*

*     *


Paris

Keira ouvrit les yeux et regarda vers la fenêtre. Les toits détrempés miroitaient dans la lumière d'une éclaircie. L'archéologue s'étira de tout son long, repoussa le drap et quitta son lit. Les placards de la kitchenette étaient vides, à part un sachet de thé qu'elle trouva dans une vieille boîte en métal. La pendulette du four affichait 17 heures, celle au mur 11 h 15. Le vieux réveil sur sa table de nuit indiquait 14 h 20. Elle prit le téléphone et appela sa sœur.

– Quelle heure est-il ?

– Bonjour Keira !

– Bonjour Jeanne, quelle heure est-il ?

– Bientôt 14 heures.

– Si tard ?

– Je suis venue te chercher à l'aéroport avant-hier soir Keira !

– J'ai dormi trente-six heures ?

– Cela dépend de l'heure à laquelle tu t'es couchée.

– Tu es occupée ?

– Je suis à mon bureau, au musée, et je travaille. Rejoins-moi quai Branly, je t'emmènerai déjeuner.

– Jeanne ?

Sa sœur avait déjà raccroché.

En sortant de la salle de bains, Keira fouilla la penderie de la chambre à la recherche de vêtements propres. Il ne restait rien de ses affaires de voyage, le Shamal avait tout emporté. Elle dénicha un jean usé « mais qui tenait encore la route », un polo bleu « pas si moche finalement » et une vieille veste en cuir qui ajouterait un petit effet « vintage » à son allure. Habillée, elle sécha ses cheveux, se maquilla à la va-vite devant le miroir de l'entrée et referma la porte de son studio. Une fois dans la rue, elle monta dans un autobus et se fraya un passage jusqu'à la vitre. Les enseignes des magasins, les trottoirs bondés, les embouteillages... l'effervescence de la capitale était enivrante après ces longs mois passés loin de tout. Abandonnant l'autobus, trop étouffant à son goût, Keira marcha le long du quai et fit une courte halte pour regarder s'écouler le fleuve. Ce n'étaient pas les rives de l'Omo, mais les ponts de Paris, c'était bien joli tout de même.

En arrivant devant le musée des Arts et Civilisations d'Afrique, d'Asie, d'Océanie et des Amériques, elle fut surprise par le jardin vertical. Le bâtiment était encore en travaux quand elle avait quitté Paris, la flore luxuriante qui recouvrait la façade du musée semblait une véritable prouesse technique.

– Fascinant, n'est-ce pas ? demanda Jeanne.

Keira sursauta.

– Je ne t'avais pas vue arriver.

– Moi si, répondit sa sœur en désignant la fenêtre de son bureau. Je te guettais. C'est fou cette végétation, non ?

– Là où je vivais, nous avions déjà du mal à faire pousser les légumes à l'horizontale, alors le long des murs... que veux-tu que je te dise... ?

– Ne commence pas à faire ta mauvaise tête. Suis-moi.

Jeanne conduisit Keira à l'intérieur du musée. En haut d'une rampe, qui montait en spirale comme un long ruban, le visiteur découvrait un immense plateau suggérant les grands espaces géographiques d'où provenaient les trois mille cinq cents objets présentés. Carrefour des civilisations, des croyances, des modes de vie, des différentes façons de penser, ce musée permettait, en quelques pas, de passer de l'Océanie à l'Asie, des Amériques à l'Afrique. Keira s'immobilisa devant une collection de textiles africains.

– Si tu aimes cet endroit, tu auras tout le loisir de revenir voir ta sœur et ce, autant de fois que tu le souhaites ; je te ferai faire un pass. Maintenant, oublie ton Éthiopie deux secondes et viens, insista Jeanne en tirant Keira par le bras.

Assise à une table du restaurant panoramique, Jeanne commanda deux thés à la menthe et des pâtisseries orientales.

– Quels sont tes projets ? demanda Jeanne. Tu vas rester un peu à Paris ?

– Ma première grande mission est un échec dans toute sa splendeur. Nous avons perdu notre matériel, l'équipe que je dirigeais était au bord de l'épuisement, pas terrible le trackrecord comme disent nos amis anglais. Je doute fort que l'on me donne l'occasion de repartir de sitôt.

– Ce qui est arrivé là-bas n'est pas de ta faute, que je sache.

– Je fais un métier où seuls les résultats comptent. Trois années de travail sans rien trouver de vraiment concluant... J'ai plus de détracteurs que d'alliés. Ce qui est franchement dégueulasse, parce que je suis certaine que nous étions près du but. Si nous avions eu plus de temps, nous aurions fini par trouver.

Keira se tut. Une femme, d'origine somalienne, pensa-t-elle en regardant les motifs et couleurs de la robe qu'elle portait, s'assit à une table voisine. Le petit garçon qui tenait sa maman par la main vit que Keira l'observait et lui fit un clin d'œil.

– Combien de temps vas-tu encore passer à retourner de la terre et du sable ? Cinq, dix ans, toute ta vie ?

– Bon, Jeanne, tu m'as beaucoup manqué, mais pas suffisamment pour que je supporte tes leçons à deux balles de grande sœur, répondit Keira sans pouvoir détourner son regard du petit garçon qui dévorait une glace.

– Tu ne veux pas avoir d'enfant un jour ? reprit Jeanne.

