Cette représentation était si complète que je lui avouai n'avoir jamais rien vu de tel de ma vie. Les premières sphères armillaires avaient été mises au point par les Grecs dès le troisième siècle avant Jésus-Christ, mais les incrustations gravées sur cette pierre étaient bien plus anciennes.

Keira avait retourné la lettre qu'elle conservait dans sa poche et en utilisa le verso pour reproduire les inscriptions figurant sur la sphère. Elle avait un sacré coup de crayon.

– Qu'est-ce que tu fais ? me dit-elle en relevant la tête de son dessin.

Je lui montrai un petit appareil photo que j'avais dissimulé dans ma poche depuis notre arrivée en Chine, je ne sais pas pourquoi je n'avais pas osé lui avouer plus tôt que je rêvais d'immortaliser certains moments de notre voyage.

– C'est quoi ? demanda-t-elle alors qu'elle le savait très bien.

– Une idée de ma mère... un appareil photo jetable.

– Qu'est-ce que ta mère vient faire là-dedans ? Tu l'as depuis longtemps ?

– Je l'ai acheté à Londres avant de partir. Considère cela comme un accessoire de camouflage. A-t-on jamais vu des touristes sans appareil photo ?

– Et tu t'en es déjà servi ?

Je mens terriblement mal, autant passer tout de suite aux aveux.

– Je t'ai photographiée deux ou trois fois, pendant que tu dormais, et puis lorsque tu as été malade sur le bord de l'autoroute, et chaque fois que tu ne me prêtais pas attention. Ne fais pas cette tête-là, je voulais juste rapporter quelques souvenirs.

– Il reste combien de photos dans cet appareil ?

– En fait, c'est le deuxième de son genre, j'en ai déjà terminé un, sur celui-là, la pellicule est vierge.

– Tu en as acheté combien de tes trucs jetables ?

– Quatre... cinq, peut-être.

J'étais assez embarrassé et je souhaitais mettre un terme au plus vite à cette discussion. Je m'approchai du lion et commençai à photographier la pierre ronde, multipliant des gros plans de chaque détail.

Nous avions réuni assez de matière pour pouvoir reconstituer l'ensemble des informations gravées sur la pierre. J'avais mesuré ses dimensions à l'aide de la ceinture de mon pantalon, afin d'avoir un rapport d'échelle lorsque nous serions rentrés. En assemblant les prises de vue que je venais de faire et les dessins de Keira, à défaut de l'original, nous aurions à notre disposition une copie fidèle. Le moment de quitter la montagne sacrée était venu. En regardant la position du Soleil, j'estimai qu'il devait être environ 10 heures du matin, si la descente se faisait sans encombre, nous aurions regagné le monastère avant la fin de la journée.

*

*     *

Nous sommes arrivés fourbus. Les disciples nous avaient préparé tout ce dont nous avions besoin. De l'eau chaude pour nous laver, un repas à base de bouillon pour nous réhydrater et du riz en quantité pour reprendre des forces. Le moine ne vint pas ce soir-là. Les disciples nous expliquèrent qu'il méditait, on ne pouvait pas le déranger.

Nous l'avons retrouvé le matin suivant. Hormis quelques écorchures, des ampoules aux mains et aux pieds, notre forme était plus qu'honorable.

– Êtes-vous satisfaits de votre périple sur la pyramide blanche ? demanda le moine en s'approchant de nous. Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ?

Keira m'interrogea du regard, fallait-il mettre cet homme dans la confidence ? La veille de notre départ, il m'avait témoigné de l'intérêt qu'il portait à l'astronomie. Comment le tenir à l'écart de cette fascinante découverte ? Peut-être pourrait-il nous éclairer davantage. Je lui dis que nous avions trouvé quelque chose de plus incroyable encore que ce que nous avions imaginé. J'avais piqué sa curiosité, mais, pour lui expliquer de quoi il s'agissait, j'avais besoin de faire développer mes photos, ce qu'elles lui révéleraient serait bien plus parlant que toutes mes explications.

– Vous m'intriguez, nous dit-il. Mais je patienterai et attendrai que vous ayez fait tirer ces photographies que vous voulez me montrer. Mes disciples vous conduiront à votre voiture. Repartez vers l'est, à soixante-dix kilomètres, vous arriverez à Lingbao ; c'est l'une de ces villes modernes qui ont poussé comme des mauvaises herbes ces dernières années, vous trouverez là-bas tout ce dont vous avez besoin.

La carriole nous ramena au 4 × 4. Deux heures après avoir quitté le moine, nous arrivions dans le centre-ville de Lingbao. Sur la grande avenue commerçante, les magasins d'électronique destinés autant aux Chinois qu'aux touristes se succédaient. Nous choisîmes l'un d'entre eux au hasard. Je confiai l'appareil photo jetable à l'employé du rayon qui nous intéressait et, un quart d'heure plus tard, ce dernier nous remettait contre cent yuans, un jeu des vingt-quatre photos prises sur le mont Hua, ainsi qu'une petite carte électronique sur laquelle elles avaient été digitalisées.

