– Vous retournez à votre bureau ?

– En effet, monsieur.

– Envoyez un message à Pékin de ma part. Remerciez-le et dites-lui que le silence est toujours de rigueur. Il comprendra. Enfin, activez les protocoles d'un départ imminent pour la Chine, si je juge que cela devient nécessaire, je préfère que nous soyons prêts.

– Dois-je annuler vos engagements de la semaine ?

– Surtout pas !

Le jeune homme salua Sir Ashton et s'éloigna dans l'allée.

Sir Ashton appela son majordome et lui demanda de préparer une valise. Qu'elle contienne les effets dont il aurait besoin pour un voyage de deux ou trois jours.

*

*     *


Province de Shaanxi

On frappait au carreau, je sursautai en découvrant dans la nuit le visage d'un vieil homme avec un baluchon sur l'épaule, et qui me souriait. Je baissai ma vitre, l'homme posa sa joue sur ses deux mains jointes et me fit comprendre qu'il voulait que je le laisse monter à bord de notre voiture. Il faisait froid, ce marcheur grelottait, je repensai à cet Éthiopien qui m'avait recueilli un jour. J'ouvris la portière, poussai nos sacs sur le plancher. L'homme me remercia et s'installa sur la banquette arrière. Il ouvrit son baluchon et me proposa de partager les quelques biscuits qui constituaient son dîner. J'en pris un, parce que cela semblait vraiment lui faire plaisir. Nous ne pouvions échanger aucun mot, mais nos regards suffisaient. Il m'en offrit un autre pour Keira. Elle dormait profondément, je le posai sur le tableau de bord devant elle. L'homme semblait heureux. Après avoir partagé ce maigre repas, il s'allongea, ferma les yeux, je fis de même.

La pâleur du jour me réveilla le premier. Keira s'étira et je lui fis signe de ne pas faire de bruit, nous avions un invité qui se reposait sur la banquette arrière.

– Qui est-ce ? chuchota-telle.

– Je n'en ai pas la moindre idée. Un mendiant probablement, il marchait seul sur ce chemin, la nuit était glaciale.

– Tu as bien fait de lui donner la chambre d'amis. Où sommes-nous ?

– Au milieu de nulle part, et à cent cinquante kilomètres de Xi'an.

– J'ai faim, me dit Keira.

Je lui désignai le biscuit. Elle le prit, le renifla, hésita un instant et l'avala d'une seule bouchée.

– J'ai toujours très faim, dit-elle, j'ai envie d'une douche et d'un vrai petit déjeuner.

– Il est encore tôt, mais nous trouverons bien un endroit sur la route où manger quelque chose.

L'homme s'éveilla. Il remit un peu d'ordre dans sa tenue et salua Keira en joignant ses deux mains. Elle le salua de la même façon.

– Idiot, c'est un moine bouddhiste, me dit-elle. Il doit faire un pèlerinage.

Keira s'efforça de communiquer avec notre passager, ils échangèrent une multitude de signes. Keira se retourna vers moi, satisfaite, mais je ne savais pas de quoi.

– Démarre, nous allons le déposer.

– Tu veux me dire qu'il t'a donné l'adresse de l'endroit où il va et que tu as compris tout de suite ?

– Monte ce chemin et fais-moi confiance.

Le 4 × 4 penchait dans tous les sens, nous grimpions vers la cime d'une colline. La campagne était belle, Keira semblait guetter quelque chose. Au sommet du col, le chemin bifurquait, redescendant vers un sous-bois de pins et de mélèzes. À la sortie du bois le chemin s'effaçait. L'homme assis derrière moi me fit signe de m'arrêter et de couper le moteur. Nous devions maintenant marcher. Au bout d'une sente, nous découvrîmes un ruisseau, l'homme nous le fit longer pour aller traverser un gué à une centaine de mètres plus loin. Nous grimpâmes le flanc d'une nouvelle colline et soudain apparut devant nous le toit d'un monastère.

Six moines vinrent à notre rencontre. Ils s'inclinèrent devant notre guide et nous prièrent de les suivre.

On nous conduisit dans une grande salle aux murs blancs, dépourvue de tout mobilier. Seuls quelques tapis recouvraient le sol en terre. On nous apporta du thé, du riz et des mantous – des petits pains de farine de blé.

Après nous avoir déposé ces mets, les moines s'étaient retirés, nous laissant seuls, Keira et moi.

– Tu peux me dire ce que nous faisons ici ? demandai-je.

– On voulait un petit déjeuner, non ?

– Je pensais à un restaurant, pas un monastère, chuchotai-je.

Notre guide entra dans la pièce, il avait abandonné ses guenilles et portait maintenant une longue toge rouge ceinturée d'une écharpe en soie finement brodée. Les six moines qui nous avaient accueillis le suivaient, ils s'assirent en tailleur derrière lui.

– Merci de m'avoir raccompagné, nous dit-il en s'inclinant.

– Vous ne nous aviez pas dit que vous parliez un français aussi parfait, s'étonna Keira.

