Keira et moi étions bien incapables de répondre à la question que le moine nous avait posée.

– Avez-vous la moindre idée des difficultés qu'une âme doit braver pour s'unir à un corps et donner naissance à la vie sous la forme que nous lui connaissons ? Vous qui êtes astronome, j'imagine combien vous êtes passionné par la création de l'Univers, par ces premiers instants, ce fameux Big Bang, cette explosion phénoménale d'énergie qui donna naissance à la matière. Croyez-vous que les premiers instants d'une vie soient si différents ? Ne serait-ce pas juste une question d'échelle ? L'Univers infiniment grand, et nous, infiniment petits. Et si ces deux naissances étaient quelque part similaires ? Pourquoi l'homme va-t-il toujours chercher si loin ce qui est si près de lui ?

Peut-être la nature a-t-elle choisi d'effacer le souvenir de nos premiers instants et de nous protéger en nous interdisant de nous remémorer les souffrances endurées pour prendre possession de la vie. Et, qui sait, afin que jamais nous ne puissions trahir le secret de ces premiers instants ? Je me demande souvent ce qu'il adviendrait de l'humanité si nous comprenions véritablement ce processus ? L'homme se prendrait-il alors pour un dieu ? Qu'est-ce qui le retiendrait de tout détruire s'il savait créer la vie à loisir ? Quel respect accorderions-nous à la vie, si nous percions le mystère de sa création ?

Il ne m'appartient pas de vous dire d'arrêter ce voyage, pas plus que de juger votre démarche. Notre rencontre n'était peut-être pas fortuite. Cet Univers qui vous inspire tant possède des qualités insoupçonnables et nous sommes loin d'avoir la plus petite idée de ce qu'est vraiment le hasard. Je vous demande seulement de réfléchir tout au long de votre chemin, à ce que vous entreprenez réellement. Si ce voyage vous a déjà permis de vous rencontrer, alors peut-être était-ce là son premier dessein, peut-être que la sagesse serait de vous en tenir là.

Le moine nous rendit les photographies. Il se leva, nous salua et repartit vers le monastère.

Le lendemain, nous sommes retournés à Lingbao. Nous avions repéré un cybercafé, où nous avons pu nous connecter à Internet et lire nos courriers respectifs. Keira reçut des nouvelles de sa sœur, et moi de mes amis astrophysiciens qui tous deux me demandaient de les appeler au plus vite.

Je joignis Erwan en premier.

– Je ne sais pas sur quel coup tu es cette fois, me dit-il, mais tu commences vraiment à m'intriguer. Je ne sais pas non plus pourquoi je passe tant d'heures à bosser pour toi alors que tu ne me dis rien, mais j'imagine que c'est parce que je suis ton ami. Cela étant, je t'attends ici de pied ferme avec des explications, et tu me paieras aussi un bon repas pour la deuxième nuit blanche consécutive que tu m'imposes.

– Qu'as-tu découvert, Erwan ?

– Ta sphère céleste est réglée sur un axe précis. J'ai fait une triangulation, croisé les coordonnées équatoriales, l'équateur et le méridien de ta sphère armillaire pour déterminer l'ascension droite et la déclinaison. J'ai passé plusieurs heures à chercher quelle étoile était pointée, mais je n'ai rien trouvé, mon vieux. J'ai vu que tu avais aussi demandé à ton ami Martyn de se pencher sur la question, vois avec lui s'il a découvert quelque chose, en ce qui me concerne, je sèche.

Après avoir raccroché avec Erwan, j'appelai Martyn. Il se réveillait à peine et je m'excusai de le déranger au saut du lit.

– C'est une sacrée charade que tu m'as envoyée, mon vieux. Si tu croyais m'avoir comme ça, j'ai déjoué ton piège.

Je le laissais parler, sentant mon cœur battre plus fort à chaque instant.

– Bien sûr, reprit Martyn, n'ayant pas les coordonnées horaires pour mesurer les angles, je me suis demandé à quel jeu tu jouais. C'est un sublime modèle de sphère armillaire. La plus complète que j'aie jamais vue et, surtout, elle est exacte. Incroyablement précise d'ailleurs. Bon, venons-en au fait. Je me suis demandé quelle étoile elle pointait, jusqu'à ce que je comprenne ce dont il s'agissait. Ce n'est pas dans le ciel que cette sphère nous indique un point, mais au contraire depuis le ciel qu'elle désigne un point sur la Terre. Seul hic, j'ai entré les coordonnées horaires actuelles, et d'après mes calculs ce point se trouve au milieu de nulle part, en pleine mer d'Andaman, au sud de la Birmanie.

– Aurais-tu les moyens de refaire tes calculs en modifiant les coordonnées horaires de façon qu'elles aient environ trois mille cinq cents ans ?

– Pourquoi cette date en particulier ? demanda Martyn.

– Parce que c'est l'âge de la pierre sur laquelle j'ai trouvé ces coordonnées.

– Il faut que je recalcule beaucoup de paramètres, je vais essayer de libérer un ordinateur, mais je ne te promets rien, donne-moi jusqu'à demain.