– Je t'en prie, ne recommence pas avec ta ritournelle sur l'horloge biologique. Libérez nos ovaires ! s'exclama Keira.

– Ne me fais pas ton numéro habituel, ça me rendrait service, je travaille ici, chuchota Jeanne. Tu penses que cela ne te concerne pas, que tu peux défier le temps ?

– Je me fiche bien du tic-tac de ta satanée pendule Jeanne, je ne peux pas avoir d'enfant.

La sœur de Keira reposa son verre de thé sur la table.

– Je suis désolée, murmura-t-elle. Pourquoi ne me l'avais-tu pas dit ? Qu'est-ce que tu as ?

– Rassure-toi, rien d'héréditaire.

– Pourquoi tu ne peux pas avoir d'enfant ? insista Jeanne.

– Parce que je n'ai pas d'homme dans ma vie ! C'est une bonne raison non ? Bon, ce n'est pas que ta conversation soit ennuyeuse, quoique... mais il faut que j'aille faire des courses. Mon réfrigérateur est si vide qu'on peut entendre l'écho résonner à l'intérieur.

– Inutile, ce soir, tu dînes et tu dors à la maison, affirma Jeanne.

– En quel honneur ?

– Parce que moi non plus je n'ai plus d'homme dans ma vie et j'ai envie de te voir.

Elles passèrent le reste de l'après-midi ensemble. Jeanne offrit à sa sœur une visite guidée du musée. Connaissant l'amour que Keira portait au continent africain, elle insista pour la présenter à l'un de ses amis qui travaillait à la Société savante des africanistes. Ivory paraissait avoir soixante-dix ans. En réalité, il comptait bien plus d'années que cela, probablement plus de quatre-vingts, mais il tenait son âge aussi secret que s'il s'était agi d'un trésor. De peur probablement qu'on le force à prendre une retraite dont il ne voulait pas entendre parler.

L'ethnologue accueillit ses visiteuses dans le petit bureau qu'il occupait au fond d'un couloir. Il interrogea Keira sur les derniers mois qu'elle avait passés en Éthiopie. Soudain, le regard du vieil homme fut attiré par le bijou qu'elle portait autour du cou.

– Où avez-vous acheté cette si jolie pierre ? demanda-t-il.

– Je ne l'ai pas achetée, c'est un cadeau.

– Vous en a-t-on donné la provenance ?

– Non, c'est juste une babiole qu'un petit garçon a trouvée dans la terre et qu'il m'a offerte. Pourquoi ?

– Vous me permettez de regarder ce présent de plus près, mon acuité visuelle n'est plus ce qu'elle était.

Keira fit passer le lacet au-dessus de sa tête et tendit le collier au savant.

– Comme c'est étrange, je n'en ai jamais vu de la sorte. Je serais bien incapable de vous dire quelle tribu a su lui donner cette apparence. Le travail semble si parfait.

– Je sais, moi aussi je me suis interrogée. Pour tout vous dire, je crois qu'il s'agit simplement d'un morceau de bois poli par les vents et les eaux du fleuve.

– Possible, murmura l'homme qui semblait pourtant en douter. Et si l'on essayait d'en apprendre un peu plus ?

– Oui, si vous voulez, répondit Keira hésitante. Je ne suis pas sûre que le résultat soit d'un grand intérêt.

– Peut-être, dit le vieil homme, peut-être pas. Revenez me voir demain, dit-il en restituant le collier à sa propriétaire, nous essaierons ensemble de répondre au moins à cette question. Je suis ravi d'avoir fait votre connaissance. Je peux enfin mettre un visage sur la sœur dont Jeanne me parle si souvent. Alors à demain ? ajouta-t-il en les raccompagnant à la porte de son bureau.

*

*     *


Londres

J'habite à Londres dans une ruelle où d'anciens garages à carrioles et écuries furent reconvertis en maisonnettes. S'il n'est pas toujours facile de marcher sans trébucher sur les vieux pavés de guingois, le lieu a le charme du temps qui s'est arrêté. Le cottage voisin du mien fut celui d'Agatha Christie. Ce n'est qu'en arrivant devant ma porte que je me suis souvenu que je n'avais pas mes clés. Le ciel s'était obscurci et il se mit à tomber une averse à vous tremper jusqu'aux os. Ma voisine fermait ses fenêtres, elle m'aperçut et me salua. J'en profitai pour lui demander si elle m'autoriserait une fois encore – ce n'était hélas ! pas la première – à passer par son jardin. Elle m'ouvrit très gentiment, et, enjambant la palissade, j'atterris à l'arrière de ma maison. Si la porte de derrière n'avait pas été réparée, et je ne voyais pas par quel miracle elle l'aurait été, il suffirait d'un petit coup sec sur la poignée pour rentrer enfin chez moi.

J'étais éreinté, je ne décolérais toujours pas d'être en Angleterre, mais l'idée de retrouver ma maison, mes rares objets chinés dans les marchés aux puces de la capitale et de passer une soirée tranquille me procurait une certaine joie.

Cette tranquillité ne fut que de courte durée, on sonna à la porte. Ne pouvant toujours pas l'ouvrir, même depuis l'intérieur, je grimpai au premier et découvris, en contrebas dans la ruelle, Walter, ruisselant de pluie et sensiblement éméché.