— Tu veux un verre de cidre ? Tu dois avoir soif.

— Plutôt, oui. Je vous remercie.

Elle s’absenta un instant, revint avec un pot fraîchement tiré et de petits bols de faïence à personnages. Tout en les remplissant elle jeta un vif coup d’œil à son visiteur :

— Tu n’as pas l'air à ton aise ? Tu as une mauvaise nouvelle ? Ou bien quelque chose de difficile à demander ?

Il ne fut pas surpris. Il savait depuis toujours combien cette vieille femme sans cesse penchée sur la souffrance, la mort et la vie possédait de pénétration confinant même parfois à une sorte de divination.

— Les deux à la fois ! soupira-t-il. Je me trouve dans une situation grave et j’ai besoin de votre aide.

— Tu ne me surprends pas. Je flaire un ennui depuis l’autre soir. Pour un homme qui vient de baptiser son premier fils, tu avais l’air bien soucieux. Et puis j’ai entendu dire que tu avais quitté les Treize Vents dans la nuit. C’est si grave cet accident à la mine de Carteret ?

Guillaume la regarda avec stupeur :

— Incroyable ! C’est à se demander s’il est possible de garder un secret dans ce fichu pays !

— Oh, ça peut arriver mais si tu ne voulais pas qu’on s’occupe de toi dans la région, il fallait y faire une entrée plus modeste. C’est une manière de défi, ta belle maison, alors ne t’étonne pas qu’on s’intéresse à ce qui s’y passe. À présent raconte-moi ton histoire !

Ayant dit, elle resservit Guillaume, but une bonne gorgée puis s’établit confortablement dans son fauteuil de bois à coussins rouges, les pieds bien posés, les mains nouées sur son giron dans une attitude pleine d’attente. En bonne Normande, Anne-Marie Lehoussois bavardait peu mais adorait entendre les autres se raconter. Avec cet homme-là on pouvait espérer de l’intéressant…

Sa mine un rien gourmande agaça Guillaume qui lâcha :

— Vous allez être servie ! Je vous donnerai, ensuite, toutes les explications que vous voudrez mais voici, en peu de mots, la situation : il y a trois ans, le hasard m’a remis en présence de celle qui était le grand amour de mon enfance, celui que je n’ai jamais pu oublier. Par un de ces tours comme le Destin les aime, elle est devenue ma belle-sœur : lady Marie Tremayne à présent veuve de ce traître de Richard. Elle a hérité une petite maison près de Port-Bail et c’est là que nous nous retrouvions. Elle non plus n’a jamais cessé de m’aimer. Seulement à présent, elle attend un enfant et elle n’a plus que moi pour veiller sur elle…

Le silence qui s’abattit sur l’agréable salle si gaiement éclairée par ses faïences anciennes pesait le poids du boulet de canon que la vieille demoiselle parut avoir reçu en pleine poitrine. Elle ouvrit la bouche sans parvenir à émettre un son, le souffle totalement coupé. Son visage, d’abord écarlate puis blême, épouvanta Guillaume qui craignit un malaise. Un élan le précipita aux pieds d’Anne-Marie mais elle le repoussa sans douceur :

— Laisse-moi tranquille ! Va plutôt me chercher une goutte de mon eau-de-vie de pomme. Et dis-m’en un peu plus. Tes nouvelles méritent en effet une explication…

— Je ne vous cacherai rien. Tout a commencé il y a bien longtemps, à Québec. J’étais alors un gamin de sept ans. Marie en avait tout juste quatre lorsque je l’ai vue pour la première fois…

Il parla longtemps et avec une chaleur croissante, plaidant sans en avoir conscience mais avec passion cette cause qui lui tenait tellement à cœur…

— Je n’essaie pas de me chercher des excuses, soupira-t-il en conclusion. Tout ceci ne peut que vous déplaire profondément mais vous êtes mon seul recours…

Au coup d’œil qu’elle lui jeta il comprit qu’il était bien loin de l’avoir gagnée. Jamais encore il ne lui avait vu ce visage dur et surtout ce regard où ne brillait plus la petite flamme d’humour qu’il aimait tant…

— Et ta femme ? fit-elle sans presque desserrer les lèvres.

— Quoi, ma femme ?

— Oui. Agnès ! Que devient-elle dans ce beau roman ? Tu l’as oubliée, balayée ? Ou plutôt non, tu ne l’as pas oubliée mais tu as trouvé la solution idéale : tu lui as offert un enfant à elle aussi. Sa grossesse te laissait les coudées franches. Vous êtes bien tous les mêmes !

— Je lui ai fait un enfant quand elle l’a bien voulu ! s’écria Guillaume qui commençait à être las de son rôle de suppliant. Pendant des mois elle m’a tenu à distance parce qu’elle avait peur de l’accouchement. Mais elle est revenue lorsque j’ai cessé de l’approcher. De toute façon, Marie-Douce ne pouvait la gêner : elle habite Londres et ne vient que deux fois l’an. Et à douze lieues d’ici.

— Elle habitait mais, si je t’ai bien compris, elle compte bien rester à présent. Elle veut élever son enfant dans ce pays… et je gage que tu la rejoindras beaucoup plus souvent ?

