– Adrian, ne me lâche pas !

J'avais beau tenter de la hisser de toutes mes forces, le vent l'entraînait. Elle s'accrochait à la paroi. Allongé sur le rebord, je tirai sur ses vêtements.

– Il faut que tu m'aides un peu, lui criai-je. Pousse avec tes pieds, bon sang !

La manœuvre était périlleuse. Pour avoir une chance de s'en sortir, il fallait qu'elle trouve le courage de lâcher une main et de s'accrocher à moi.

Si le dieu des mondes cachés existe, il avait entendu la prière de Keira. Le vent cessa.

Elle desserra les doigts de sa main droite, se balança dans le vide et réussit à s'agripper à moi. Cette fois, je pus la remonter sur la passerelle.

Il nous fallut une bonne heure pour retrouver un semblant de calme. La peur n'avait pas disparu, mais redescendre maintenant était aussi effrayant que de continuer à grimper. Keira se redressa lentement et m'aida à faire comme elle. En découvrant la falaise qui nous attendait, la peur revint, plus forte encore. Comment avais-je été assez stupide pour ne pas avoir dit oui à Keira tout à l'heure, quand elle m'avait proposé de faire demi-tour ? Fallait-il que je sois complètement inconscient pour nous avoir entraînés dans une aventure aussi folle ? Keira devait penser comme moi, elle leva la tête et évalua la distance qui nous séparait encore du sommet. Le temple qui devait se trouver en haut du pic était encore bien loin. Une échelle métallique grimpait à la verticale. Si les barreaux n'avaient été aussi glissants, si la vallée ne s'étendait pas à deux mille mètres sous nos pieds, ce n'aurait été qu'une simple échelle, composée tout de même de cinq cents barreaux. Notre salut se trouvait à cent cinquante mètres au-dessus de nos têtes. L'important était de garder son sang-froid. Keira me demanda si je pouvais maintenant lui réciter la liste des choses que j'aimais en elle.

– Ce serait vraiment le moment, me dit-elle. Je ne serais pas contre le fait de me changer les idées.

J'aurais voulu en être capable, la liste était assez longue pour la tenir en haleine jusqu'à ce que nous ayons rejoint ce maudit temple, mais regarder où mes mains s'accrochaient était la seule chose dont j'étais capable. Nous continuâmes d'escalader dans le plus grand silence.

Nous n'étions pas au bout de nos peines. Il nous restait une longue passerelle à franchir, elle ne devait guère faire plus d'un pied de large.

Il était presque 6 heures, le soir approchait et j'indiquai à Keira que si le monastère n'était pas en vue d'ici une demi-heure, nous devrions sérieusement commencer à chercher un abri pour la nuit. Ce que je venais de dire était absurde, nous longions une falaise et il n'y avait aucun abri, ni devant ni derrière.

Keira commençait à mieux apprivoiser son vertige. Ses gestes devenaient plus souples, elle gagnait en agilité. Peut-être réussissait-elle mieux que moi à faire taire sa peur.

Et puis enfin, derrière le versant que nous grimpions, apparut la longue crête qui s'étirait vers l'extrême pointe de la montagne. Un plateau surplombant la vallée d'où surgit, comme dans un rêve, un monastère au toit rouge.

Épuisée, Keira s'agenouilla sur la pente douce à l'ombre des grands pins. L'air était si pur qu'il nous brûlait la gorge.

Le temple était impressionnant. Sa base était taillée dans la roche, sa façade s'élevait sur deux étages et comptait six grandes fenêtres. Un escalier menait jusqu'à l'entrée. Au-devant d'une cour étroite était érigée une pagode dont l'avancée du toit versait aussi un peu d'ombre. Je repensai à la difficulté du chemin qui nous avait permis d'accéder jusque-là et me demandai par quel miracle, l'homme avait pu construire ici un tel édifice. Les bois qui ceinturaient les ouvertures avaient-ils été sculptés sur place avant d'être assemblés ?

– On y est arrivés, dit Keira les yeux pleins de larmes.

– Oui, nous y sommes arrivés.

– Regarde derrière-toi, me dit-elle.

Je me retournai et vit une sculpture en pierre, un étrange dragon coiffé d'une épaisse crinière.

– C'est un lion, dit-elle, un lion solitaire et, sous sa patte... ce globe !

Keira pleurait, je la pris dans mes bras.

– Mais de quoi parles-tu ?

Elle sortit une lettre de sa poche, la déplia et me lut : Le lion dort sur la pierre de la connaissance.

Nous nous sommes rapprochés de la statue. Keira s'était penchée pour mieux l'étudier. Elle examina la sphère sur laquelle le lion posait sa patte, comme un gardien fier.

– Tu vois quelque chose ?

– De fines rainures autour du globe, rien d'autre, mais je dois passer à côté de l'essentiel. La pierre est rongée par l'érosion.

