Puis le scintillement baissa d'intensité et disparut. Cette fois, il suffit d'un léger effort pour les dissocier. Keira remit son collier autour du cou, et moi l'autre morceau dans le fond de ma poche.

Nous nous regardions l'un l'autre, chacun se demandant ce qui se produirait, si un jour nous réussissions à réunir les cinq fragments.

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*     *


Lingbao, Chine

Le Lisunov se posa sur la piste et roula jusqu'à son hangar. Le pilote aida Keira à descendre de l'appareil. Je lui remis mes derniers dollars et le remerciai de nous avoir ramenés sains et saufs. Notre agent de voyages nous attendait avec sa motocyclette. Il nous déposa à notre voiture, et nous demanda si nous étions contents de notre voyage. Je lui promis que je ne manquerais pas de recommander son agence. Ravi, il se courba gracieusement pour nous saluer et retourna vers sa boutique.

– Tu as encore la force de conduire ? me demanda Keira en bâillant.

Je n'osai pas lui avouer que je m'étais assoupi alors que nous survolions le Laos.

Je tournai la clé de contact et le moteur du 4 × 4 démarra.

Il nous fallait aller chercher les affaires que nous avions laissées au monastère. Nous en profiterions pour remercier le moine de son accueil. Nous passerions une dernière nuit là-bas et repartirions vers Pékin dès le lendemain. Nous voulions rentrer à Londres au plus vite, impatients de voir l'image que le nouveau fragment projetterait une fois exposé à la lumière d'un laser. Quelles constellations allions-nous découvrir ?

Alors que nous roulions le long de la Rivière Jaune, je réfléchissais à toutes les vérités que cet étrange objet nous révélerait. J'avais bien quelques idées en tête, mais avant d'en faire part à Keira je préférais attendre d'être à Londres et constater le phénomène de mes propres yeux.

– Dès demain, j'appelle Walter, dis-je à Keira. Il sera aussi excité que nous.

– Il faudra que je pense à appeler Jeanne, me répondit-elle.

– Quelle est la plus longue période où tu es restée sans lui donner de nouvelles ?

– Trois mois ! avoua Keira.

Une grosse berline nous collait au train. Son conducteur avait beau me faire des appels de phares pour que je le laisse me doubler, la route en lacet était trop étroite. D'un côté la paroi de la montagne, de l'autre le lit de la Rivière Jaune, je lui fis un signe de la main, je me rabattrais pour le laisser passer dès que cela serait possible.

– Ce n'est pas parce que l'on n'appelle pas quelqu'un, qu'on ne pense pas pour autant à cette personne, reprit Keira.

– Alors pourquoi ne pas l'appeler ? lui demandai-je.

– Parfois, la distance empêche de trouver les mots justes.

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*     *


Paris

Ivory aimait ce moment de la semaine où il se rendait au marché place d'Aligre. Il y connaissait chacun des commerçants, Annie la boulangère, Marcel le fromager, Étienne le boucher, M. Gérard, ce quincaillier qui, depuis vingt ans, avait toujours sur son étal une nouveauté sensationnelle. Ivory aimait Paris, l'île où il vivait au milieu de la Seine, et le marché, place d'Aligre, avec sa structure en forme de coque de bateau à l'envers.

En rentrant chez lui, il posa son cabas sur la table de la cuisine, rangea méticuleusement ses maigres courses et gagna son salon en croquant une carotte. Le téléphone sonna.

– Je voulais partager avec vous une information qui me contrarie, dit Vackeers.

Ivory reposa la carotte sur la table basse et écouta son partenaire d'échecs.

– Nous avons eu une réunion ce matin, nos deux scientifiques intriguent beaucoup la communauté. Ils se trouvent à Lingbao, une petite ville en Chine, ils n'en ont pas bougé depuis plusieurs jours. Personne ne comprend ce qu'ils sont allés faire là-bas, mais ils ont rentré dans leur GPS des coordonnées pour le moins étrange.

– Lesquelles ? demanda Ivory.

– Une petite île sans grand intérêt, au milieu de la mer d'Andaman.

– Y a-t-il un volcan sur cette île ? demanda Ivory.

– Oui, en effet, comment le savez-vous ?

Ivory ne répondit pas.

– Qu'est-ce qui vous contrarie, Vackeers ?

– Sir Ashton s'est fait porter malade, il n'a pas assisté à la réunion. Je ne suis pas le seul que cela inquiète, personne n'est dupe de son hostilité à l'encontre de la motion votée par notre assemblée.

– Avez-vous des raisons de penser qu'il soit plus informé que nous ?

– Sir Ashton a beaucoup d'amis en Chine, répondit Vackeers.

– Lingbao, vous avez dit ?

Ivory remercia Vackeers de son appel. Il retourna s'appuyer au balcon et resta là quelques instants à réfléchir. Le repas qu'il voulait se préparer devrait attendre. Il se rendit dans sa chambre et s'assit derrière l'écran de son ordinateur. Il réserva une place à bord d'un vol qui partait pour Pékin à 19 heures et une correspondance pour Xi'an. Puis il prépara un sac de voyage et appela un taxi.

