Le moine se leva, il nous salua et nous pouvions deviner en le voyant s'éloigner qu'il riait toujours sur le chemin qui menait au monastère.

*

*     *

Nous avons dormi profondément. Keira me tira d'un rêve.

– Viens, me dit-elle, il est l'heure, j'entends les moines dans la cour, le jour ne va pas tarder à se lever.

À l'entrée de la pièce qui nous servait de chambre, on avait déposé de quoi nous restaurer. Un disciple nous guida vers la pièce d'eau, nous signifiant par quelques gestes de nous laver les mains et le visage avant de toucher à la nourriture qui nous était offerte. La toilette achevée, il nous proposa de nous asseoir et de profiter du repas, dans le recueillement.

Nous quittâmes l'enceinte de l'ermitage et avançâmes à travers champs, vers ce saule où nous avions rendez-vous. Le moine nous y attendait déjà.

– J'espère que votre nuit fut bonne.

– J'ai dormi comme un bébé, répondit Keira.

– Ainsi vous cherchez une pyramide blanche ? Que savez-vous sur elle ?

– D'après mes informations, dit Keira, elle culminerait à plus de trois cents mètres, ce qui en ferait la plus grande pyramide du monde.

– Elle est même bien plus haute que cela, dit le moine.

– Alors elle existe vraiment ? demanda Keira.

Le moine sourit.

– Oui, d'une certaine manière, elle existe.

– Où se trouve-t-elle ?

– Comme vous l'avez dit hier vous-même, elle est juste devant vous.

– Pardonnez-moi, mais je ne suis pas très douée pour les devinettes, alors si vous aviez un petit indice de plus, je vous en serais infiniment reconnaissante.

– Que voyez-vous à l'horizon ? demanda le moine.

– Des montagnes.

– C'est la chaîne des monts Qinling. Savez-vous comment se nomme la plus importante montagne, celle que nous voyons là, en face de nous ?

– Je l'ignore, répondit Keira.

– Hua Shan ; elle est belle, n'est-ce pas ? C'est l'une de nos cinq montagnes sacrées. Son histoire est riche d'enseignements. Il y a un peu plus de deux mille ans, un temple taoïste fut construit au pied du versant ouest. Ce temple était occupé par des sages, ils croyaient que le dieu des mondes cachés habitait les sommets. Kou Quianzhi, un moine du cinquième siècle, fonda l'ordre céleste du Nord, il jura y avoir fait une découverte majeure, une révélation, disait-il. Le mont Hua compte cinq pics, l'est, l'ouest, le nord, le sud et le pic du centre, mais comment décririez-vous sa forme générale ?

– Pointue, répondit Keira.

– Je vous invite à ouvrir vos yeux, regardez bien Hua Shan et réfléchissez encore.

– Elle est triangulaire, dis-je au moine.

– En effet, elle l'est. Et au début du mois de décembre, la plus haute cime se pare d'un magnifique manteau de neige. Dans le temps, ces neiges étaient éternelles, mais, de nos jours, elles fondent à la fin du printemps pour ne réapparaître qu'en hiver. Je regrette que vous ne puissiez rester plus longtemps pour découvrir le mont Hua en cette saison, le paysage qu'il nous offre est d'une beauté incomparable. Maintenant, une dernière question, quelle est la couleur de la neige ?

– Blanche..., murmura Keira qui commençait à comprendre ce que le moine tenait tellement à nous faire découvrir par nous-mêmes.

– Votre pyramide blanche se trouve devant vous, vous comprenez mieux pourquoi j'ai tant ri, en vous écoutant hier.

– Il faut absolument que nous nous y rendions ! dit Keira.

– Cette montagne est particulièrement dangereuse, reprit le moine. Il existe bien un chemin taillé dans la roche le long de chaque versant, c'est le chemin sacré. Il conduit au sommet le plus haut, non seulement du mont Hua mais aussi des cinq montagnes sacrées de Chine, on le nomme le pilier des Nuages.

– Vous avez dit pilier ? interrogea Keira.

– Oui, c'est ainsi que l'on appelait ce sommet dans les temps anciens. Êtes-vous vraiment certains de vouloir vous y rendre ? S'engager sur le chemin sacré est périlleux.

Il me suffisait de regarder Keira pour comprendre que, quels que soient les risques, nous grimperions vers les cimes du mont Hua. Elle était plus résolue que jamais. Le moine nous décrivit avec mille détails ce qui nous attendait. Quinze kilomètres d'escaliers taillés dans la montagne conduisaient à une première arête ; de là, des passerelles pitonnées à la paroi rocheuse permettaient le franchissement de précipices et le contournement des différents versants. Le chemin sacré permettait aux plus téméraires, aux plus déterminés, à ceux qui, portés par une foi inébranlable, l'empruntaient, d'atteindre le temple de Dieu construit à deux mille six cents mètres d'altitude, au sommet du pic nord.