– Tu aurais pu en profiter pour faire développer celles que tu as prises pendant que je dormais ou que je vomissais sur le bord de la route... pour ton album.

– Figure-toi que je n'y ai pas pensé, lui répondis-je d'un ton aussi ironique.

Une drôle de machine attira mon attention. L'appareil était composé d'un écran, d'un clavier et pourvu de fentes de différentes tailles où l'on pouvait insérer le genre de carte que l'employé m'avait remise. En introduisant quelques pièces de monnaie, on pouvait envoyer ses photographies par Internet n'importe où dans le monde. Décidément, l'Asie regorge d'ingéniosité dans le domaine technologique.

J'invitai Keira à me suivre et, en quelques minutes, j'envoyai un courriel à mes deux amis, Erwan à Atacama et Martyn en Angleterre. Je demandai à chacun d'eux d'étudier ces images avec la plus grande attention et de bien vouloir me dire ce qu'elles leur inspiraient ainsi que leurs éventuelles conclusions. Keira n'avait pas de photos à envoyer à Jeanne, elle se contenta d'un petit mot, où elle prétendit se trouver dans la vallée de l'Omo, lui assurant que tout allait bien et qu'elle lui manquait.

Nous avons profité de ce passage en ville pour acheter quelques produits de première nécessité. Keira voulait absolument du shampoing ; nous avons passé près d'une heure à chercher la marque qui lui conviendrait, je lui fis remarquer qu'une heure, c'était peut-être un peu long juste pour du shampoing. Si elle ne m'avait pas tiré par le bras, rétorqua-t-elle, nous serions encore dans le magasin d'électronique !

Nous avions eu notre compte de riz, de bouillon et de galettes, et ni Keira ni moi n'avons pu résister devant la vitrine d'un fast-food où l'on servait de vrais hamburgers, avec frites et fromage fondant. Cinq cents calories l'unité, me dit-elle, en ajoutant aussitôt que c'étaient cinq cents calories de pur plaisir.

Après le déjeuner, nous sommes directement repartis au monastère. Cette fois notre moine n'était pas en séance de méditation et il semblait même guetter notre retour avec impatience.

– Alors ces photos ?, nous dit-il.

Je lui montrai les clichés et lui expliquai comment nous avions procédé pour faire apparaître la sphère céleste incrustée dans la pierre.

– C'est en effet une impressionnante découverte que vous venez de faire. Avez-vous pensé à remettre la pierre dans son état d'origine ?

– Oui, dit Keira, nous l'avons nettoyée avec des feuilles aussi trempées que nous par la rosée du matin.

– Sage décision. Comment êtes-vous arrivés jusqu'à ce lion ? demanda le moine.

– C'est une longue histoire, une histoire aussi longue que ce voyage.

– Quelle en sera la prochaine étape ?

– Là où se situe le morceau jumeau de celui-ci, dit Keira en montrant son pendentif au moine. Et nous pensons que la sphère céleste découverte sur le mont Hua devrait nous aider à le localiser. De quelle manière ? Nous l'ignorons encore, mais, avec un peu de temps, nous finirons peut-être par y voir plus clair.

– Quelle est la véritable fonction de ce très bel objet ? interrogea le moine en étudiant de près le pendentif de Keira.

– C'est un fragment d'une carte du ciel qui fut établie il y a bien plus longtemps que la sphère céleste que nous avons trouvée sous la patte du lion.

Le moine nous fixa tous les deux, droit dans les yeux.

– Suivez-moi, nous dit-il en nous entraînant à l'écart du monastère.

Il nous conduisit jusqu'au saule au pied duquel nous avions déjà discuté ensemble et nous demanda de nous asseoir. Acceptions-nous en échange de son hospitalité de lui raconter cette longue histoire qui le passionnait ? Nous nous sentions ses obligés, et avons accédé à sa demande de bonne grâce.

– Si je comprends bien, conclut-il, l'objet que vous portez autour du cou serait une carte du ciel tel qu'il apparaissait il y a quatre cents millions d'années ; ce qui, vous en conviendrez, paraît impossible. Vous me dites qu'il existerait d'autres fragments de cette carte aujourd'hui incomplète et qu'en les réunissant vous en prouveriez l'authenticité ?

– C'est exactement cela.

– Êtes-vous certains que c'est la seule chose que cela prouverait ? Avez-vous réfléchi aux implications de votre découverte, à toutes les vérités établies en ce monde qui seraient aussitôt remises en cause ?

J'avouai que nous n'avions pas eu beaucoup de temps pour en faire l'inventaire, mais si la réunification des fragments devait nous permettre d'en apprendre plus sur l'origine de l'humanité et, qui sait, peut-être même sur la naissance de l'Univers, alors cette découverte serait inestimable.

– En êtes-vous si sûrs ? nous demanda le moine.Vous êtes-vous demandé pourquoi la nature avait choisi d'effacer de nos mémoires tous les souvenirs de la première enfance ? Pourquoi nous ignorions tout de nos premiers instants sur Terre ?