— Curieux, fit Adrien de sa voix aigre et lente qu’il n’ait pas repris par Rideauville ?

— Il ne rentre peut-être pas chez lui… Ou alors, il n’a pas envie de traverser Saint-Vaast. Mais ce n’est pas ça le plus intéressant ! À ton avis qu’est-ce que c’est que cette histoire de voiture qui doit venir chercher la vieille Anne-Marie ? Et pour aller où ?

— Peut-être qu’elle a perdu quelqu’un ou qu’il veut la présenter à des amis ?

— Des amis qui auraient besoin d’une sage-femme ? Veux-tu que je te dise, Adrien ? Tu devrais bien te trouver par ici vers l’Angélus du matin. Si on te voit tu pourrais dire que tu te rends à Morsalines aider chez les Butot pour les cerises… Et tu pourrais aussi demander à Anne-Marie où elle va ?…

Adrien opina du bonnet et, le lendemain un peu avant l’heure prévue, il errait du côté de la forge des frères Crespin, voisins de Mlle Lehoussois. Son attente ne fut pas déçue : il vit arriver une voiture dans laquelle la vieille demoiselle grimpa, un grand sac en tapisserie à la main, après avoir soigneusement fermé sa maison.

Occupé de leur bruyant ouvrage, les Crespin n’entendirent même pas le roulement des roues ferrées. Ils n’aimaient guère Hamel d’ailleurs et ne souhaitaient pas qu’il s’attarde. Celui-ci, que cette attitude arrangeait, s’écarta discrètement lorsque la voiture partit et prit sa course jusqu’à Rideauville où il arriva hors d’haleine et avec un « point de côté » qui lui coupait le souffle :

— Alors ? s’impatienta sa sœur qui tuait le temps en se confectionnant un jupon. Qu’est-ce que tu as vu ?

— Laisse-moi… respirer ! La vieille est partie avec un bagage dans une des voitures du Grand Turc à Valognes. J’ai reconnu Félicien le cocher…

— Alors tu sais ce qu’il te reste à faire ? Dans quelques jours tu vas à Valognes avec la carriole des huîtres et puis tu y restes jusqu’à ce que tu aies réussi à tirer quelque chose du Félicien…

— Eh là ! Tu sais que ça va coûter tout ça ? objecta Adrien qui était franchement avare quand il ne s’agissait pas de dépenser au cabaret. Et puis j’ai de l’ouvrage à la Municipalité, ajouta-t-il d’un air important.

Sa sœur fronça les sourcils.

— Ce n’est pas l’argent qui m’inquiète, c’est que si je t’en donne tu es bien capable de tout boire… Mais tu as raison : tu es très occupé tandis que je n’ai pas grand-chose à faire. J’irai moi-même !

Et quand, trois jours plus tard, Mlle Lehoussois eut réapparu, Adèle Hamel s’habilla « en dimanche » et prit à son tour la route de Valognes dans la charrette du mareyeur.

III

MARIE-DOUCE

Tandis qu’Adèle Hamel, poussée par une jalousie d’autant plus féroce qu’elle était contrainte de la cacher, se lançait sur la trace des amours secrètes de Tremaine avec la patience et l’obstination d’un vautour, Guillaume rentré chez lui rongeait son frein dans l’attente de nouvelles de Marie-Douce sans oser cependant se rendre chez Mlle Lehoussois tant sa dédaigneuse réprobation lui était encore cuisante. Il espérait seulement les rencontrer « par hasard » elle, sa charrette et son âne, sur le chemin de quelque ferme ou de quelque maison où l’on aurait besoin d’elle.

Il passait par des phases d’espoir et d’angoisse, la première l’emportant tout de même sur la seconde à mesure que le temps passait. S’il y avait quelque chose de grave, la sage-femme avait trop de conscience professionnelle et de vraie charité pour ne pas l’avertir… Finalement, au bout de dix jours, il n’y tint plus, fit seller son cheval et descendit à Saint-Vaast sous le prétexte d’y voir le nouveau maire à propos de la grande fête qui devait, comme partout en France, célébrer l’anniversaire de la prise de la Bastille. En effet, l’officier municipal, sachant le maître des Treize Vents ouvert par nature aux idées nouvelles et toujours soucieux d’améliorer le sort de son prochain, souhaitait le rencontrer dans l’espoir, bien mal déguisé d’ailleurs, d’obtenir de lui une aide financière. Décidé à l’accorder à condition toutefois que sa générosité ne revînt pas aux oreilles de sa femme – Guillaume ne comptait pas s’arrêter longtemps à la maison commune, assez proche voisine de celle de la vieille demoiselle. Comme c’était jour de marché et que celui-ci se tenait devant les fenêtres municipales, il était à peu près certain d’apercevoir à un moment ou à un autre le grand bonnet de mousseline amidonnée, immuablement orné de ruban violet qui distinguait toujours la vieille Anne-Marie de ses contemporaines. Le hasard voulut qu’il se trouvât nez à nez avec elle au moment où il mettait pied à terre près des cages d’une marchande de volailles et confiait la bride au gamin de ladite marchande.

