— Puisque vous aviez décidé de venir à mon aide, pourquoi me laissiez-vous me morfondre là-haut ? Si je n’étais descendu ce matin…
Pour la première fois depuis leur dispute, elle lui sourit de ce sourire malicieux qu’il aimait :
— Je serais montée ce tantôt ! Je commençais à trouver que tu tardais beaucoup et nous n’avons plus beaucoup de temps à gaspiller.
— Vous auriez pu venir plus tôt ?
— Ma foi non ! Tu avais grand besoin d’une leçon. Voilà ta lettre, ajouta-t-elle en lui tendant le papier mais sans le lâcher encore. N’oublie pas, cependant, que mon aide est à condition. Je ne te cache pas qu’en te l’accordant, je pense avant tout à ta femme et à tes enfants ! Je veux les protéger selon mes moyens. À toi de faire le reste ! Il faut, – tu m’entends ? – il faut que lady Tremayne s’en aille dès qu’elle sera remise de ses couches. Et le plus loin possible des Treize Vents !
— J’aurai du mal. Elle est chez elle aux Hauvenières et il est hors de question qu’elle retourne chez sa mère.
— Je sais, mais il n’y a pas au monde que le Cotentin et l’Angleterre. Il y a la France, la Suisse, l’Italie, la Hollande et tu es assez riche pour les entretenir dignement là où ils le voudront, elle et son enfant…
Elle ôta ses lunettes qu’elle posa devant elle sur la table et frotta doucement ses yeux fatigués :
— Va à présent ! Tu n’auras aucune peine à louer une voiture au relais de poste de Bricquebec…
Il se pencha sur elle pour l’embrasser. Cette fois, elle ne le repoussa pas et même se laissa aller un instant contre son épaule avant de lui rendre son baiser :
— Je ne sais pas ce qu’il faudrait que tu fasses pour que j’arrive à me fâcher vraiment avec toi ! Ton malheur, c’est que les femmes ne savent pas te résister… Ah ! j’allais oublier : pas question que tu retournes là-bas une fois que tu auras conduit Mlle Ledoux ! On te préviendra quand tu pourras y aller !… Promets-le-moi !
Le moyen de faire autrement quand on éprouve une grande reconnaissance envers quelqu’un ? Guillaume promit et se hâta de rentrer chez lui après un passage en coup de vent à la Mairie où il prit tout juste le temps de combler les vœux de l’officier municipal… L’après-midi même il partait pour Bricquebec ayant annoncé qu’on le réclamait à Granville : une lettre providentielle de son ami Vaumartin venait d’arriver juste à point pour lui fournir ce prétexte bien qu’elle ne contînt rien d’autre qu’un relevé de comptes et des nouvelles de la famille. Grâce à elle, Guillaume pourrait passer deux jours avec Marie-Douce. Oubliant soucis et résolutions d’austérité, Guillaume ne songea plus qu’aux heures de bonheur qu’il allait voler au Destin…
Le 14 juillet de cette belle année 1790 si riche d’espérances, la France entière célébra la fête de la Fédération avec éclat. Tandis qu’à Paris, elle déroulait ses fastes à la mode antique, développait ses théories de jeunes filles vêtues de blanc et couronnées de fleurs qui montaient en chantant vers l’autel de la Patrie où officiait le sulfureux évêque d’Autun, Mgr de Talleyrand-Périgord ; tandis que des milliers d’assistants versaient, sous le soleil, d’abondantes larmes d’attendrissement, à Valognes la nouvelle Garde Nationale prêtait serment sous un vigoureux « nordet » qui faisait envoler les banderoles. À Cherbourg, c’était pire : le curé de la Trinité s’efforçait de célébrer la messe, sous de véritables bourrasques devant un autel accroché comme une hune à quarante pieds du sol sur un mât de vaisseau planté au milieu du chantier de Chantereyne. L’auteur de ce brillant projet avait eu beau prévoir quatre rampes ornées de fleurs pour atteindre ledit autel, s’y maintenir représenta une manière d’exploit dont on devait garder longtemps le souvenir dans les chaumières et dont Joseph Ingoult pensa mourir de rire. D’autant que la pluie s’en mêla et que les illuminations supposées embraser la ville au son du canon firent long feu.
À Saint-Vaast, on rencontra des difficultés analogues. Cependant, les ambitions étant plus modestes, l’autel de la Patrie installé sur la Poterie, au cœur du bourg, se révéla beaucoup moins périlleux mais plus humide encore parce qu’il plut davantage. Stoïque, le maître des Treize Vents et du chantier Tremaine, dont l’absence eût été mal jugée, accepta sans broncher de tremper son bel habit de fin drap vert à boutons dorés en écoutant chanter les vierges locales tout de blancheur vêtues. C’était assez joli mais Guillaume eût préféré que ces demoiselles n’accompagnent point leurs cantiques de grosses poignées de pétales mouillés dont le vent lui soufflait sa bonne part au lieu de les diriger vers l’autel. C’était singulièrement collant. Quant à l’arbre de la Liberté planté le matin même, il penchait déjà dangereusement. Cependant tout le monde paraissait heureux et Guillaume s’en réjouissait…
Les temps nouveaux, en effaçant les privilèges, en apportant plus de justice et en s’efforçant de gommer les différences pouvaient être générateurs d’un avenir meilleur pour tous ces jeunes gens devant lesquels semblaient s’ouvrir de belles espérances. Si elle savait se préserver des excès, la Révolution aurait du bon mais le saurait-elle ? En regardant Adrien Hamel parader sous un harnachement tricolore au milieu de la Municipalité, Tremaine éprouvait quelques doutes : celui-là n’était qu’aigreur et méchanceté et, à le contempler, Guillaume en venait à regretter de les avoir implantés, sa sœur et lui, à Rideauville, un peu trop près des Treize Vents. Adèle avait excité sa compassion en prétendant que sa mère la martyrisait mais à présent la vieille Simone Hamel, à demi percluse, à la suite d’une chute dans la mer en janvier, vivait autant dire abandonnée dans la maison au bord de la saline qui avait été celle des grands-parents de Guillaume. Seule, sa plus proche voisine s’occupait un peu d’elle mais on disait que ses enfants ne franchissaient plus jamais la pierre usée du seuil.
