison rousse, l’enfant riait de toutes ses dents blanches, heureuse d’avoir son père pour elle seule et de se voir juchée sur l’encolure du magnifique Ali. Un véritable honneur et même une récompense qu’elle n’était pas certaine d’avoir méritée. D’ordinaire le grand étalon noir l’effrayait et, quand il la promenait, Guillaume cédant aux adjurations d’Agnès, choisissait une monture plus paisible. Monter Ali, cet après-midi, était une façon comme une autre d’affirmer sa volonté même si Guillaume admettait volontiers que c’était peut-être puéril.
— On va où ? demanda Élisabeth.
— On ne dit pas « on va où ? », on dit « où allons-nous ? ».
— Où allons-nous ? répéta docilement la petite.
— Est-ce que tu ne reconnais pas le chemin ? Tiens ! voilà les toits de la Baronnie…
La fillette battit des mains :
— On va chez tante Rose ! Quelle chance !… mais, est-ce que maman le sait ?
— Non, elle sait seulement que je t’emmène. Nous ne resterons pas longtemps d’ailleurs pour ne pas l’inquiéter. Alors ne t’amuse pas à disparaître au fin fond du domaine avec Alexandre ! Je ne t’appellerai qu’une fois lorsque nous partirons…
— On s’en ira pas du tout. Marie Gohel nous donnera sûrement un bon goûter !
— Est-ce que tu n’es pas satisfaite de ceux de Clémence ?
— Oh si, mais à Varanville, il y a toujours au moins un gâteau au four. Tante Rose les aime et elle n’est pas comme Maman qui a peur de grossir…
Guillaume enregistra l’information et fit prendre à son cheval une allure un peu plus rapide. Cette histoire de gâteaux creusait son appétit et il pensait qu’après une scène de ménage quelques douceurs seraient les bienvenues. Rien de tel que les choses simples pour vous remettre les idées en place !
Lorsqu’ils arrivèrent, tout Varanville embaumait les fruits cuits et le caramel. Félicien qui se précipita à leur rencontre leur apprit que l’on confectionnait des confitures de cerises et que « Madame la baronne les priait de bien vouloir aller jusqu’à la cuisine ».
— Elle aide toujours Marie dans ces moments-là, tint-il à expliquer, ce qui fit sourire Guillaume :
"Le réfugié" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le réfugié". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le réfugié" друзьям в соцсетях.