– Le moindre faux pas, le moindre écart est fatal. Faites attention à la glace qui même en cette saison recouvre souvent les plus hautes marches en pierre. Veillez à ne pas glisser, rares sont les endroits où vous trouverez à quoi vous raccrocher. Si l'un de vous chutait, que l'autre ne s'aventure pas à tenter de le sauver, vous seriez deux à vous précipiter dans l'abîme.

Nous avions été prévenus, mais le moine ne chercha pas à nous décourager. Il nous invita à changer de vêtements, nous pouvions laisser nos affaires ici. La voiture ne craignait rien là où elle était restée, à l'orée du sous-bois. Au milieu de la matinée, nous avons embarqué à bord d'une charrette tractée par un âne. Le disciple qui en tenait les rênes nous conduisit jusqu'à la route. Il arrêta une camionnette qui passait par là, s'entretint avec le chauffeur et nous fit installer à l'arrière. Une heure plus tard, la camionnette s'arrêta à mi-hauteur du flanc de la montagne. Le conducteur désigna un passage au milieu d'une forêt de pins.

Nous nous sommes aventurés à travers bois. Keira vit au loin les marches dont nous avait parlé le moine. Les trois heures qui suivirent furent bien plus éprouvantes que je ne l'aurais pensé. Plus nous grimpions, plus les marches me semblaient hautes, et ce n'était pas qu'une impression, la pente se raidissait. Désormais ce n'était pas un escalier que nous gravissions mais plutôt une échelle de pierre qui montait presque à la verticale. Regarder vers le bas aurait été une pure folie, la seule façon de progresser était de fixer les cimes.

La première partie de l'ascension nous conduisit vers les Marches du Paradis. Le long d'une crête, elles avaient repris une assiette presque horizontale et je compris pourquoi on les avait baptisées ainsi : quiconque glissait ici, allait directement au paradis.

L'ascension reprit un peu plus loin.

– Je n'aurais jamais dû, dit Keira en s'accrochant à la paroi.

– Tu n'aurais jamais dû quoi ?

– T'entraîner ici. J'aurais mieux fait d'écouter ce moine, il nous avait pourtant prévenus que c'était dangereux.

– Je ne l'ai pas plus écouté que toi, à ce que je sache, et puis ce n'est pas le moment de discuter, souviens-toi de ce qu'il nous a dit, la moindre inattention est fatale, alors concentre-toi.

Nous abordions maintenant le plateau de Canglong. À cet endroit, quelques pins parasols parsemaient la montagne, ils disparurent alors que nous franchissions la passe de Jinsud.

– As-tu au moins une idée de ce que nous cherchons ? demandai-je à Keira.

– Pas la moindre mais je sais que je trouverai le moment venu.

Nos muscles étaient endoloris, je ne sentais plus mes jambes ; trois fois nous avions failli dévisser, trois fois nous avions retrouvé notre équilibre de justesse. Le soleil atteignait son zénith, au bout de la passe, deux voies s'offraient à nous. L'une menait vers le pic ouest, l'autre vers le nord. Des planches reposant sur des pitons fichés dans la paroi permettaient de poursuivre l'ascension. Comme nous l'avait dit le moine, rien d'autre que nos mains pour s'y accrocher.

– Le paysage est grandiose mais ne regarde pas en bas, supplia Keira.

– Je n'en avais pas l'intention.

À cet endroit de l'escalade, je sentis le danger plus présent que jamais. Le vent s'était levé, nous forçant à nous recroqueviller pour ne pas nous laisser entraîner dans le vide. Combien de temps devrions-nous rester ainsi ? Je n'en savais rien, mais si la météo devait se dégrader, nous n'aurions aucune chance de nous en sortir une fois la nuit tombée.

– Tu veux rebrousser chemin ? me demanda Keira.

– Non, pas maintenant, et puis je te connais, tu recommencerais demain et je ne referais pour rien au monde ce que nous venons de parcourir.

– Alors attendons que ça se calme.

Keira et moi étions blottis l'un contre l'autre. Une anfractuosité dans la roche nous offrait un abri précaire. Le vent soufflait en rafales ; au loin, nous pouvions voir les cimes des pins se courber chaque fois qu'une bourrasque venait frapper la montagne.

– Je suis sûre que cette saleté de vent va finir par se calmer, me dit Keira.

Je ne pouvais pas imaginer que nous finirions ici, qu'un quotidien, à Londres comme à Paris, relaterait en quelques lignes la mort de deux touristes imprudents partis en randonnée sur le mont Hua. J'entendais encore la voix de Walter quand il me disait à quel point j'étais maladroit et je ne lui en aurais pas voulu s'il avait réitéré cette critique à cet instant précis. Keira avait des crampes dans les jambes, et la douleur devenait insupportable.

– Je n'en peux plus, il faut que je me relève, dit-elle, et le temps que je réalise ce qui était en train de se passer, son pied glissa. Elle poussa un cri bref et dévissa vers l'abîme. J'ai bondi, je ne sais toujours pas aujourd'hui par quel miracle je n'ai pas perdu l'équilibre. Je l'ai saisie par le col de sa veste, et ai rattrapé son bras de justesse. Elle se balançait dans le vide ; le vent redoublait, nous giflant violemment. Je l'entends encore hurler.