Sans vouloir attacher d’importance à un froncement de sourcils peu engageant, il la salua comme d’habitude puis lui prit le bras d’un geste péremptoire qu’elle ne pouvait rejeter sans déchaîner un ouragan de commentaires et l’entraîna à l’écart :

— Comment se fait-il qu’on ne vous ait pas vue à la maison depuis le baptême d’Adam ? Agnès s’inquiète et…

— Et toi tu voudrais bien des nouvelles ? Mais il fallait venir les chercher, mon garçon.

— Pour que vous me jetiez dehors comme vous avez bien failli le faire l’autre jour ?

— Est-ce que, par hasard, tu aurais peur de moi ?

Par-dessus ses lunettes, elle examina, les yeux rétrécis, l’étroit visage tanné de Tremaine puis partit d’un petit rire :

— Ma parole, c’est ça ! Tu as peur de moi !… Eh bien voilà une bonne chose ! Dommage que cette crainte ne te soit pas venue plus tôt ! Marchons un peu si tu veux bien ! J’ai affaire du côté de la Corderie et tu as le rare talent, dès que tu montres ton grand nez quelque part, de tourner vers toi les oreilles de toutes les commères !

Ils firent quelques pas dans la direction indiquée à l’allure paisible de gens qui se promènent, lui balançant le chapeau qu’il tenait à la main, elle les yeux fixés sur les bouts bien cirés de ses souliers.

— Je suppose, commença Guillaume, que vous n’avez pas de trop mauvaises nouvelles ? Sinon, vous m’en auriez averti ?

— Tu supposes bien. Elle se porte comme un charme ta belle Anglaise et il n’y a aucune raison pour craindre quoi que ce soit…

— D’abord elle n’est pas anglaise et ensuite je voudrais bien savoir, alors, pourquoi la mère Perrier semblait si inquiète ?

— Ce que tu peux être benêt quand tu t’y mets ! Tu n’as pas compris que cette femme qui, sur un autre plan me paraît digne de confiance, n’a aucune envie d’assumer seule l’événement ? En outre, et même si tu prétends le contraire, elle craint que la présence constante d’une « lady » ne lui porte tort dans une région où il y a pas mal de misères, où les esprits commencent à s’échauffer. Et puis… elle est trop belle, cette Marie et sa maison a beau être à l’écart tu peux être certain que pas mal de gens s’intéressent à « la dame des Hauvenières » comme on dit !

— Pourquoi, au lieu de m’inquiéter sur sa santé, Marie-Jeanne ne m’a-t-elle pas dit tout ça ?

— Parce que entre femmes on se comprend mieux. Mais je crois sincèrement qu’une fois l’enfant venu au monde, il vaudrait mieux les éloigner, sa mère, lui, et la soubrette qui est arrivée pendant que j’étais là-bas. Une véritable Anglaise cette Kitty et qui attire l’œil presque autant que sa maîtresse ! Mme Perrier n’a pas beaucoup aimé l’homme qui l’a guidée jusqu’à la maison ni sa manière de poser des questions en laissant ses yeux traîner partout… Si tu veux que je continue à t’aider, il faut te secouer, Guillaume, et faire preuve d’autorité… Éloigne ton amie ou vous courez, je le crains, à une catastrophe !

Elle semblait réellement inquiète mais, de tout ce qu’elle venait de dire, Tremaine ne retenait qu’une chose : elle acceptait de se battre de son côté.

— Vous voulez bien nous aider ? C’est vrai ?

— À condition que tu me promettes de tout faire pour écarter le danger que sa présence représente…

— Je vous le promets. Cependant, il m’est impossible de la blesser. Vous n’imaginez pas ce qu’elle est pour moi…

— Oh si ! À présent que je la connais, j’imagine très bien ! soupira la vieille demoiselle…

— Vous retournerez là-bas pour l’accouchement ?

— Non, mais je vais te trouver quelqu’un qui fera ça aussi bien que moi et qui saura tenir sa langue. J’ai une vieille amie à Bricquebec. Elle n’exerce plus guère mais elle acceptera sûrement de s’installer là-bas le temps qu’il faudra. Je vais te donner une lettre pour elle, tu iras la lui porter et tu la conduiras. J’espère que tu sauras te montrer généreux car elle n’est pas bien riche…

Soulagé d’un grand poids, Guillaume accompagna Mlle Lehoussois tandis qu’elle faisait son marché, se chargeant de son grand panier sous le regard amusé des ménagères. Tout le monde le connaissait à Saint-Vaast et, à part quelques irréductibles, la majeure partie des habitants l’aimait bien parce que en dépit de sa fortune il n’oubliait jamais son grand-père Hamel, le saulnier, et ne manquait aucune occasion de rappeler son souvenir. Qu’il se fît ainsi le serviteur de la vieille fille, unanimement respectée, plaisait à ces gens simples. D’autant qu’un peu plus loin, Potentin et Mme Bellec travaillaient, avec tout le sérieux désirable, au ravitaillement des Treize Vents. Sur leur parcours, ils essuyèrent quelques plaisanteries gentilles lancées surtout par des jeunes femmes ou même des filles qui rougissaient très vite et se troublaient un peu quand Guillaume leur répondait avec un sourire.

Revenus chez Mlle Lehoussois, celle-ci se mit aussitôt au devoir d’écrire la lettre annoncée qu’elle confia à Tremaine accompagnée de quelques explications. Il les écouta en silence mais, tandis qu’elle sablait et pliait son billet, il remarqua :