Si elle n’avait fait tant de mal à Mathilde, sa mère, Tremaine eût essayé de lui porter secours mais, en dépit de sa générosité naturelle, il ne se sentait pas l’âme d’un saint et, après tout, Simone récoltait ce qu’elle avait semé. Pourtant il pensa qu’en ce jour de fête la solitude devait être plus lourde à porter que d’habitude et, la cérémonie terminée, il profita du cidre d’honneur servi devant la Mairie sur de grandes tables qui avaient bien du mal à conserver leurs nappes pour s’approcher d’Adrien.
La trogne déjà enluminée, le nouvel élu parlait d’abondance en faisant de grands gestes mais sans oublier de faire remplir son verre dès qu’il se trouvait vide. Et il l’était souvent :
— Cesse de boire un instant ! lui dit-il rudement, et dis-moi s’il t’arrive quelquefois d’aller voir ta mère ? Il paraît qu’elle vit de la charité publique !
— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Elle était mauvaise avec nous et vous l’savez bien ? Alors pourquoi on s’occuperait d’elle ?
— Mauvaise avec Adèle, peut-être bien. Et encore, il m’arrive parfois d’en douter ! Mais avec toi sûrement pas ! Tout ce qu’elle a fait c’était pour t’assurer à toi seul l’héritage de notre aïeul ! Alors maintenant que tu es « quelqu’un » tu pourrais peut-être veiller un peu sur elle.
— J’en ai pas les moyens ! Mais, si ça vous dit, j’vous en empêche pas. Vous êtes assez riche pour ça et, après tout, c’est vot’tante ?
Guillaume allait répliquer vertement quand Louis Quentin, le fournier, qui passait avec ses fils, entendit la fin de la phrase et n’eut aucune peine à traduire le reste :
— C’est pas ses affaires et si tu veux m’en croire, l'Adrien tu es mal venu de déparler comme tu fais. Une mère, c’est sacré et la tienne, même si c’est pas une bien bonne femme, je sais moi qu’elle a toujours été une bonne mère… même si vous avez réussi, ta sœur et toi, à convaincre Guillaume du contraire…
— De quoi que tu te mêles… citoyen ? lança l’autre l’œil soudain mauvais. C’est à la Nation d's’occuper des vieux, à présent et, pour ça, la meilleure façon c’est d’faire payer les riches. Une bonne idée, d’ailleurs ! Et comme on a ici une espèce de Crésus, j’vais d’mander une motion pour qu’y soit chargé d'tous les indigents d’la région. Oui… y va falloir que j’en cause ! Ça me paraît une fameuse idée…
Une flamme de colère au fond de ses yeux fauves, Tremaine empoigna l’homme par le grand revers de sa veste prétentieuse :
— Écoute-moi bien, sale petit cafard ! Je n’ai pas besoin que l’on me dicte mon devoir envers les nécessiteux. Quant à toi, si tu ne te décides pas à aider ta mère…
Le père Quentin et son fils Michel s’interposèrent. Au bout de la poigne de Tremaine, Adrien soulevé de terre commençait à gigoter dans le vide en poussant des cris de cochon égorgé :
— Laissez-le, Guillaume ! conseilla le vieux Louis. Il est déjà plus qu’à moitié saoul. De toute façon et même avec tous ses affûtiaux il ne peut pas grand-chose. Z’en ont déjà assez au Conseil de ville…
Remis sur ses pieds, l’autre s’éloigna en proférant des menaces incohérentes après avoir raflé un pot de cidre au buffet municipal.
— Venez manger un morceau chez nous, Guillaume, proposa le vieux fournier. Ça nous ferait bien plaisir à tous.
Guillaume se laissa emmener. Il aimait bien les Quentin qui, avec les Baude, les Gosselin et quelques autres familles, semblaient être les gardiens de la dignité, du calme et des convenances de Saint-Vaast face aux discours délirants et aux rodomontades de quelques énergumènes. À leur table, Tremaine passa un moment de détente qu’il prolongea même un peu sachant bien qu’à son retour chez lui il devrait affronter la mauvaise humeur d’Agnès à qui cette fête de la Fédération faisait l’effet d’une injure personnelle.
Il la trouva dans sa chambre où, assise près d’une fenêtre, elle lisait un conte de fées à la petite Élisabeth installée sur ses genoux. Ce fut celle-ci qui le vit la première et, oubliant les aventures du Chat Botté qu’elle affectionnait pourtant tout particulièrement, elle glissa des bras de sa mère et courut se jeter dans les jambes de Guillaume :
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