— Je suis le père de ce bébé à venir ! Il faudra tout de même bien que je m’en occupe ? À condition qu’il vive et, de cela, je ne suis pas certain si vous refusez d’examiner sa mère et de l’aider à lui donner le jour.

— Il n’y a aucun doute là-dessus : je refuse !

— Vous êtes sage-femme ! Vous n’avez pas le droit de vous dérober devant qui réclame votre secours !

— En effet… si j’étais la seule du Cotentin mais, grâce à Dieu, il en existe d’autres et si tu te donnes un peu de peine tu en trouveras.

— Je n’en doute pas mais j’ai besoin d’une femme discrète qui n’aille pas clabauder à tous vents ! Vous, je vous croyais mon amie ?

— Je suis aussi celle de ta femme et je choisis mon camp : le sien ! Quant à ton fameux secret, si cette… lady s’obstine à vouloir rester de ce côté de la Manche, il aura vite fait d’arriver jusqu’aux Treize Vents ! Peux-tu imaginer alors la réaction d’Agnès ? Que crois-tu qu’elle fera ?

— Je n’en sais rien et c’est pourquoi j’ai besoin de vous : justement pour la préserver ! Que vous le croyiez ou non, je l’aime toujours !

— Elle aussi ? Quel cœur accommodant ! Il est vrai que vous vous arrangez très bien de ce genre de situation, vous les hommes… Tu ne dépares pas la collection !

— Je ne sais pas comment vous expliquer ? Agnès représente tout le présent et tout l’avenir, Marie-Douce un passé qui m’est infiniment cher… infiniment précieux mais elle est aussi un présent que j’adore !

— Voyons les choses en face ! S’il te fallait choisir ?

— Il y a des choix impossibles ! je ne peux… ni ne veux renoncer à l’une ou à l’autre !

— Alors, tu renonces à moi ! Je ne t’aiderai pas à te créer un second ménage.

— Il n’en est pas question. Agnès est ma femme et elle le restera. Marie-Douce n’a jamais essayé de prendre sa place !

— Jusqu’à maintenant tout au moins ! Une fois mère de ton enfant, elle pourrait changer de point de vue. Si elle tient tant à vivre en France c’est sûrement avec une arrière-pensée.

— Vous ne pouvez que préjuger puisque vous ne la connaissez pas ! En dépit de son âge, c’est une enfant : son cœur et son esprit sont limpides ! Acceptez d’aller la voir demain et moi je vous promets de faire l’impossible pour la convaincre de s’installer loin d’ici.

Las d’avoir tant parlé, Guillaume laissa le silence tomber entre lui et Mlle Lehoussois. Celle-ci réfléchissait et son visiteur pensa qu’il valait mieux lui accorder quelque répit afin qu’elle prenne conscience des conséquences d’un refus catégorique… Tremaine comprenait le point de vue de la vieille demoiselle ; il savait qu’en lui confiant son problème il la blesserait dans l’amour un peu trop admiratif peut-être qu’elle lui portait mais, depuis bien longtemps, il la considérait comme une seconde mère et à qui se confier si ce n’est à ce cœur-là ?

Au bout d’un moment, elle releva la tête.

— C’est bon, fit-elle enfin. J’irai…

D’une détente de son bras, elle tint à distance l’élan de gratitude de Guillaume :

— Attends !… J’irai une seule fois afin de me rendre compte de l’état de cette femme mais je n’y retournerai pas : je n’ai plus l’âge de galoper ainsi à travers le pays et de me laisser secouer sur de mauvais chemins. Quant à m’installer là-bas, il ne faut pas y compter ! il y a encore des gens qui ont besoin de moi et je n’ai aucune envie de cohabiter avec ta maîtresse. Sinon je ne pourrais plus regarder Agnès en face. Il faudra que tu trouves quelqu’un d’autre pour le dénouement.

Mi-déçu mi-satisfait de cette demi-victoire, il voulut s’approcher d’elle pour l’embrasser mais le bras resta tendu :

— Je ne veux pas de tes remerciements. Va-t’en à présent !

— Vous prendrez la voiture qui viendra demain ?

— Oui. Que cela te suffise !

Sans insister, il sortit, alla chercher son cheval qu’il lâchait toujours dans le verger attenant au petit jardin. Il atteignait la rue quand Mlle Lehoussois apparut au seuil de sa porte :

— Elle viendra à quelle heure cette voiture ?

— À sept heures ! Je l’ai choisie aussi confortable que possible…

Elle approuva de la tête puis rentra dans la maison. Guillaume se tourna vers Ali pour sauter en selle. Il se sentait mal à l’aise, profondément humilié et surtout très malheureux : perdre l’estime et peut-être l’affection de sa plus vieille amie lui était cruel mais elle était la seule dans l’habileté de laquelle il eût entière confiance. Il faudrait bien se contenter de ce qu’elle accordait. Son dernier espoir, bien faible cependant, était que Marie-Douce réussît à conquérir ce cœur prévenu contre elle et qui ne souhaitait pas s’ouvrir. Bien difficile sans doute !

Absorbé dans ses pensées, il ne s’aperçut pas de la présence des jumeaux Hamel qui se tenaient assis sur le revers du fossé, abrités à la fois par la haie et le mur pignon de la maison. Adèle et Adrien regardèrent Tremaine partir au grand galop en direction de Quettehou où il retrouverait un chemin pour La Pernelle et les Treize Vents :