L'île de Narcondam se situait à dix heures de navigation depuis la pointe sud de la Birmanie. Nous avions étudié sur une carte les différents moyens de nous y rendre, mais tous les chemins ne mènent pas à Rangoon. Nous sommes entrés dans une agence de voyages pour demander conseil à l'employé qui parlait un anglais relativement correct.

En deux heures de route, nous pouvions atteindre Xi'an, prendre l'avion du soir pour Hanoi et attendre le surlendemain le vol régulier qui reliait Rangoon deux fois par semaine. Une fois arrivés dans le sud de la Birmanie, il nous faudrait trouver un bateau. Dans le meilleur des cas, nous mettrions trois à quatre jours pour arriver sur l'île.

– Il doit bien y avoir un moyen plus simple et plus rapide. Si nous retournions jusqu'à Pékin ?

L'agent de voyages ne perdait pas un mot de notre conversation. Il se pencha sur son comptoir et nous demanda si nous avions des devises étrangères. J'avais appris depuis longtemps à toujours voyager avec des dollars en poche. Nombreux sont les pays du monde où quelques billets verts à l'effigie de Benjamin Franklin règlent bien des problèmes. L'employé nous parla de l'un de ses amis, un ancien pilote de chasse de l'armée de l'air chinoise qui avait racheté à son ancien employeur un vieux Lisunov.

Il offrait ses services aux touristes en mal de sensations. Les baptêmes de l'air qu'il proposait sur cette version russe du DC3 servaient en réalité de couverture à un trafic de marchandises en tout genre.

En Asie du Sud, nombreuses étaient les compagnies clandestines qui employaient d'anciens pilotes en retraite de l'armée, à qui leurs pensions paraissaient un peu maigres. Drogue, alcool, armes, devises transitaient au nez et à la barbe des autorités douanières, entre la Thaïlande, la Chine, la Malaisie et la Birmanie. Les appareils qui assuraient ces vols ne répondaient à aucune norme en vigueur, mais qui s'en serait soucié ? L'agent de voyages nous assura qu'il pouvait nous arranger le coup. Bien mieux que de se poser à Rangoon d'où nous devrions encore prendre la mer pour dix bonnes heures de bateau à l'aller comme au retour, son ami pilote pouvait nous faire atterrir à Port Blair, capitale des îles Andaman et Nicobar. Depuis Port Blair, l'îlot où nous voulions nous rendre ne serait plus qu'à soixante-dix milles marins. Un client entra dans l'agence, nous laissant quelques minutes de réflexion.

– On a failli y rester dans la montagne, tu veux qu'on tente notre chance dans un vieux zinc pourri ? demandai-je à Keira.

– On peut aussi être optimistes et voir le bon côté des choses ; si on ne s'est pas rompu le cou, alors que nous étions suspendus comme deux andouilles à deux mille cinq cents mètres au-dessus du vide, qu'est-ce qu'on risque à bord d'un avion, aussi déglingué soit-il ?

Le point de vue de Keira dénotait en effet un certain optimisme, mais il n'était pas totalement dénué de sens. Voyager de cette façon n'était pas sans danger – nous n'avions aucune idée de la nature de la cargaison qui voyagerait avec nous, ni même des risques que nous encourrions si notre appareil se faisait intercepter par les gardes-côtes indiens – mais dans l'hypothèse où tout se déroulerait bien, nous accosterions dès le lendemain soir sur l'île de Narcondam.

Le client était ressorti de l'agence, nous étions à nouveau seuls avec notre homme. Je lui remis deux cents dollars à titre d'arrhes ; il regardait sans cesse ma montre, j'en déduisis donc qu'elle paierait sa commission ; je l'enlevai de mon poignet, il la mit aussitôt au sien, il était fou de joie. Je promis de donner à son ami pilote tout ce que j'avais en poche, s'il nous menait à bon port. La moitié payable à l'aller, l'autre au retour.

L'affaire était conclue. Il ferma la porte de son agence et nous fit sortir avec lui par l'arrière-boutique. Une motocyclette était garée dans la cour, il grimpa dessus, installa Keira au milieu, il me restait un petit bout de selle et le porte-bagages pour appuyer mes mains. La motocyclette pétarada dans la courette et nous quittâmes la ville pour nous retrouver un quart d'heure plus tard, filant à toute berzingue sur une route de campagne. Le petit terrain d'aviation, d'où nous devions décoller, n'était qu'une piste en terre tracée au milieu d'un champ avec son vieux hangar rouillé où dormaient deux coucous. Le plus gros serait le nôtre.

Le pilote avait la tête d'un flibustier. Je l'aurais bien vu jouer un rôle dans La Canonnière du Yang-Tsé. Le visage buriné, une grande balafre sur la joue, il avait vraiment l'air d'un pirate des mers du Sud. Notre agent de voyages d'un genre un peu particulier s'entretint avec lui. L'homme l'écouta sans broncher, il vint à ma rencontre et tendit la main pour que je lui règle son dû. Satisfait, il me montra une dizaine de caisses au fond du hangar et me fit comprendre que, si je voulais que nous décollions, j'avais tout intérêt à lui donner un coup de main. Chaque fois que je lui passais un colis et que je voyais disparaître la cargaison à l'arrière de la carlingue, j'essayai de ne pas penser au genre de marchandises qui voyageraient avec nous.