– Je n'ai pas le souvenir d'avoir dit quoi que ce soit la nuit dernière, pas plus que ce matin. J'ai fait le tour du monde et étudié votre langue, dit-il à Keira. Que cherchez-vous par ici ? demanda l'homme.

– Nous sommes des touristes, nous visitons la région, répondis-je.

– Vraiment ? Il faut dire que la province de Shaanxi regorge de merveilles à découvrir. Il y a plus de mille temples dans cette région. La saison est favorable au tourisme. Les hivers sont particulièrement durs ici. La neige est belle mais elle rend tout plus difficile. Vous êtes les bienvenus. Une salle d'eau est à votre disposition, vous pourrez y faire une toilette. Mes disciples vous ont installé des nattes dans la pièce voisine, reposez-vous et profitez de cette journée. Nous vous servirons un repas à midi ; quant à moi, je vous retrouverai plus tard. Je dois vous laisser, il me faut rendre compte de mon voyage et méditer.

L'homme se retira. Les six moines se levèrent et sortirent avec lui.

– Tu crois que c'est leur chef ? demandai-je à Keira.

– Je ne pense pas que ce soit le bon terme, la hiérarchie est plus spirituelle que formelle chez les bouddhistes.

– Il avait l'air d'un simple mendiant sur la route.

– Être démuni, c'est le propre de ces moines, ne rien posséder d'autre que la pensée.

Après nous être rafraîchis, nous sommes allés marcher dans la campagne alentour. Au pied d'un saule, nous nous sommes tous deux laissé gagner par la douceur qui régnait en ces lieux, hors du temps, loin de la civilisation.

La journée passa. Quand vint la nuit, je montrai à Keira les étoiles qui apparaissaient dans le ciel. Notre moine nous rejoignit et vint s'asseoir près de nous.

– Ainsi vous êtes féru d'astronomie, me dit-il.

– Comment le savez-vous ?

– Simple question d'observation. Au crépuscule, les hommes regardent d'ordinaire le soleil se coucher derrière la ligne de l'horizon, vous consultiez le ciel. C'est une discipline qui me passionne, moi aussi. Difficile de faire chemin vers la sagesse sans penser à la grandeur de l'Univers et s'interroger sur l'infini.

– Je ne suis pas ce que l'on peut appeler quelqu'un de sage, mais je me pose ces questions depuis mon enfance.

– Enfant, vous n'étiez que sagesse, dit le moine, même adulte, c'est toujours la voix de l'enfant qui vous guide, je suis heureux que vous l'entendiez encore.

– Où sommes-nous ? demanda Keira.

– Dans un ermitage, un lieu privé et qui vous protège.

– Nous n'étions pas en danger, répondit Keira.

– Ce n'est pas ce que j'ai dit, répliqua le moine, mais dans le cas contraire, vous seriez ici en sécurité, à condition toutefois de respecter nos règles.

– Lesquelles ?

– Nous n'en avons que quelques-unes, je vous rassure : entre autres se lever avant le lever du jour, travailler la terre pour mériter la nourriture qu'elle nous offre, n'attenter à aucune forme de vie, humaine ou animale, mais je suis certain que vous n'aviez pas de pareilles intentions, ah, et j'allais oublier, ne pas mentir.

Le moine se tourna vers Keira.

– Ainsi votre compagnon est astronome et vous, comment occupez-vous votre vie ?

– Je suis archéologue.

– Une archéologue et un astronome, jolie rencontre.

Je regardais Keira, les paroles du moine semblaient entièrement l'absorber.

– Et ce voyage touristique que vous effectuez, vous a-t-il permis de découvrir de nouvelles choses ?

– Nous ne sommes pas des touristes, avoua Keira.

Je lui lançai un regard désapprobateur.

– On a dit, pas de mensonge ici ! dit-elle avant de poursuivre. Nous sommes plutôt...

– Des explorateurs ? questionna le moine.

– En quelque sorte, oui.

– Que cherchez-vous ?

– Une pyramide blanche.

Le moine éclata de rire.

– Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? interrogea Keira.

– L'avez-vous trouvée votre pyramide blanche ? s'enquit le moine, les yeux toujours illuminés de cette humeur joyeuse qui le gagnait.

– Non, nous devons aller jusqu'à Xi'an, nous pensons qu'elle se trouve devant nous, sur notre route.

Le moine rit de plus belle.

– Mais enfin qu'est-ce que j'ai dit de drôle ?

– Je doute que vous trouviez cette pyramide à Xi'an, mais vous n'avez pas tout à fait tort, elle se trouve néanmoins sur votre route, devant vous, ajouta le moine plus hilare encore.

– Je crois qu'il se moque de nous, me dit Keira qui commençait à s'agacer de cette situation.

– Pas le moins du monde, je vous le promets, lui dit le moine.

– Alors expliquez-moi pourquoi vous riez dès que j'ouvre la bouche.

– Je vous en prie, ne dites pas à mes disciples que je me suis tant amusé en votre compagnie, pour le reste je vous jure de tout vous expliquer demain. Il est temps de me retirer pour aller méditer. Je vous retrouverai à l'aube. Ne soyez pas en retard.