Je regardai le soleil décliner à l'horizon, il était bien trop tard pour envisager de redescendre maintenant. Il nous faudrait passer la nuit ici. Le temple nous abriterait du froid ; mais il était ouvert au vent et je redoutais que nous gelions pendant la nuit. Laissant Keira penchée sur ce globe qui retenait toute son attention, je m'aventurai vers les pins qui se dressaient sur la crête. Je ramassai à leur pied toutes les branches mortes que je pouvais rapporter et quelques pommes qui exhalaient un parfum de résine. De retour dans la cour, je commençai à préparer un feu.

– Je suis trop fatiguée, me dit Keira en me rejoignant. Et puis j'ai froid, ajouta-t-elle en se frottant les mains devant les premières flammes. Et si tu me dis que tu as quelque à chose à manger, je t'épouse !

J'avais conservé précieusement des biscuits secs que le moine avait glissés dans ma poche avant que nous le quittions. J'attendis un peu avant de lui en offrir un.

Nous avions trouvé refuge dans une pièce mieux protégée du vent. Nous étions épuisés par notre périple et il ne nous fallut pas longtemps pour trouver le sommeil.

Le cri d'un aigle nous réveilla aux premières heures du jour. Nous étions frigorifiés. Mes poches étaient aussi vides que nos estomacs, la soif commençait à se faire sentir. La route serait aussi dangereuse au retour qu'à l'aller, même si cette fois la gravité jouerait en notre faveur. Keira aurait voulu soulever la patte du lion, lui confisquer ce globe pour pouvoir l'étudier à loisir. Mais le fauve, figé, le gardait comme un trésor.

Il ne restait plus grand-chose du feu de la veille, nous manquions de bois pour le raviver, pourtant l'accord des lieux était si parfait, que je me refusai de toucher à la moindre branche. Keira regarda les cendres. Elle se précipita et s'agenouilla pour écarter les braises encore incandescentes.

– Aide-moi à récupérer des morceaux de charbon de bois qui ne soient pas brûlants, il m'en faudrait deux ou trois.

Elle en attrapa un, gros comme un fusain, et retourna en courant vers le lion. Puis elle commença à noircir la pierre ronde que le lion défendait farouchement. Je la regardai, dubitatif. Le vandalisme n'était pas dans ses habitudes, c'était même plutôt le contraire ; quelle mouche l'avait piquée pour qu'elle aille maculer de la sorte cette pierre si ancienne ?

– Tu n'as jamais fait d'antisèches à l'école ? me dit-elle en me regardant.

Je n'allais quand même pas passer aux aveux le premier, ce serait un comble, compte tenu des circonstances de notre première rencontre.

– Dois-je comprendre par là que tu te confesses enfin ? demandai-je en reprenant mes airs de pion.

– Pas le moins du monde, je ne te parlais pas de moi.

– Je n'ai pas le souvenir d'avoir fraudé, non. Et quand bien même je l'aurais fait, si tu crois que je te le dirais, tu peux toujours rêver.

– Bon, un jour je t'échangerai cet aveu contre la fameuse liste des choses qui te plaisent en moi. Mais, pour l'instant, prends un morceau de charbon et viens m'aider à noircir cette pierre.

– À quoi joues-tu ?

Alors que Keira appliquait méticuleusement la suie sur la pierre, je vis soudain apparaître une série de traits. C'était comme ce jeu que nous faisions à l'école. Il fallait graver des lettres sur une feuille avec l'aiguille d'un compas, passer dessus la pointe d'un crayon gras pour voir se révéler les mots incrustés dans le papier.

– Regarde, me dit Keira, plus fébrile que jamais.

Sur ce fond noir, nous avons vu apparaître une série de chiffres entrecroisés de lignes et de points. Cette pierre si précieusement gardée par le lion était un genre de sphère armillaire, témoignant de l'incroyable savoir astronomique de ceux qui l'avaient réalisée, des siècles et des siècles avant notre ère.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda Keira.

– Une sorte de mappemonde, mais, au lieu de représenter la Terre, il s'agit de la sphère céleste, en d'autres mots, la représentation des deux ciels au-dessus de nos têtes, celui visible depuis l'hémisphère Nord et celui qui est visible depuis l'hémisphère Sud.

La découverte que venait de faire Keira était magnifique, il fallait que je lui en explique chaque détail.

– Autour de cette ligne médiane que tu vois, ce grand cercle est l'intersection du plan équatorial avec la sphère, on l'appelle l'équateur céleste, il partage la sphère en deux parties : nord et sud. On peut projeter n'importe quel point de la Terre sur la sphère céleste ; tous les astres peuvent y être représentés, y compris le Soleil.

Je lui montrai ici les deux cercles polaires, les tropiques, l'écliptique, le chemin parcouru par le Soleil, jalonné par les constellations zodiacales ; là, les colures des solstices et des équinoxes.

– Quand le Soleil croise le plan équatorial, c'est-à-dire au moment des équinoxes, la durée du jour est égale à la durée de la nuit. L'autre cercle que tu vois là est la projection de la trajectoire du Soleil sur la sphère. Ici, c'est Ursae minoris, l'étoile alpha, plus connue sous le nom d'étoile Polaire, elle est tellement proche du pôle nord céleste qu'elle semble immobile dans le ciel. Cet autre grand cercle est un méridien céleste.