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*     *


Route de Xi'an

– Tu devrais le laisser nous doubler.

Je partageais l'avis de Keira, mais la voiture qui nous suivait roulait trop vite pour que je freine et la route était toujours trop étroite pour qu'elle puisse passer. Le conducteur impatient devrait attendre encore un peu, je décidai d'ignorer ses coups de klaxon. À la sortie d'un virage, alors que la route grimpait, il se rapprocha dangereusement et je vis la calandre de la berline grossir dans mon rétroviseur.

– Mets ta ceinture, dis-je à Keira, ce con va finir par nous envoyer dans le ravin.

– Ralentis, Adrian, je t'en supplie.

– Je ne peux pas ralentir, il nous colle au train !

Keira se retourna et regarda par la lunette arrière.

– Ils sont malades de rouler comme ça !

Les pneus crissèrent et le 4 × 4 fit une embardée. Je réussis à contrôler la direction et appuyai sur l'accélérateur pour semer ces dingues.

– Ce n'est pas possible, ils en ont après nous, dit Keira, le type au volant vient de me faire un geste assez malsain.

– Arrête de les regarder et accroche-toi. Tu es attachée ?

– Oui.

Ma ceinture n'était pas bouclée mais il m'était impossible de lâcher le volant.

Nous ressentîmes un choc violent qui nous projeta en avant. Nos poursuivants jouaient aux autos tamponneuses, les roues arrière de la voiture chassèrent de côté et la paroi de la montagne griffa la portière de Keira. Elle serrait si fort la dragonne que ses phalanges en devenait blanches. Le 4 × 4 s'accrochait tant bien que mal à la route, nous étions ballotés à chaque virage. Un nouveau coup de bélier nous poussa de travers, la voiture qui nous poursuivait s'éloigna enfin dans le rétroviseur, mais à peine avais-je réussi miraculeusement à nous remettre dans l'axe de la route, que la berline se rapprochait. Le salaud regagnait du terrain. L'aiguille de mon compteur approchait les soixante-dix miles, une vitesse intenable sur une route de montagne aussi sinueuse. Jamais nous n'arriverions à passer le prochain tournant.

– Freine, Adrian, je t'en supplie.

Le troisième coup fut encore plus violent, l'aile droite mordit la roche, le phare éclata sous l'impact. Keira s'enfonça dans son fauteuil. Le 4 × 4 se mit en travers et partit en tête à queue. Je vis le parapet exploser quand nous le percutâmes ; un instant j'eus l'impression que nous nous soulevions de terre, que nous étions immobiles, suspendus dans les airs, et puis les roues avant plongèrent dans le précipice. Un premier tonneau nous renversa sur le toit, la voiture glissait le long de la pente vers la rivière. On heurta un rocher, un nouveau tonneau nous reposa sur les roues, le toit s'était enfoncé et la glissade vers l'abîme continuait sans que je ne puisse plus rien y faire. Le tronc d'un pin se rapprochait à toute vitesse, le 4 × 4 repartit de travers, évitant l'arbre de justesse ; rien ne semblait pouvoir nous arrêter. Nous filions vers un talus, la calandre s'éleva vers le ciel, la voiture fit un vol plané et j'entendis un énorme bruit sourd, suivi d'une violente secousse. Le 4 × 4 venait de plonger dans les eaux de la Rivière Jaune.

Je me tournai aussitôt vers Keira, elle avait une vilaine entaille au front, elle saignait, mais elle était consciente. La voiture flottait, cela ne durerait pas, l'eau submergeait déjà le capot.

– Il faut sortir d'ici, criai-je à Keira.

– Je suis coincée, Adrian.

Sous le choc, le siège passager était sorti de ses rails, la poignée de sa ceinture était inaccessible. Je tirai dessus de toutes mes forces mais rien n'y faisait. J'avais dû me briser les côtes, chaque fois que je respirais, une violente douleur irradiait dans ma poitrine, j'avais un mal de chien, mais l'eau montait et il fallait libérer Keira de son étau.

L'eau montait toujours, nous la sentions à nos pieds, le pare-brise commençait à disparaître.

– Barre-toi, Adrian, barre-toi tant qu'il est temps.

Je me retournai pour trouver de quoi déchirer cette maudite ceinture. La douleur fut fulgurante, j'avais le souffle court, mais je ne renoncerais pas. Je me penchai sur les genoux de Keira pour essayer d'ouvrir la boîte à gants. Elle posa sa main sur ma nuque et caressa mes cheveux.

– Je ne sens plus mes jambes, tu ne pourras pas me sortir d'ici, murmura-t-elle, maintenant il faut que tu t'en ailles.

J'ai pris sa tête entre mes mains et nous nous sommes embrassés. Je n'oublierais jamais le goût de ce baiser.

Keira a regardé son pendentif et elle a souri.

– Prends-le, m'a-t-elle dit. On ne s'est pas donné tout ce mal pour rien.

J'ai refusé qu'elle l'ôte de son cou, je ne partirais pas, je resterais ici avec elle.