Keira s'était installée à la place du copilote et moi sur le fauteuil du navigateur. Plutôt affable, notre pilote flibustier se pencha vers Keira et lui dit, dans un anglais rudimentaire, que l'appareil sur lequel nous volions datait de l'après-guerre. Ni Keira ni moi n'eûmes le culot de lui demander de quelle guerre il parlait.

Il nous demanda de boucler nos ceintures ; je m'excusai de ne pas respecter cette consigne de sécurité, celle qui devait équiper mon fauteuil avait disparu. Le tableau de bord s'illumina, ou plutôt quelques cadrans, tandis que sur d'autres les aiguilles restaient inertes. Le pilote tira deux manettes, repoussa une série de boutons – il avait l'air de connaître son affaire – et les deux moteurs Pratt & Whitney – la marque était inscrite sur les capots – crachèrent une épaisse fumée. Une gerbe de flammes jaillit et les hélices se mirent à tournoyer. La queue de l'appareil pivota ; glissant comme si nous étions sur de la glace, l'avion s'aligna sur la piste. Le bruit dans le cockpit devint assourdissant, tout tremblait. Je regardai par un hublot notre agent de voyages qui nous faisait de grands signes, je n'ai jamais haï quelqu'un autant que ce type. Secoués comme des pruniers, nous prîmes de la vitesse. La fin de la piste se rapprochait de manière assez inquiétante. Je sentis soudain la queue de l'avion se soulever, enfin nous nous élevions dans les airs. Je suis certain que nous avons taillé de quelques centimètres la cime des arbres que nous laissions derrière nous, mais, de minute en minute, nous prenions de l'altitude.

Le pilote nous expliqua que nous ne volerions pas très haut, de façon à ne pas entrer dans le rayon de couverture des radars. Il avait dit cela en souriant, j'en conclus qu'il ne fallait pas s'inquiéter plus que cela.

Pendant la première heure de vol, nous survolâmes une plaine ; le pilote grimpa un peu alors que se dessinait un léger relief devant nous, deux heures plus tard, nous nous trouvions au nord-est du Yunnan. Il changea de cap et vira plus au sud. La route serait plus longue, mais le mieux pour sortir de Chine était de longer la frontière du Laos, la surveillance aérienne y étant quasi inexistante. Je ne peux pas dire que, jusque-là, le vol fut vraiment confortable, mais ce n'était rien en comparaison de ce qui arriva quand nous entrâmes dans une zone de turbulences alors que nous survolions le Mékong. À l'approche du fleuve, le pilote fit piquer l'appareil du nez pour voler à fleur d'eau. Keira trouvait cela magnifique. Peut-être le paysage l'était-il, je n'en savais rien, mes yeux étaient rivés sur l'altimètre. Je me demande bien pourquoi, puisque chaque fois que notre pilote tapotait dessus, l'aiguille gigotait et retombait aussitôt. Nous survolerions le Laos pendant quinze minutes avant d'entrer en territoire birman. Deux autres cadrans retinrent toute mon attention, les jauges de carburant. D'après ce que je voyais, les réservoirs n'étaient plus qu'au quart. Je demandai à notre pilote dans combien de temps il pensait arriver. Il dressa fièrement deux doigts et replia à moitié le troisième. Compte tenu du carburant consommé depuis notre départ, s'il nous restait vraiment deux heures et demie de vol, nous allions logiquement tomber en panne sèche avant d'avoir atteint notre destination. Je partageai mes déductions arithmétiques avec Keira qui se contenta de hausser les épaules. Je ne voyais que des montagnes et aucun endroit où nous aurions pu nous poser pour un éventuel ravitaillement. J'avais oublié que l'agent de voyages avait précisé que son ami était un ancien pilote de chasse. Alors que nous passions entre deux cols, l'avion s'inclina avant d'effectuer un décrochage sur l'aile qui nous souleva l'estomac. Les moteurs criaient, la carlingue tremblait à tout-va, l'avion reprit une assiette presque normale et nous vîmes apparaître devant le cockpit un semblant de route le long d'une rizière. Keira ferma les yeux ; l'avion toucha le sol comme une fleur et s'immobilisa. Le pilote coupa le contact, défit sa ceinture et me demanda de le suivre. Il m'entraîna à l'arrière de la carlingue, desserra les sangles qui retenaient deux grands fûts et me fit comprendre que je devais maintenant l'aider à les faire rouler jusque sous les ailes. Rien à redire, le service à bord regorgeait d'inventivité ! Je poussai mon fût vers l'aile droite quand j'aperçus une traînée de poussière s'élever au bout de la route. Deux jeeps roulaient vers nous. Arrivés à notre hauteur, quatre hommes en descendirent. Ils échangèrent quelques mots avec notre pilote ainsi qu'une liasse de billets dont je n'eus pas le temps d'identifier la devise et déchargèrent en quelques minutes les caisses que nous avions mis beaucoup plus de temps que cela à embarquer. Ils repartirent comme ils étaient venus, sans nous saluer, ni nous avoir aidés à refaire le plein.