Je remerciai mon ami pour tout le mal qu'il se donnait et rappelai aussitôt Erwan afin de le tenir au courant et de le soumettre au même exercice que celui que j'avais imposé à Martyn. Erwan râla un peu, mais il était dans sa nature de râler toujours un peu, et il me promit, lui aussi, de me donner de ses nouvelles le lendemain.

J'informai Keira des progrès accomplis en si peu de temps. Je me souviens combien nous étions heureux, combien nous étions enthousiastes, tous deux enivrés par la promesse qui nous attendait. Nous n'avions rien écouté des mises en garde prodiguées par le moine. Seule la science comptait, et le besoin de nourrir notre appétit de découverte était plus fort que tout.

– Je n'ai pas envie de retourner dans notre Bed and Breakfast monacal, me dit Keira. Ce n'est pas que notre hôte soit désagréable, bien au contraire, mais ses leçons de morale finissent par être un peu pénibles. Puisque nous devons attendre demain, si nous jouions vraiment aux touristes toi et moi ? La Rivière Jaune est près d'ici, allons la voir, tu pourras faire tes photos, même quand je te prête attention, car si tu nous trouves un petit coin tranquille pour se baigner, je compte te prêter beaucoup plus d'attention que tu ne le soupçonnes.

Cet après-midi-là, nous nous sommes baignés nus dans la rivière. Keira était heureuse et moi tout autant qu'elle. J'avais oublié le plateau d'Atacama, Londres et la douceur de mon quartier quand la pluie ruisselle sur les toits de Primrose Hill, j'avais oublié Hydra, ma mère, tante Elena, Kalibanos et ses ânes à deux vitesses. J'avais oublié que j'avais probablement perdu toute chance d'enseigner l'an prochain à l'Académie, mais tout cela m'était bien égal. Keira était dans mes bras, nous faisions l'amour dans les eaux claires de la Rivière Jaune et rien d'autre ne comptait.

*

*     *

Nous ne sommes pas rentrés au monastère ; nous avions décidé de trouver une chambre d'hôtel à Lingbao. Keira rêvait d'un bon bain et moi d'un bon dîner.

Une soirée en amoureux à Lingbao ; de l'écrire me fait encore sourire. Nous marchions dans les rues de cette ville improbable. Keira s'était piquée au jeu des photos. Au bord de la rivière, nous avions presque fini la pellicule d'un appareil, Keira en avait acheté un autre pour nous photographier cette fois dans les rues de la ville. Elle préférait que nous ne les fassions pas développer ici, cela gâcherait tout le plaisir de revisiter ces instants quand nous serions rentrés à Londres, m'avait-elle dit.

À la terrasse d'un restaurant, Keira me demanda si j'allais enfin lui réciter la liste de ce que j'aimais chez elle. Je lui demandai à mon tour si elle était disposée à me dire si oui ou non elle trichait dans cette salle d'examen où nous nous étions rencontrés la première fois. Elle refusa, et je lui répondis que, dans ce cas, la fameuse liste resterait encore secrète.

Le confort du lit de cette chambre d'hôtel nous fit oublier la rudesse des nattes au monastère. Mais nous n'avons pas beaucoup dormi cette nuit-là.

Douze heures nous séparaient du Chili. Il était 10 heures du matin à Lingbao, 10 heures du soir à Atacama. J'appelai Erwan.

Il y avait encore un problème sur un télescope, et je compris que je le dérangeai au milieu d'une intervention de maintenance. Il prit quand même mon appel et m'expliqua que, pendant que je me la coulais douce en Chine, il se trouvait allongé sur une passerelle métallique, en train de se battre avec un écrou qui lui résistait. Je l'entendis pousser un cri et prononcer une bordée d'injures. Il venait de s'entailler le doigt, il était furieux.

– J'ai fait tes calculs, me dit-il, je ne sais pas pourquoi je m'emmerde à ce point, je te préviens, c'est la dernière fois ! Tes coordonnées se trouvent toujours en mer d'Andaman, mais avec les corrections que j'ai effectuées, cette fois, tu seras sur la terre ferme. Tu as de quoi noter ?

Je pris un stylo et une feuille de papier et vérifiai, fébrile, que la plume fonctionnait.

– 13° 26' 50''de latitude Nord, 94° 15' 52''de longitude Est. J'ai vérifié pour toi, c'est l'île de Narcondam, quatre kilomètres sur trois et pas âme qui vive. Quant à la position exacte des coordonnées, elles t'amèneront dans le cul d'un volcan ; je t'ai gardé la bonne nouvelle pour la fin, il est éteint ! Maintenant, j'ai du boulot et je te laisse à ton riz et à tes baguettes.

Erwan raccrocha, avant même que je puisse le remercier. Je consultai l'heure à ma montre, Martyn travaillait toujours de nuit, mon impatience était telle que je me risquai à le réveiller.

Il me communiqua les mêmes coordonnées.

Keira m'attendait dans la voiture. Je lui ai tout raconté de mes conversations téléphoniques. Et quand elle m'a demandé où nous allions, je me suis amusé à entrer dans l'appareil de navigation du tableau de bord, les chiffres qu'Erwan et Martyn m'avaient communiqués : 13° 26' 50'' N, 94° 15' 52'' E, avant de lui révéler que notre prochaine escale se trouvait au sud de la Birmanie, sur une île baptisée le Puits de l'enfer.